Entretien avec Wim Wenders, cinéaste, photographe.
Voyageur anonyme dans la mise en scène politique du monde et photographe de l’espace du dedans, mis dehors, le cinéaste d’Alice dans les villes et L’Ami américain trace à la frontière de l’autoportrait, du documentaire et de la mythologie, un état moral des images. Au fil du temps.
Shoot pictures
Yan Ciret : On a souvent l’impression, quand on voit vos photos, que ce sont des photos de tournage, avez-vous l’impression qu’il y a une mise en scène, je dirais, une mise en scène politique du monde, qui préexiste. Et que vous n’intervenez que pour saisir cette mise en scène ?
Wim Wenders : Évidemment, on voit toujours, ce que l’on a voulu voir du monde. Mais ce sont les photos qui nous trouvent d’abord. Et comme je l’ai écrit dans la préface du livre (Une fois, images et histoires. Ed. L’Arche) chaque photo contient aussi le contrechamp de celui qui a été là, qui a photographié ; quelque chose reste à l’intérieur de l’image qui vient de sa vie. Ce contrechamp s’exprime dans la photo, par le fait que l’on voit apparaître dans toutes ces images, le portrait du metteur en scène Wim Wenders, comme un autoportrait photographique. Je peux me voir, très clairement, à l’intérieur de ces photos. Parce que je crois que, n’importe qui d’autre, aurait fait la photo deux secondes plus tard – il suffit de rien – ou n’aurait tout simplement pas regardé cette scène. Faire ces photographies, cela me permet aussi d’exorciser toutes les histoires que je ne peux pas incorporer dans mes films.
Y. C. : Certaines photos ont l’air de s’être faites toutes seules, comme si vous poursuiviez, dans l’acte de photographier, une recherche comme d’anonymat de distance, et en même temps une proximité très profonde, il y a un double jeu, une sorte de paradoxe. Finalement, ce qui vous intéresse c’est l’enjeu du moment, quelque chose d’unique, d’absolument impossible à dupliquer, impossible à reproduire, presque même impossible à enregistrer.
W.W. : Je trouve unique ce bonheur que le photographe a de disparaître, dans le moment de la photographie. Et d’annuler quelque chose de lui-même dans ce qu’il regarde. De disparaître, dans un objet ou dans le monde qu’il adore. Il s’agit d’un bonheur qu’on ignore dans le cinéma. À chaque plan, on est celui qui raconte, qui doit tenir le fil du récit pour continuer de tourner. Ce plaisir de disparaître m’est interdit quand je fais un film. Je crois aussi, que je ne suis pas réellement un photographe, mais un metteur en scène qui se permet ce grand plaisir ou ce luxe de faire des photos. Les photographes que j’ai connus, comme Robert Frank, pratiquent un travail de la photographie, qui les transforme en tant que personne, et cela change leur caractère. Ce sont tous des gens extrêmement généreux. Plus généreux que nous les gens de cinéma. Nous, nous n’avons pas le droit de l’être.
Y. C. : On a le sentiment que la chronologie qui lie ces images s’apparente à une mythologie crépusculaire. On y voit les ruines d’Hollywood, les ruines de l’empire communiste, des déserts que bientôt on ne verra plus, et quand vous photographiez des cinéastes que ce soit Godard, Kurosawa, ou des gens de théâtre comme Heiner Müller ou Peter Handke, on pense aussi à des animaux en voie de disparition, comme si vous aviez photographié des dinosaures.
W.W. : Je crois que la photographie a une tendance à s’accrocher beaucoup mieux sur chaque surface, sur chaque visage, chaque paysage, en train de s’abîmer, sur tout ce qui s’est usé. La photographie n’aime pas ce qui est nouveau. La pellicule est beaucoup plus sensible aux reflets superficiels qui montrent quelque chose qui a vécu. Pour ce qui est des dinosaures, vous avez raison, il y a même des photos de dinosaures d’ailleurs dans le livre. Elles sont juste à côté de celles de Mickael Powell, qui était vraiment, lui, un dinosaure. La photo sait parler du temps, c’est-à-dire la photo sait raconter le temps qui est dans ce visage ou dans ce paysage. La photo sait parfaitement narrer le passé. S’il n’y a pas ce passé, la photo a beaucoup moins à dire. Il y a quelques photos dans le livre sur Houston, qui est une ville étonnante, parce qu’elle est complètement nouvelle. J’ai essayé de photographier downtown, j’ai pris plein de photos, et finalement, les seuls angles que j’ai pu accepter venaient de la périphérie, quand il y avait quelques traces de ce qui était là avant. En pleine ville, où tout était refait, cela devenait extrêmement difficile.
