Vers le Chaos-monde – Entretien avec Édouard Glissant

 Dans cet entretien, Edouard Glissant, poète, romancier, essayiste, auteur dramatique et penseur de la “créolisation” revient sur la notion de Chaos-monde comme espace où les cultures occidentales peuvent rencontrer les cultures qui ne le sont pas…

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Yan Ciret : J’ai entre les mains cette lettre que vous avez dû recevoir qui est un appel en faveur de Sony Labou Tansi – il a été privé de tous ses droits dans son pays – j’aimerais savoir ce que vous pensez de ce type d’engagement qui consiste à signer un appel, pour vous, en tant qu’écrivain, est-ce suffisant?

Édouard Glissant : Il y a des cas où c’est, non pas suffisant, mais extrêmement utile, par exemple quand un écrivain est seul devant un état ou un gouvernement et qu’il est privé d’échos, d’audience internationale. Je sais que dans ces cas-là l’intervention d’écrivains, d’intellectuels, de créateurs, ou tout simplement des opinions qui s’intéressent à cet écrivain, en dehors du cercle où il est enfermé, peut devenir une protection. On ne s’en rend peut-être pas assez compte, mais le fait que le gouvernement ne soit plus tout seul en face du problème – sans qu’on face des analyses sur le fond, sans faire des critiques analytiques de la situation de tels ou tels Pays – mais le simple fait que l’écrivain soit accompagné par les voix de ceux qui ont signé, c’est un début de protection considérable.

Est-ce que votre engagement au sein du parlement International des Écrivains marque une étape dans votre manière d’intervenir politiquement sur le monde?

E.G.: Cette adhésion n’est pas pour moi une étape, parce qu’il y a longtemps que je pense que l’objet le plus haut de la littérature, c’est le monde : la déflagration mondiale actuelle des cultures, et non pas la situation politique, militaire, économique. D’ailleurs ce grand choc de cultures, qui se fait maintenant à notre vue, nous y participons ; il nous change il nous transforme et nous contribuons à le transformer, cela sans qu’il n y est plus d’a priori idéologique. Il se déroule en ce moment, ce que j’appelle le Chaos-Monde, qui est un bouleversement total, non seulement des rencontres de cultures, mais de chaque culture prise en soi changée par les autres. Mon adhésion au parlement International des Écrivains relève de cette certitude, de cette croyance. Aujourd’hui, nous avons des raisons littéraires d’être solidaires les uns des autres, et non plus des raisons politiques ou économiques.

Comment cela se traduit-il dans votre lien à tout ce qui s’écrit, de militant ou d’engagé de par le monde?

E.G.: Quand un écrivain produit une œuvre, je sens qu’il m’engage avec lui, quelle que soit la langue quel que soit le talent. Je peux penser que ce n’est pas bien, que cela ne vaut pas le coup, mais je me sens engagé. C’est la position que je défendrais, si j’avais une position à défendre, dans les travaux du Parlement des Écrivains. Il me semble que ce Parlement répond à cette nouvelle nécessité. Il n’y a plus d’a priori théorique dans la vision que nous avons du monde. Mais il y a ce sentiment de participer à une même évolution qu’on ne peut pas prédire, et dans laquelle on peut poser quand même un principe garde-fou : essayer de défendre quels qu’ils soient les écrivains qui sont en dangers.

 Vous avez été engagé de manière très forte, notamment auprès du FLN au moment de la guerre d’Algérie et maintenant on voit ce qui se passe. Est-ce que dans ce Chaos-Monde, avec sa prolifération du sens, ses flux migratoires de cultures, l’interaction des réseaux, cela ne rend pas encore plus difficile, moins clair, les choix politiques et les engagements?

