Visions de Guy Debord, la gloire du paria

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In Le 1 Hebdo : « Ce que nous dit Guy Debord », texte publié sous le titre L’esthétique du détournement (voir bas de page) – août 2023.
Visions de Guy Debord, la gloire du paria est la version intégrale de ce texte.
Par Yan Ciret

Dans l’infernal bruit de fond des temps, une voix s’est élevée, un ton d’apocalypse visionnaire. Celle de Guy Debord, froide et distincte, comme une arme acérée, vive et mouvante. Elle se décrète sans prophéties, s’affirme comme ce qui vient, ce qui nous arrive, elle nous déborde, de sa conscience historique. Sa pensée est toujours « en situation », situationniste parce que située dans le cours éphémère du temps. Pas d’ailleurs, sans au-delà. Elle est notre contemporaine, s’actualisant dans ce passage « à travers une courte unité de temps », qui défait les évènements et les fait courir à leur perte.

Cette cataracte d’informations « spectaculaires », ce messianisme advenu depuis la nuit génétique, nous les trouvons chaque jour, en ouvrant les « chaînes en continu » : l’actualité « le brouillard de la guerre » (Carl Von Clausewitz), « Le piège de Thucydide » (La guerre du Péloponnèse), l’Ukraine en boucle. Hic et nunc, ici et maintenant. Debord ou les ravages d’un présent perpétuel, plus subtilement d’un « futur antérieur », comme si toutes les cartes rebattues n’accédaient qu’à un seul et même jeu. Toujours le même, puis ainsi de suite revécu. Les informateurs citent ceux que l’auteur de « La Société du Spectacle » avait repris, analysés, dépassés en un déploiement de mouvements imprévisibles.

Ses innombrables notes, désormais publiées, surexposées jusqu’à l’aveuglement indéchiffrable et hasardeux (voire l’exposition de la BNF « Debord Trésor National », 2013), montrent cette prescience puisée chez les classiques. Retournés, disséqués, pour leur insuffler un sens neuf, un dégagement vers de nouveaux théâtres d’opérations, dont Mai 68 sera l’aube et le crépuscule. La révolution situationniste de Guy Debord aura eu lieu, comme la guerre de Troie. Il en sera le précurseur, l’acteur, et le testament. Certains ont vu dans cette transvaluation, le passage du jeune Marx au Chateaubriand des « Mémoires d’outre-tombe » ou de « La vie de Rancé ». Pas mieux. Pourtant, quelque chose résiste, se maintient dans son être, là où le vif saisit la mort, ce que dit le philosophe Giorgio Agamben, dans ses « marginalia » à l’édition italienne des « Commentaires sur la société du spectacle » (1988) : « L’aspect sans doute le plus inquiétant des livres de Debord tient à l’acharnement avec lequel l’histoire semble s’être appliquée à confirmer ses analyses. » Et de continuer sur l’actualité et l’exactitude qui précisent les thèses de Debord, jusqu’à écrire : « Deux ans à peine de la sortie du livre, il semble que la politique mondiale ne soit plus aujourd’hui qu’une mise en scène parodique du scénario que celui-ci contenait ».

Celui que décrivait Asger Jorn (peintre, situationniste, et ami parmi les amis), comme ceci : « Guy Debord n’est pas mal connu, il est connu comme le mal », aura transformé radicalement, le plan anthropologique de notre société. C’est cette profondeur, un essai expérimental de » science fondamentale », qui reste incompris. Il faudrait décrire, nommer, instruire à charge et à décharge, la vie et l’œuvre de Guy Debord. Il débute dans le désœuvrement, la décréation, le nihilisme critique, dans le sillage des avant-gardes. Aux marges des marges se passe la « belle jeunesse » de voyous et des voyelles (entendez de jeunes mineures), tous en rupture de ban, enfants perdus de la nuit. Ils errent, transgressent, fuient. Il ne reste rien derrière eux, dans le Saint-Germain-des-Prés des années cinquante. Mais seule demeure une revue ronéotypée « Potlatch », qui va jeter les bases, de rien de moins qu’une nouvelle civilisation, pour destituer tout pouvoir même démocratique. Une révolte, une émeute, un feu qui embrase le feu lui-même, à la manière d’un néant.