Y. C. : N’avez-vous pas été attiré par la photographie à cause de la rapidité avec laquelle on peut enregistrer définitivement du présent?
W.W. : j’ai commencé par prendre des photos que j’ai tout de suite développées, que j’avais hâte de voir. À un moment donné, je n’ai même fait que des Polaroïds, justement à cause de ça. Aujourd’hui, faire des photos est devenu quelque chose de tellement apaisant et je n’ai plus, du tout, la nécessité de voir le résultat. Je ne fais même pas de tirage. Je ne fais que des planches contact. La photo n’a d’intérêt pour moi qu’au moment où je la prends, Quelquefois, cela me gêne même de regarder l’image quelques semaines plus tard, parce que je me souviens de l’instant où elle a été faite. Il se passe la même chose avec la vidéo. On ne la regarde jamais. Je connais très peu de gens qui visionnent ce qu’ils ont tourné.
Y. C. : Dans Les Ailes du désir on voit un personnage feuilleter, dans une bibliothèque, un livre de Sander sur l’Allemagne. Je voudrais savoir jusqu’à quel point la photo avait influencé votre cinéma et comment le cinéma a changé votre regard de photographe.
W. W : Regarder les grands photographes et la photographie, c’est aussi une école. Une école des yeux. En ayant vu les photos de Walker Evans ou d’August Sander ou d’autres photographes, cela a changé ma propre façon de voir. Les photographes ne montrent pas seulement des photos, ils vous font faire un véritable apprentissage. Walker Evans fut l’un de mes professeurs, pour tout mon cinéma, le mot professeur me semble bizarre, parce qu’il a été vraiment un maître. Toutes les personnes qui travaillent dans le cinéma, qui racontent des histoires, savent qu’une photographie juste, prise au moment où il le fallait, déclenche un scénario. Il y a des romans, que j’ai lus, parce que les ayant ouverts, j’ai lu la première ligne. Et là je savais que je devais continuer de lire. Il y a aussi des romans dont j’ai lu la première ligne et que j’ai refermés. Je crois que les photos sont un peu comme cela. Quelquefois, comme la première ligne d’une histoire. Il y a beaucoup de films que j’ai faits et qui ont commencé avec une première image, qui a déclenché une histoire. Il y a des peintres aussi qui savent peindre sans connaître le moment suivant, celui qui n’a pas encore été peint.
Y. C. : Est-ce qu’il y a des photos que, pour une raison ou une autre, vous n’avez pas mises dans ce livre ? Et comment se fait pour vous le choix de la couleur ou du noir et blanc ?
W.W. : Mes photos préférées ne sont pas à l’intérieur. Parce que justement, ces photographies-là vivaient depuis trop longtemps toutes seules. Il y en a quelques-unes qui sont là dans le livre, mais il y en a d’autres qui voulaient rester « indépendantes », sans histoires pour les raconter. J’ai pris beaucoup de photos en noir et blanc, mais, aujourd’hui, je m’en suis éloigné. Il y a quelque temps, j’ai essayé d’en faire une série, pendant une semaine. Et j’ai constaté que je n’en étais plus capable.
De la vie des images
Y. C. : Votre mouvement de photographe ressemble à l’inverse de ce que disait Barthes sur la photographie, comme embaumement ou comme signe de mort. Il y a une sorte de sauvetage des gens, des personnages, des territoires, en disant : cette photo, je l’installe dans le pur présent et elle continuera de vivre.
W.W. : Je trouve que pouvoir arriver à cela, avec une image, me paraît la raison la plus légitime de sortir son appareil. C’est une réduction que de dire : la photo montre la mort au travail. Non. Elle montre la vie au travail. La nostalgie est une attitude très peu créative, et qui m’ennuie. Dès que je perçois cette attitude, je perds vite tout intérêt. Je trouve que la nostalgie n’est pas une énergie intéressante, c’est contre-productif. En même temps, on peut aimer quelque chose qui est en train de se perdre. Mais justement, cela ne doit pas être nostalgique, c’est-à-dire, il faut montrer cette disparition comme un ton, même si cette chose que l’on adore est en train de mourir ; la montrer dans toute sa beauté, avec tout son passé, mais au présent, sans devenir plaintif.
Y. C. : Dans vos films, il y a une fascination pour la vidéo, sa capacité de dévoration, de captation du réel, sa froideur d’enregistrement, voyez-vous une analogie avec votre manière de photographier ?