E.G.: Bien sûr mais pas plus que lorsqu’on avait une vision a priori des choses, quand on pouvait se dire qu’un jour il y aurait une internationale des prolétaires, une internationale des malheureux On croyait à ce moment-là que l’on pouvait faire des choix disons certains. On s’est aperçu que ce n’était pas vrai. D’ailleurs je ne dis pas ça pour cracher sur des cadavres. Ce que je veux dire c’est que la pensée a priori des choses n’est pas plus sûre que de se dire que nous n’avons plus les moyens de prédire ce qui va arriver. À mon avis, il faut envisager une nouvelle manière de ressentir à laquelle il faut nous habituer, c’est-à-dire travailler, ne pas renoncer, sans tirer de plans. Il me semble que c’est une manière qui peut permettre d’aller vers des terrains particuliers, dans des endroits où existe un problème qui se pose et qu’on essaie de résoudre sans essayer de croire qu’on va résoudre tous les problèmes à la fois. II me semble que c’est là un renversement de perspective.

Vous pensez qu’il puisse y avoir une contradiction entre votre engagement, votre action politique et votre travail d’écrivain, de dramaturge? En d’autres termes, y a-t-il des droits imprescriptibles de l’esprit qui ne relèvent d’aucun impératif moral?

E.G.: Je le crois, et il ne faut jamais asservir l’un à l’autre. Je l’ai dit dans un texte qui a été publié dans les travaux du Parlement que l’écrivain est solitaire et solidaire. C’est-à-dire qu’on ne peut pas inféoder une action publique à une œuvre ni une œuvre à une action publique. Les deux doivent aller seules. J’ajouterais qu’il n’y a pas contradiction, puisque je ne fais pas une œuvre militante. C’est-a-dire que quand j’écris, je ne me conçois pas comme un porte-parole ou un porte-flambeau ni la voix de quelque communauté que ce soit ou de quelque morale que ce soit. Sur ce sujet, je ne crois pas en la morale. Je crois que la morale n’a rien à voir avec la littérature, elle s’arrête là où commence la littérature, la séparation est très nette comme dans toute création artistique

Vous dites: « La parole poétique est obscure et abyssale » et vous ajoutez « La raison politique est évidente»». Peut-on dépasser la contradiction? Parce que tout pouvoir politique, quand il ne se met pas lui-même hors-la-loi, tend à la transparence, alors que le poétique tend à l’opacité?

E.G.: Effectivement, parce que le pouvoir politique tend à la loi, le pouvoir politique s’identifie au pouvoir de la cité. Il tend à régir la loi de la relation à l’intérieur de la cité. Il est certain que nous n’échapperons jamais à cette exigence à moins d’être anarchiste. Que faut-il faire dans ce cas-là? Il faut faire en sorte que la loi, même si elle existe, pour moi et pour les autres, soit nourrie d’autre chose que de sa propre transparence, de sa propre clarté. C’est là où l’on peut être solitaire et solidaire. C’est-à-dire qu’on peut revenir à la parole abyssale individuellement. On ne peut plus revenir à la parole abyssale collectivement. Parce qu’une fois que la politisation est passée par là, une fois que La République de Platon a eu lieu, on ne peut plus revenir à la parole abyssale collective, qui a sûrement existé chez les Grecs. C’est le moment où on est solitaire, c’est-à-dire où on vit un parcours de sensibilité qui permet de jouer dans le temps et de revenir à des situations présocratiques, où la politique n’a pas encore imposé sa clarté. Il n’est pas inepte, ni inutile de revenir à ces abysses, mais il est tout à fait selon moi inopportun d’en tirer des conclusions qui seraient valables sur le plan du politique. L’exigence d’obscurité, qui sourd en chaque être ne peut pas être transformée en clarté politique.

Est-ce que la mission de l’art, justement, n’est pas de contredire le politique, un art de contredire tout ce qui essaie de s’ériger en système, en pouvoir?

E.G.: L’art est un contre-pouvoir, au sens réel du mot pouvoir, au sens concret. À l’inverse quand vous introduisez l’abysse dans le politique et dans le pouvoir, vous allez tout droit à l’horreur et au fascisme, à tous les nazismes. Parce que c’est un abysse qui n’en est pas réellement un, c’est un abysse non pas des profondeurs de l’homme mais des profondeurs de ses fantasmes. Alors qu’en introduisant l’abysse dans l’art, vous allez vers un contre-fascisme. L’abysse nécessaire dans l’art introduit la relation à l’autre tandis que l’abysse en politique introduit le renfermement, et l’oppression.