Guy Debord va enclencher une « logique des foudres », comme on parle d’une « logique des avalanches ». Pour ce puissant calcul sur l’échiquier instable des variables d’ajustement de nos sociétés, il impulse une série de concepts nouveaux, inédits, jamais vus. En un mot, une révolution totale, qui tiendra du jeu, de la guerre, de la fête perpétuelle, de l’insoumission (dont il signe la « Déclaration », contre la Guerre d’Algérie). D’autres avaient entrevu ces bouleversements, mais jamais comme changement radical des conditions de la vie vécue, avec une telle intensité. Ainsi : « Les dadaïstes avaient détruit l’art sans le réaliser, tandis que les surréalistes avaient réalisé l’art sans le détruire » (« La Société du Spectacle »). La double fusion réalisée par les voies de la destruction, se nommera « dépassement de l’art ».

Ce travail de sape, des fondements mêmes des États, se donne pour fin, une reconstruction intégrale d’une nouvelle assomption de l’individu dans le « temps historique ». Il s’agit d’une beauté neuve, celle de la négation (Hegel). Contre la confiscation du don devenu le captif de l’échange, de sa valeur financière absolue, et de ce « fétichisme de la marchandise » (Marx). Véritable Mana, de l’ère actuelle, puissance quasi magique, qui plonge le spectateur impuissant dans la profonde hypnose du spectaculaire marchand. Pour Guy Debord, et ses compagnons situationnistes (1957-1972), tout doit se déployer sur tous les fronts et à grande vitesse. Il est à noter que Walter Benjamin avait déjà anticipé, dans ses écrits, les formules de Debord, avec « L’économie comme religion », et plus encore « Thèses sur le concept d’histoire », où s’esquisse l’une des opérations angulaires du situationnisme : le détournement. Qu’est-ce à dire ? Qu’il faut des armes, qu’elles ne séparent pas la théorie et la praxis, le mouvement comme la pensée se fonde dans un même combat.

Venus de l’Europe entière, les situationnistes créent des « urbanismes unitaires » c’est-à-dire des villes utopiques. Comme la « New Babylon » maquette arachnéenne de l’architecte et peintre Constant, construite avec les visions de Debord, une ville futuriste qui inspirera les architectes, pour les décennies à venir. Le prolifique Rem Koolhaas reprend partout dans le monde, cette influence qu’il revendique et prolonge, de Taipei à Pékin, en passant par le Qatar, Dubaï et New York. Le groupe d’architectes « Stalker », situé en Laboratoire à Rome, met en œuvre les thèses de Debord, se focalisant sur « la dérive ». Ce concept expérimental reconfigure l’espace urbain, par des traversées physiques, des passages sous influences psychogéographiques. Debord très tôt marqué par « L’Homo Ludens », le livre de l’historien Huizinga (1938), va pousser très loin l’exploration du jeu et ses rapports fondamentaux avec la critique politique du monde existant.

À un tel degré, qu’il dépose en 1965 le brevet d’un jeu de plateau, mettant en forces antagonistes deux armées : ce sera le : Kriegspiel ou jeu de la guerre. Véritable machine infernale, qui resserre les plus grands ensembles de puissances possibles du détournement. En 1977, Guy Debord, avec le mécène et magnat du cinéma Gérard Lebovici, fonde la société de « Jeux stratégiques et historiques ». Ne s’est-il pas lui-même défini comme « stratège », et non pas philosophe ? Il le fait réaliser, dans le but de le commercialiser, d’en faire une école militaire de la subversion. L’apogée du grand style, celui de l’un de ses modèles, le Cardinal de Retz, meneur de la Fronde et mémorialiste (XVIIe). Mais le temps passe vite et nous passons avec lui (1). C’est en ce sens, qu’il peut affirmer : « On peut dire du « Jeu de la guerre » qu’il reproduit exactement la totalité des facteurs qui agissent à la guerre, et plus généralement la dialectique de tous les conflits ». Debord ne cache pas sa pratique des plus grands stratèges, Clausewitz, Jomimi, le « Djambi » appelé « L’échiquier de Machiavel », auquel Debord et sa femme Alice joueront souvent, impossible de ne pas citer le penseur et théoricien chinois Zun Tse et son « Art de la guerre ».

