La parution aux éditions P.O.L. de La Maison Cinéma et le monde, accompagné d’un numéro spécial Serge Daney de la revue qu’il fonda : Trafic, viennent nous donner des nouvelles rétrospectives du ciné-fils, mais aussi du critique des images du monde, de l’Histoire. Il est désormais possible de mesurer plus encore l’importance de sa « cinécriture ». Au coeur de ce montage, l’expérience, la critique et le deuil que libère la puissance des images et des mots.
Lire l’article de Yan Ciret, publié dans la revue Artpress, numéro 269, juin 2001 : Serge Daney, une expérience critique du deuil
© photo Serge Daney au Japon en 1981 (PH. F. Huguier/Vu)
Il y a une hagiographie Serge Daney. Une forme d’imitation de la vie des saints qui a fait de lui la conscience malheureuse, le martyr extralucide, de toute une partie de la critique cinématographique et au-delà. La publication en volume de la Maison cinéma et le monde, sous-titré le temps des Cahiers 1962-1981, apporte une pierre de plus à cet édifice de mausolée pour nombre de ses commentateurs transis. Lui, pourtant si vivant, se méfiant de toutes les postures «nobles», trop amoureux de l’altérité, du voyage et de son trouble, ne se serait sans doute que très peu reconnu dans ces exercices d’adulation. De son vivant, il avait vu venir cette sanctification, cette licence oraculaire forcément vertueuse qui lui était généreusement accordée, pour ne pas la rejeter d’une fin de non-recevoir. Il en parlait librement, en stoïcien, avec ce sourire ironique qui décline tout phénomène sentimental d’identification. Trop conscient des désirs d’élimination, de vampirisme, qui se dissimulent derrière le discours de l’épigone. Son scénario était tout autre, il passait sans discontinuer de son fameux «itinéraire d’un ciné-fils», à une pratique horizontale, moins filiale, moins pieuse dans sa religion de la transmission languienne. C’est sans doute cette dernière piste qui nous dégage de tout le pathos œdipien dans lequel on aurait voulu l’enfermer. Là, a été la formidable découverte de ce faux-vrai journal qu’est l’Exercice a été profitable, monsieur. On y lisait clairement qu’il avait plus besoin d’alter ego que d’une secte journalistique dont il aurait été le garant symbolique, l’arbre tarkovskien qui cache une forêt de renoncements et d’abdications. Si Serge Daney a toujours eu un discours double, il n’a jamais eu un double langage. Ceux qui l’ont connu le savent, Serge Daney, en grand amoureux de la pratique tennistique, cherchait des renvoyeurs, pas des ramasseurs de balle. La fin de sa vie aurait pu laisser penser qu’il était rentré dans une esthétique de la fin des images, de la mort du cinéma, une sorte de fin des fins dont il serait l’incarnation bien vivante par la pensée, mais mortifère quant au message. On pense immédiatement au cinéaste contemporain qui a sûrement le plus compté pour lui, c’est-à-dire Jean-Luc Godard. Si l’on schématise, par imprécision (le summum de la vulgarité pour Daney) ou généralisation, on pourrait assimiler la poétique crépusculaire des Histoire(s) du cinéma, à la mélancolie finale de l’auteur de la Rampe et du Ciné-journal. Pourtant, rien de plus opposé dans les termes du contrat passé avec l’autre, l’interlocuteur ou le spectateur. Il suffit de voir son corps-résistant dans l’image, d’entendre sa parole contredire le cours convulsif de l’opus à épisodes godardien, pour bien comprendre que l’usage du deuil était pour lui un formidable détonateur d’actualisation, de «persévérance», par-delà même sa propre histoire, sa mort personnelle.