Le témoignage l’engagement, l’art

Est-ce que vous croyez à un art de témoignage qui ne serait pas un art du désengagement, quelque chose comme l’exploitation du malheur du monde, de s’en prévaloir et finalement de ne rien faire, simplement gesticuler ? Est-ce que vous faites une différence entre art de témoignage et art engagé ?

 E.G.: Tout art est engagé selon moi, mais je ne crois pas à l’art qui se veut engagé en tant que tel, je ne crois pas non plus à l’art de témoignage, par contre je crois au témoignage de l’artiste. Le témoignage de l’artiste peut être, par exemple, le fait qu’il voit une réalité et qu’il essaie d’en percevoir les dessous, les rouages cachés, d’en mettre à jour les cheminements dissimulés et dans ce sens le témoignage de l’artiste peut être d’une grande valeur. Parce que l’artiste a l’habitude de ce travail.

Le véritable engagement serait dans un dévoilement du système?

E.G.: Oui, et dévoiler va à l’encontre de l’art de témoignage. Parce que celui-ci laisse les gens, ou les situations, dont il traite, en état. Je ne crois pas à l’interventionnisme, ni humanitaire, ni politique ni diplomatique. Si les gens ne règlent pas eux-mêmes, dans leur lieu, leur problème, je ne crois pas qu’on puisse leur imposer de règlement de l’extérieur. Si j’avais à parler de certaines situations dans le monde, qui sont brûlantes, la première chose que je dirais, c’est que dans ces situations-là, tout le monde a raison et tout le monde a tort. Parce que tout le monde relève d’une certaine manière de penser. C’est cette manière de penser et de ressentir qu’il faut changer. Ce qui me frappe par exemple en Yougoslavie, c’est que personne ne peut en parler sans prendre le parti des Bosniaques contre les Serbes, ou l’inverse; les Russes prennent le parti des Serbes, les Occidentaux prennent le parti des Bosniaques et entre les deux il y a les Serbes de Bosnie, qui sont encore plus délirants aux yeux de tout le monde. Je dis que c’est l’idée centrale qui est au nœud de cette situation, qui est folle à lier. C’est cette idée que l’être est pur sûr et sauf de l’autre qu’il faut changer. Parce qu’il y a des pays où cela est devenu le centre flamboyant de l’existence quotidienne, à l’endroit même où tant de Serbes, de Croates, de Bosniaques, ont vécu ensemble, dans des villages où il a y eu des mélanges, ou il y a eu des mariages. C’est cette idée qui est demeurée, que l’être est pur, sûr et sauf de l’autre, et qui à un moment a resurgi. Alors cela donne Beyrouth, le Liban, ou l’ex-Yougoslavie. Tant qu’on ne changera pas la question, le feu se rallumera ailleurs. Il faut transformer la mentalité générale des humanités d’aujourd’hui. Partout où la colonisation a menacé de réussir, il y a eu des réactions violentes, que ce soit à Beyrouth, ou en Yougoslavie. Mais ce sont à mon avis, les dernières lueurs de la bougie qui va s’éteindre. Ces réactions sont d’autant plus violentes, que les gens sentent bien – et cela les rend fous-furieux – que quelque chose est fini de ce monde de l’enfermement de l’être et de la vie.

C’est-à-dire qu’il faut s’intéresser à Sarajevo parce que, justement, c’est une ville cosmopolite et qu’il y avait là, un lieu créole, de mélange, de métissage. C’est à cela que l’on s’est attaqué?

E.G.: C’est là qu’il y a le problème fondamental. Est-ce que la ville créole peut vivre? Est-ce qu’il n’y a pas des conditions dans lesquelles elle ne peut pas survivre? La ville créole peut vivre dans toutes les civilisations composites. C’est-à-dire celles qui n’ont pas cette pensée que l’être est pur sûr et sauf de l’autre. La ville créole ne peut pas vivre dans des endroits où cette pensée-là n’a pas encore été renversée. Sinon, on sait que la violence va recommencer, un jour ou l’autre, ailleurs, quelque part en Espagne, quelque part au sud de l’Italie, dans des pays qu’on ne soupçonne pas, dans tout l’univers euro-occidental, parce que c’est là que cette pensée peut à tout instant resurgie et qu’elle s’est renforcée. Elle a donné par le passé des choses magnifiques, somptueuses, belles, des civilisations, des cultures et des œuvres extraordinaires, mais qui s’opposent maintenant au contact et au mélange du monde. Et il faut renverser cette pensée, en renverser la perspective politique, si on veut que la ville créole existe. Elle existe déjà dans toutes les Amériques. Elles existent avec l’ensemble des problèmes économiques, de pauvreté, de sous-développement au Brésil, au Venezuela, dans les Caraïbes, et elle commence à exister en Asie; mais il est certain que ce sera sur le continent occidental que cela sera le plus dur. Mais je suis très optimiste, parce que l’Europe s’archipélise de plus en plus maintenant, qu’elle le veuille ou non.