Beaucoup d’autres. La sphère stratégique inclue, détourne, des auteurs qui ne semblent pas en relever directement, tels Gracian, le Siècle d’or espagnol, l’historien du baroque Eugenio d’Ors, des chroniqueurs médiévaux, Philippe de Commynes ; ici la conscience historique des enjeux et rapports de force guide la flèche du temps, lui sert de boussole universelle. Mais ruse de la raison, en 2008 la version numérique de l’œuvre de Guy Debord se trouve mise en ligne. Simple adaptation dans l’univers de l’Internet ou détournement détourné ? Ouverture au téléchargement des wargames qui prolifèrent sur la toile ? Rien n’est moins sûr (2). Le détournement est la forme d’art, la plus pillée, reprise, retournée à des fins de marketing publicitaire, de management, de manutention des masses, de propagandes, des médias (Michel Hazanavicius a réalisé « Le grand détournement » pour Canal +, uniquement monté d’images de found footage de récupérations, préexistantes, Debord diffusera sa dernière œuvre « Guy Debord son art et son temps » sur cette même chaîne, en 1995)  ; cette forme du détournement a envahi l’art contemporain, à l’instar du Ready-Made de Marcel Duchamp. Le grand marchand d’art, Leo Castelli rapporte aux États-Unis, les phylactères détournés des bandes dessinées situationnistes : Lichtenstein, Andy Warhol, le Pop Art, en feront des icônes. Pour le dire sans détour : le détournement est devenu majoritaire. Jean Baudrillard en avait fait le constat clinique, de ces appropriations sauvages ou lettrées (le Punk, les lettrages d’insurrections ou manifestantes), lui qui se disait « situationniste » en Mai 68, pour substituer « une société du simulacre » à la société du spectacle. Un miroir inversé de l’apport théorique de Guy Debord. Il faut toujours garder à l’esprit « Le mode d’emploi du détournement » écrit par Debord et Gil Wolman. Ce texte fondamental, de 1956, ne laisse aucune ombre au tableau : « Non seulement le détournement conduit à la découverte de nouveaux aspects du talent, mais encore, se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques, il ne peut manquer d’apparaître un puissant instrument culturel au service d’une lutte des classes bien comprise. »

Le versant révolutionnaire, du détournement, reste une vigie, un phare dans la nuit des vaincus, tous feux éteints. Tous « les éléments préfabriqués », retirés à l’ennemi, pris sur le champ de bataille, comme autant de traces découpées, lacérées, maximes de moralistes, mauvais livres, « peintures idiotes », « livres érotiques sans orthographe » (Rimbaud), films héroïques, se survivent, renaissent dans les films de Debord (Orson Welles, Nicholas Ray, Von Sternberg, Cocteau), comme dans ses livres (Pascal, Montaigne, Cervantès, Hemingway, Dante, la Bible). Ces extraits viennent témoigner, à la fin des temps, de la misère d’une époque, et de la vraie vie poursuivie. On pense au « Comité invisible » et le livre « L’insurrection qui vient », comme les situationnistes, ils perpétuent Lautréamont et sa manière de prendre « une idée fausse, de la corriger, le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique. », en substance le dépérissement du pouvoir. La destitution de toute forme instituée. Les graffiti sur les murs dont le « Ne travaillez jamais », de Debord inscrit sur les murs de La rue de Seine. L’usage du graffité détourné aura une grande descendance ascendante, dans les mouvements de créateurs de « situations », de « formes de vie ». Le détournement implique aussi la prison (affaire dite de « Tarnac »), son explosif interne, concentré, dynamite ce que Debord décrit ainsi : « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. », un détournement de Freud, dans « La Société du Spectacle ».

Le cinéaste Jean-Luc Godard a été, au plus près, de cet art de la généalogie longue, d’une profonde mémoire du refus. Le film de Debord « In girum imus nocte et consumimur igni » (1978-1982) va changer la donne. Le cinéma aurait pu être « théorie, essai, mémoire », Godard va appliquer à sa manière, cette esthétique de l’anti-cinéma. Godard continuateur de Debord ? Certainement pas. Les couleurs vives, tranchantes, le vitalisme de « Pierrot le fou » vont à l’encontre du noir et blanc des films de Debord. Même le ton funèbre du « Livre d’image » (palme d’or spéciale, Festival de Cannes, 2018) ne rejoint pas la célébration abrasive du temps de Debord. Godard l’absorbe, la fait disparaître, mais sans profit, autre qu’un lyrisme panthéiste, aux antipodes de celui qui rendait « le passage du temps », « la grande ivresse », comme irréversibilité du temps sensible. Leurs messianismes se croisent, mais ne se confondent pas. Guy Debord avait conspué, depuis ses débuts, les films de Godard, comme falsificateur de l’avant-garde. Mais, soudain, l’image sauvée d’un Debord jeune, déjà rayé, ciselé, disparu dans le plus profond d’un lointain naufrage, apparaît dans ses « Histoire(s) du cinéma ».