Une pensée du hors champ
Le problème pour Daney n’était pas un hypothétique coma dépassé de ce régime d’images hérité du 19e siècle (le post-cinéma amniotique de Besson par exemple), mais plutôt le montage qui allait s’opérer entre l’Histoire, le monde, le politique et cette part sidérante d’inhumanité, de butée opaque, qui est en tout être. Il aurait été plus que précieux de connaître sa position sur le révisionnisme qui paraît vou- loir balayer la déflagration de Mai 68. Si Jean Louis Schefer a raison de voir en lui le «seul moraliste du cinéma», Serge Daney avait en horreur de moraliser, comme il avait horreur des renégats, ceux qui, comme il me l’avait dit un jour, «ont rejoint le camp qu’ils n’auraient jamais dû quitter», parlant de tous les ralliés au système de l’ordre, de la force des choses, à l’hypocrisie réactionnaire. Il y aurait là beaucoup à dire. C’est l’un des intérêts constants de la Maison cinéma et le monde de nous redonner ce parcours historique qui l’a vu d’emblée dans toute la possession de ses moyens critiques ; dès son article sur Rio Bravo de Hawks, publié en 1962 dans Visages du cinéma, revue fondée avec son ami Louis Scorecki. Film fétiche de toute une vie, mais aucunement œuvre fétichisée, Rio Bravo contient déjà toutes les thématiques que Daney allait développer ultérieurement. Cette apogée du classicisme qu’il perçoit, va de pair avec le déclin de ce même cinéma. Rio Bravo est d’emblée le cristal étalon de ce mouvement qu’il recherchera toute sa vie : la simultanéité du passé (de tous les passés) en assomption dans ce présent pur qui le conduira vers l’écriture quotidienne pour Libération.
On lit dans cette expérience critique, ce qui fait peut-être son obsession primordiale, sa charnière d’écriture comme sa pulsion scopique première, la communication simultanée de temps, d’âges différents, et ce qui se joue dans la confrontation de l’origine et de la fin, du jeune et du vieux, du marginal et du socialisé, du proche et du lointain, du pauvre et de l’aristocrate, de la tradition et de la modernité (on reconnaît là l’enjeu de Trafic) ; on ajouterait après lecture de Persévérance, du voyageur et de l’indigène. Toute la circulation érotique des textes de Serge Daney tourne, vrille, accède de différentes manières à ce point culminant duel, ambivalent et réversible comme le sont les rapports de John Mohune avec son guide, initiateur plus que mentor, dans Moonfleet. Le montage obligé, comme il le nomme, en référence paradoxale au montage interdit de Bazin, commence là, de manière physique, quasi chimique. Vraie expérience d’altérité en forme d’altération, qu’il faut vérifier à chaque fois, parce qu’elle n’est jamais acquise une fois pour toute, parce qu’elle se fraye un chemin à travers le désir avant tout. Ce sera cette ligne de sorcière nomade, très précisément, qui fera le fond de la préface de Gilles Deleuze au Ciné-Journal. On la retrouve intacte dans la Maison Cinéma et le monde, malgré le structuralisme, le mao-marxisme révolutionnaire ostentatoire, des années «dures» des Cahiers. Quelque chose fissure la doxa gauchiste obligée : Serge Daney écrit, durant ces années plombées, une autobiographie permanente qui ne s’alignera sur aucun mot d’ordre, tout en respectant les règles du jeu. Jamais, en bon lacanien, il n’aura cédé sur son désir, fût-il au service de la révolution prolétarienne. D’une certaine manière, le cinéma est plus grand que la société, qui, elle-même, est plus petite que le monde ; Staline n’est qu’un personnage d’Eisenstein, Hitler une marionnette pour Syberberg. C’est l’honneur (on pourrait dire la gloire) du ciné-monde d’avoir toujours le dernier mot sur le pire. Ce destin du cinéma, Serge Daney va de plus en plus l’incarner, en rendre compte en son nom propre, d’une manière toute hawksienne, c’est-à-dire reposant sur un code de l’honneur, pour ne pas dire sur un héroïsme sans illusion quant à son efficacité sociale. On a eu lourdement tendance à rendre abstraite, théorique, la pensée de Daney, alors qu’avec son sens du mouvement, du passing-shot, il insiste à contre-pied sur le concept de «bio-cinéphilie», qu’il se construit, presque organiquement, sur mesure.