W.W. : C’est quelque chose de très différent. Je me rappelle qu’un jour, c’était sur un repérage, je prenais des photos et j’avais aussi emmené ma caméra vidéo. J’ai voulu faire la même chose, prendre en même temps des photos et enregistrer avec la vidéo. Brusquement, je me suis senti vraiment malade. Comme si j’avais attrapé un virus. Je me suis rendu compte, qu’avoir ces deux occupations en même temps était nocif, et qu’on ne pouvait pas faire l’un et l’autre. La vidéo et l’acte de photographier sont des langages opposés. Ce sont des façons différentes de vivre avec le temps. Faire des photos, c’est être prêt à déclencher, quand on a une vision, lorsqu’on est ouvert. C’est une autre façon d’avoir accès au temps dans lequel on vit. En tournant avec une vidéo, on n’offre aucune résistance au temps, on glisse dans le temps, on en a une autre perception, c’est-à-dire qu’on voit autre chose, là aussi, on disparaît, mais d’une autre manière.
Des histoires à la fin des icônes
Y. C. : La technique a-t-elle changé votre façon de raconter une histoire, de faire des images, l’avènement de la technique, les effet spéciaux, la digitalisation, etc., n’ont-ils pas détruit la possibilité d’un récit ?
W. W. : Il faut comprendre qu’on a appris, ces trente dernières années, à vivre avec les images. Pour lutter contre cet envahissement, sans doute, faut-il prendre une photo et ne pas la montrer ni la donner, et savoir qu’elle n’existe que sur le film. Dès qu’elle apparaît, la photo passe dans le circuit des autres images. C’est une chose qui a changé depuis mon premier film ou les premières photos que j’ai faites. Quand j’ai commencé, je n’avais pas besoin de raconter quoique ce soit. Les histoires ne m’intéressaient pas. Je travaillais comme un peintre. La photographie m’intéressait parce qu’elle était dans la tradition de la peinture. L’image pouvait exister seule. C’était une esthétique en soi, fermée sur elle-même. Maintenant, je me trouve à l’inverse de cette attitude. Parce que plus les images sont belles, moins elles ont de sens, je pense qu’il faut chercher autre chose. Et l’image de cinéma qui ne veut rien dire ne m’intéresse pas. Cette circulation intensive d’images n’a pas de sens, si elle n’est pas mise dans le contexte d’une idée ou d’une histoire. Et s’il n’y a pas un récit, cela devient n’importe quoi. Et c’est ça l’image aujourd’hui, c’est tout de suite n’importe quoi. Il y a encore vingt ou trente ans, je n’aurais pas pu dire cette phrase. Mais la cause n’est pas la technique, c’est plutôt la façon dont les images sont utilisées qui produit cela. C’est aussi le fait, qu’aujourd’hui, on n’échappe plus à la publicité. La publicité s’est substituée à l’éthique de l’image. Toutes les images, a priori, sont là pour vendre quelque chose. Et plus comme avant, pour montrer quelque chose. Pour moi, l’image doit d’abord montrer quelque chose. Aujourd’hui, il faut se méfier des belles images, les plus belles images qu’on puisse imaginer sont là, d’abord pour vendre, de la même manière au cinéma. C’est une autre éthique de l’image qui commence.
Y. C. : Votre album a ce sous-titre images et histoires, les deux sont séparés. Alors que l’histoire tend à devenir l’image qu’on nous en donne. C’est-à-dire que l’histoire se réduit aux images, est-ce que vous pensez qu’on peut faire des images « contre des images », éviter la circulation publicitaire qui les détruit?
W.W. : Chaque image, dès qu’elle existe, entre dans un système de vampirisme. Chaque image, aujourd’hui, peut être très rapidement détournée. C’est la règle. Même chose avec les films. Je suis prêt à n’importe quel moment, si je zappe sur une télévision, quelque part, à voir un de mes films, nivelé, devenu de la publicité. Parce que, finalement, même le plus beau des films devient de la publicité. Quand on parcourt tous les programmes et que l’on tombe sur La règle du jeu de Renoir, on s’aperçoit qu’un tel chef-d’œuvre est lui aussi devenu de la publicité. On ne peut plus l’empêcher. On ne peut pas se plaindre, parce que c’est la réalité des images, aujourd’hui. Elles sont vampirisées. Dès qu’elles existent, elles sont dans ce danger-là. Et je trouve justement, que le cinéma a ce pouvoir magique de protéger les images, à travers les histoires qu’il raconte, si jamais on raconte quelque chose. La plupart des films, aujourd’hui, ne nous racontent rien. La plupart des films font semblant de raconter, ils ne mettent plus en relation les images, c’est devenu une impossibilité. Mais une histoire, une vraie histoire, dans le cinéma américain, ou européen, protège ses personnages, ses paysages. Le cinéma, justement, est le seul endroit où cette protection existe encore. Si un film passe à la télévision, ni son histoire ni ses images ne sont plus protégées.
Y. C. : Dans votre livre, la vérité se trouve entre les images et les histoires, dans le décalage, est-ce que vous en étiez conscient au moment du montage des deux, bande-son et bande-image ?