La parole archipel et la pensée nomade

Mais cette manière de penser, nomade, est sans cesse combattue partout où elle advient, parce qu’elle échappe à tout contrôle ?

 E.G.: C’est pour cela que je crois à ce que j’appelle la pensée archipélique. Parce qu’elle n’impose pas, elle est peut-être fragile, menacée, fuyante, mais c’est toujours une pensée de l’errance, une pensée du déplacement et non pas une pensée de l’imposition. Elle dit que le lieu n’est pas contradictoire avec l’ailleurs, que notre nature ne s’oppose pas à la relation, comme le poétique ne s’oppose pas au politique. Et ce n’est surtout pas une pensée de système. Ce qui donne une relation au politique non contraignante, sans dépendance, une interrelation que nous n’avons pas à définir, si on cherche à le faire, on retombe dans les vieux systèmes. Il faut rester dans ce mouvement.

Vous ne croyez pas que votre idée du Chaos-Monde, qui tend dans votre esprit vers une harmonie, n’est pas contredite par son envers? Négativement le Chaos-Monde entraîne une dissémination active, un éclatement meurtrier?

E.G.: Bien sûr, mais j’ai deux réponses à cela. La première, c’est que je dis toujours que le Chaos-Monde est imprévisible et imprédictible. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de valeur de positivité ou de négativité à attribuer au Chaos-Monde. Je ne prédis pas du tout un monde magnifique où tout le monde s’entendra. Je dis que le Chaos-Monde est imprédictible qu’on peut aujourd’hui à peine le concevoir. C’est la première chose qu’il faut dire si on veut abandonner l’esprit ou les pensées de système. Il faut, aussi, par conséquent, abandonner complètement l’idée même d’un système du disséminé. Celui-ci ne peut pas en engendrer. C’est un bouleversement total, pluriculturel, du monde. Nous n’avons pas encore idée de ce qu’implique une pensée non-systématique ouverte sans hiérarchie de valeurs, refusant la centralité.

L’existence d’une dissémination des cultures, des races, des rencontres, rend impossible toute appropriation politique ou nationale, c’est cela qui fait peur à tous les pouvoirs?

 E.G.: Oui, d’ailleurs qu’est-ce que la créolisation? Ce n’est pas un système, c’est un processus par lequel des disséminés se changent en s’échangeant. Mais nous savons, par exemple qu’il y a une population énorme, hispanique en Floride, à Miami. Qu’est-ce que cela va donner? Nous ne pouvons pas le savoir. Est-ce que cela donnera un langage créolisé, anglais et espagnol, parce qu’il est sûr qu’ici l’anglais ne peut pas prendre le pas sur l’espagnol. Ou: est- ce que l’espagnol va prendre le dessus définitivement? Je ne crois pas. Il va se Passer des phénomènes de créolisation extraordinaires, dont on ne peut pas avoir l’idée à l’heure actuelle. Donc, il y a un processus de créolisation, qui est en marche, partout dans le monde. Dans les rues d’Abidjan ou de Dakar, il y a des langages qui se créent, par les enfants des rues, avec l’introduction de l’anglais, du français, et des langues africaines qui se mélangent extraordinairement. On ne peut pas prévoir ce que cela va donner. Par conséquent, ce qui est intéressant, ce n’est pas le disséminé en tant que tel, ce sont les processus de créolisation par lesquels les disséminés se touchent, se changent en s’échangeant. Quand l’esprit humain aura pris l’habitude d’affronter ceci – que ce qui compte ce n’est pas le résultat, parce que le résultat est toujours temporaire – mais que ce qui compte c’est le passage, c’est-à-dire le processus, on aura avancé. On pourrait reprendre la phrase de Montaigne: « Je ne peins pas l’être, je peins le passage».