On en connaît aujourd’hui la scène primitive, elle aussi fait partie intégrante du roman familial, répété désormais un peu partout, comme s’il ouvrait une explication unique à toute la trajectoire d’une vie. Peu avant sa disparition, Serge Daney retrouve la trace de ce père disparu, probablement dans un camp d’extermination. Dialoguiste de cinéma à Vienne, il est d’origine juive. On est jusque-là dans le sillage des romans de Modiano, et de manière moins tragique dans la quête filiale de François Truffaut, mais l’écrivain-critique va opérer une transmutation éthique et esthétique de ce manque paternel. Du déficit d’histoire privée, il va faire, selon sa formule, une «morale de la perception», s’étendant à toutes les manipulations d’images. D’abord en s’appuyant sur un texte fondateur : celui de Rivette à propos du travelling de Kapo, de Pontecorvo. Le recadrage obscène d’une prisonnière accrochée aux barbelés d’un läger, va déclencher une onde de choc que l’on retrouvera encore dans le premier numéro de Trafic. Aucune image n’est innocente, il y a une politique du montage, le hors-champ compte autant que le plan, les auteurs modernes (Rossellini, Ford, Mizoguchi, Godard, Bresson) sont ceux qui ont trouvé la juste distance entre les trois. C’est ce legs, pur Cahiers du cinéma période jaune, que Daney va associer à une conscience politique de l’Histoire extrêmement aiguisée. On peut dire qu’il identifie très rapidement ces deux instances l’une à l’autre. Dans la Maison cinéma et le monde, chaque article est infiltré par l’analyse des états de la société, de ses amnésies, ses refoulements (que le cinéma français confond avec l’invisible, nous dit-il pertinemment). La part manquante de l’Histoire, que le volume fait apparaître de manière répétée, à un nom : Vichy et sa collaboration. A plusieurs reprises, Daney revient sur le sujet. A propos d’une émission sur le maréchal Pétain, mais surtout dans un article magistral sur le travail en situation de la critique. Prenant en ligne de mire Lacombe Lucien, le film de Louis Malle, il relève en quoi c’est tout le cinéma français de qualité moyenne qui ressort de l’idéologie de la France vichyste. De manière prémonitoire, il anticipe ce qui va accélérer son départ de Libération, bien des années plus tard. Le lâchage du journal à propos de «l’affaire Uranus», le droit de réponse qu’exigea Claude Berri par voie judiciaire, va renvoyer Daney à l’un des ciné-fils de sa pensée : pourquoi des images manquent ? Il racontera son espoir d’entrevoir l’image paternelle, d’entendre sa voix dans un doublage, comme si le corps du père pouvait se reconstituer dans un film d’avant la disparition, la solution finale. Ce corps constituant à la fois l’écran (le souvenir-écran) et le fantôme venant s’y inscrire. On connaît la prépondérance de l’idée «fantômale» pour Serge Daney. Ce nœud d’imago et d’affects indissociables est fondamental pour comprendre la volonté de savoir (courageusement et à tout prix) du critique. En dépendait son intime conviction sur ses origines, sa filiation. Il ne s’agissait donc pas de tuer le père, mais bien de le faire revivre par les «fantômes du permanent». La transmission devient alors le point de passage par lequel transite toute possibilité de cinéma, elle est même la condition sine qua non pour qu’il advienne. On voit bien à quel point chaque film réactualise une expérience de deuil qui est aussi celle d’une projection, dans tous les sens du terme. L’expérience critique du deuil atteste le passage du témoin, la possibilité même d’une dialectique (et donc purement et simplement de la critique elle-même), c’est son «donnez•nous du deuil» face au «think positive». Rien, là, de nostalgique, au contraire, un sens du déclin comme ouverture de possibles, dégagements d’espaces et d’énergies nouvelles. La suite rageuse de ce scénario embraye sur une grande partie de ses prises de position, lorsqu’il déclare notamment que «les médias, c’est l’occupation», que la France ne se sent libre qu’occupée, ou sa virulence contre l’image-marchandise, le publicitaire «esclave surpayé» ; beaucoup du rapport éthico-esthétique de Daney s’appuie sur ce trauma de l’image qu’il faut refaire, puisqu’elle n’a pas été faite en temps réel ou, pire, falsifiée. D’où sa rhétorique de la résistance qui avance comme une basse continue dans ce qui, recueil après recueil, constitue maintenant l’une des œuvres majeures non seulement sur le cinéma, mais sur l’Histoire en train de se faire. La maison cinéma et le monde s’arrête avec l’arrivée à Libération et le départ des Cahiers, moment qui va voir Daney étendre sa surface de jeu critique transversalement, continuant son montage politique de l’Histoire, à travers les films, hors d’eux (la télévision du Salaire du zappeur). En 1981, il n’est pas encore (officieusement) ce critique que Godard relie à la grande généalogie qui va de Diderot à Malraux, en passant par Baudelaire, Elie Faure, ajoutons-y le cinéaste lui-même. On n’a pas encore transformé Daney en icône du dernier critique, comme il y a un dernier homme pour Blanchot. Aujourd’hui, il est encore celui qui va venir (plusieurs tomes sont prévus chez P.O.L.). Plus qu’une référence, un modèle, il est un anti-œdipe qui nous oblige à voir non pas les images qu’il a vues, accompagnées, mais celles que l’on verra, celles qui nous regarderons et nous aurons vu venir.
(1) Cf. la chonique cinéma d’Hervé Gauville, «La maison Daney», n°268, mai 2001.
Yan Ciret