Si Godard utilise le détournement, c’est pour montrer là où le cinéma a failli devant l’histoire, en croyant à « l’image rédemptrice » (Jacques Rancière), Debord ne croit en rien à cette « poussière d’images », au passage détournement du discours de Saint-Just à la Convention. Son regard se tourne vers une « monarchie ouvrière », « un prolétariat féodal », là où le potlatch règne, le don et le contre-don ouvrent à « un communisme des rois » (3). Le potlatch, venu de l’anthropologue Marcel Mauss, donne toute la valeur agonistique du don. Le volume « Histoire » (4). qui vient de paraître est stupéfiant, l’apologie des grands féodaux, la vassalité, l’honneur, la fidélité, l’ordalie, le serment, le pacte du sang (voir Debord et son partage du sang, dans le rituel gitan). Cela déjà dit, par un Debord classique, dès l’origine, pour son dernier film « In Girum… » : « Tout le film (aussi à l’aide des images, mais déjà dans le texte du « commentaire ») est bâti sur le thème de l’eau. On y cite donc les poètes de l’écoulement de tout (Li Po, Omar Khayyàm, Héraclite, Bossuet, Shelley ?), qui tous ont parlé de l’eau : c’est le temps. Il y a secondairement le thème du feu ; de l’éclat de l’instant : c’est la révolution (…) la jeunesse, l’amour, la négation dans sa nuit, le Diable et les « entreprises inachevées » où vont mourir les hommes éblouis en tant que « voyageurs qui passent. ».

Yan Ciret

1. « Le temps passe et nous passons avec lui. Une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans l’abîme de l’éternité. » Oraison de Jean-Baptiste Massillon, prédicateur préféré de Louis XIV. Phrase détournée par Guy Debord, pour une « Métagraphie » (1954). Photos découpées, collages avec des phrases relevées dans la presse. Ces détournements auront leur moment sublime, avec le légendaire « Mémoires », livre « préfabriqué » en collaboration, avec Asger Jorn.

2. Cette reprise du Kriegspiel ou « Jeu de la Guerre » va dans le sens de Guy Debord, elle en améliore même certains mouvements dialectiques. La version en graphisme 2D et 3D montée sur moteur informatique vient d’un collectif new-yorkais (Radical Software Group). Le code employé garde toute la charge subversive, reporté directement à Clausewitz. Des tournois eurent lieu, partout dans le monde. Avant des questions de copyright.

3. Voir sur ce sujet, le passionnant « Sur les rois », de l’anthropologue post-anarchiste David Graeber, avec Marshall Sahlins. Aux éditions « La Tempête », 2023.

4. Les éditions « L’échappée » conçoivent une « Librairie de Guy Debord », reprenant, par thèmes, les notes à détourner par l’auteur, prélevées dans un vaste corpus. Les titres en sont « Stratégie », « Poésie », « Marx/Hegel », « Histoire », « Philosophie ». Noter l’élégance de la publication, autant que la qualité des précisions et postfaces.

 

Version à lire dans le magazine

 

 

Guy Debord Correspondance – vol. 3 (1965-1968)
Editions Fayard

In art press n°290 – mai 2003

Les années 1965-68 s’inscrivent comme décisives: apogée de la révolte, aboutissement de toutes les avant-gardes – dadaistes, surréalistes, lettristes et bien sûr situationnistes. C’est peu de dire que les lettres regroupées ici ont un gout de poudre et de barricades. La violence y est froide, concentrée sur des objectifs tactiques: la révolution semble à portée de la main. Ni dévotion pieuse, ni fantasmagorie. Debord a bien été le meneur, parmi les plus engagés dans l’histoire de Mai 68: sa reprise ultérieure, et rétrospective, en tant que mémorialiste, a été radicalement véritable Résumons : le dépassement de l’art a eu lieu, la grande poésie a pris vie et style dans et par l’insurrection. Le présent ne laissera pas de trace, il faut agir vite. Le détonateur du dernier soulèvement de Paris se met en place. Imaginez Rimbaud organisant la Commune, ou Villon, Arthur Cravan, le Cardinal de Retz ligués pour une nouvelle Fronde. L’œuvre se réalise dans la subversion: réunions, rassemblements, échanges secrets, coups d’éclats… Les deux interlocuteurs privilégiés sont Mustapha Khayati (où l’on voit en quoi Debord est l’instigateur du Scandale de Strasbourg) et Raoul Vaneigem. La Société du spectacle et le Traité de savoir vivre… sortent presque simultanément. Les liaisons s’établissent avec les mouvements anarchistes; les exclusions se multiplient. Lautreamont et Jarry sont aux com-mandes, la Sorbonne est prise d’assaut, les Conseils pour le maintien des occupations tiennent la corde. Le vieux monde vacille. La suite est connue. La dispersion du groupe, la scission, l’aventure qui continue d’In Girum… à Panégyrique. Il est aujourd’hui à la mode de décrier Debord, dernière tentative pour faire taire celui qui a débuté par des Hurlements en faveur de Sade et dont l’existence n’a jamais démenti de si beaux débuts.
Yan Ciret