W.W. : Je me suis habitué lentement à penser que peut-être, il y avait un rapport entre ce qu’on peut raconter sur cet instant où on a pris une photo et l’image qui nous en est donnée. Et que le texte peut protéger l’existence des photos. On a tellement l’habitude de tout regarder vite. Je me vois feuilleter les livres de photos, vous et moi, on est capable de les regarder en une dizaine de secondes en plus. Le texte permet de regarder un peu plus longtemps, un deuxième de secondes ou un troisième de secondes en plus. La photo par le texte trouve son existence parmi les milliers de photos qui nous arrive. J’ai donc écrit des textes pour arrêter le regard. Quelquefois les histoires n’ont pas grand-chose à faire avec ce que l’on voit. Mais on peut découvrir, si on regarde une deuxième fois, tout d’un coup, quelque chose qu’on n’aurait pas pu voir avant. Finalement, raconter des histoires, c’est quand même beaucoup plus intéressant que de faire des images.
Y. C. : Vous parlez de l’aura des images, ce qui vous rattache profondément au romantisme allemand, à Walter Benjamin, avant lui Fichte, Schiller, Novalis, mais après la grande loi des séries du marché, la multiplication des images, peut-on revenir à l’icône ?
W.W. : Je veux penser que cela ne va pas s’éteindre, parce que c’est un tel besoin de l’humanité, que ça ne peut que continuer d’exister. Je ne crois pas que les hommes veulent se priver de ça. Je ne peux pas le croire. J’en vois un tel besoin partout. Si on va au cinéma avec des enfants, ils peuvent tout à fait faire la différence entre une histoire qui se raconte par un film et des effets spéciaux, des bruits, une avalanche de sons, où l’histoire n’est qu’un prétexte. Ils comprennent complètement la différence d’un récit avec une série de sensations.
Y. C. : Vous avez connu des moments d’aveuglement, où la vision se bloque, l’image devient comme impossible, interdite ?
W. W. : Oui cela m’est déjà arrivé. Cela peut vous prendre en plein milieu d’une photo, en pleine journée. Chaque photographe connaît ce moment-là. On peut rencontrer aussi cela dans le cinéma. On est en train de raconter une histoire, on tourne depuis, quatre semaines, et puis clac… On n’y croit plus du tout. Comme photographe, justement, on a fait une photo ou on est prêt à shooter, puis on arrête… On a tout perdu. Et peut-être qu’à ce moment-là, tout est perdu, pour le reste de la journée ou le reste de la semaine. Oh, oui, ça m’est arrivé ! Mais après tout se reconstitue, une semaine plus tard, le lendemain, un mois plus tard, on ne sait pas. L’instant arrive où l’on peut se dire : voilà, il y a une idée qui vient de renaître, une unité s’est refaite.
L’éthique vraie du photographe avant la prise de vue
Y. C. : En voyant votre album j’ai pensé à la dernière pièce de Peter Handke L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre, je crois que c’est la même chose, c’est-à-dire que tout le monde un jour aura, un peu comme dans les films de Renoir, la chance de passer dans le plan. Dans la pièce de Handke, il y a aussi un défilé en plan fixe, de gens célèbres, des anonymes, des vieillards, des chômeurs, etc. Je crois qu’il existe là un point de vue moral, qui est l’envers de la phrase de Warhol «Tout le monde sera célèbre cinq minutes dans sa vie». Est-ce que vous pensez qu’il y a quelque chose de ce point de vue moral dans vos images?
W.W. : Vous croyez que c’est un point de vue moral de l’image? Vraiment? C’est un point de vue moral tout court. Quand on photographie, il y a quelque chose d’extrêmement juste qui se produit, quelque chose de démocratique. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de différences. La photographie amène à une incroyable égalité pour l’appareil. Cela me frappe la comparaison avec la pièce de Peter, ce n’est pas impossible. La morale imposée par la photographie ne naît pas de la personne qui prend la photo, c’est l’acte lui-même qui amène une morale. Et cette morale me saisit en même temps qu’elle saisit le photographe. Je ne crois pas à une éthique a priori du photographe. C’est l’affaire de l’appareil, de la pellicule et de l’acte de photographier d’établir une morale. Mais très vite, par le regard, on voit si l’image qui a été photographiée a été respectée ou pas. Je m’excuse, il y a si longtemps, que je n’ai pas parlé en français, que je ne pense plus en français, c’est pour ça que j’ai des difficultés à vous répondre. C’est bizarre, ma vie se passe en anglais, en ce moment.
Paris, novembre 1994, Revue du Théâtre de la Bastille.
@Photos extraites de Une fois, images et histoires, de Wim Wenders, Éditions de L’Arche (1994)