On reproche à ce métissage, à ce perpétuel brassage de populations, d’identités, d’être l’apologie de l’«United Colors», c’est-à-dire du neutre, de la perte de tout particularisme au profit du grand mélange.

E.G.: Cette idée me paraît l’un des derniers refuges de la pensée du renfermement. Je vais prendre un détour : il est absolument certain sur le plan des relations interétatiques, qu’aujourd’hui, aucun État ne peut être réellement indépendant. Que l’interdépendance est la loi générale des relations, même les États-Unis ne sont pas indépendants de la relation. |e parle au plan le plus strictement politique, économique militaire. Même la plus grande puissance n’est pas indépendante des autres. Par contre, si un état entre dans ce système d’interdépendance, sans avoir conquis et fait valoir son indépendance propre, alors l’interdépendance cesse d’être une interdépendance et devient de l’oppression. L’état devient opprimé par cet interdépendance. Je prétends que des pays comme la France, l’Italie, les pays européens, ne sont pas opprimés par les États-Unis ou une autre grande puissance, mais sont en interdépendance. Parce qu’ayant vécu leur propre indépendance qui a été intégrée cette indépendance ne peut pas être perdue. Je ne crois pas que, parce qu’on emploie des mots américains, la réalité culturelle française va disparaître. Mais le risque est que dans la dissémination, les éléments disséminés soient en suspension dans l’air, sans lieu, sans passé, évidemment, ils sont voués alors à être éliminés.

Est-ce qu’il vous arrive de parler de cela avec votre ami, le prix Nobel de littérature, Derek Walcott?

E.G.: Écoutez, nous avons appris cet échange dans les Caraïbes, et dans les pays du Pacifique. Que je puisse être entièrement moi et entièrement ouvert. Il y a Sainte-Lucie en Martinique anglaise et là-bas je connais Derek Walcot. C’est vraiment un ami, mais on est complètement différents. Il a été forge par la culture britannique. Nous n’avons pas du tout les mêmes réactions, parce que les martiniquais ont été formés à la culture française et les Saintes-Luciens à la culture anglaise. Mais nous sommes complètement semblables, tout en étant différents. Quand on parle – il se parle le même créole à la Martinique et à Sainte-Lucie – avec Derek et que l’on parle créole, on a la même manière de parler ce créole. La même pensée baroque, le même humour qui n’est pas l’humour britannique ni l’esprit français, la même manière de manipuler les mots.

Donc, ce qui vous réunit, finalement, passe par une étrangeté, par un malentendu et c’est cela qui vous rassemble?

E.G. : Voila, on est réunit par notre différence, par un abysse. Parce que notre lieu est ouvert, si le lieu se ferme il n’y a pas de rencontre, pas d’abysses, pas d’échange. Et sans quoi ce n’est pas intéressant. Qu’est ce que la colonisation française a essayé de faire? Elle a voulu faire de l’autre le même, elle a essayé de nous assimiler, nous antillais, d’assimiler les algériens, d’assimiler les vietnamiens. Si tout le monde est français ce n’est pas intéressant. Mais si il y a une dimension abyssale de croisement entre les cultures, ça c’est intéressant.

Et l’altérité peut être maintenue de toute façon, la distance nécessaire est gardée, on ne bascule pas dans la grande matrice standardisée actuelle?

E.G.: Oui, car la standardisation profite des relais obligatoires de la Relation, aujourd’hui, pour essayer de s’imposer, mais la standardisation c’est de l’anti-Relation. La standardisation, c’est la pensée de l’Un poussée à ses extrêmes. Si j’estime que sans cesser d’être moi, je peux être changé par l’autre, en échange avec lui, et que je peux le changer sans qu’il cesse d’être lui-même, alors j’abandonne l’assimilation, c’est-à-dire la tendance à revenir au même et du même coup je fais échec à la standardisation. L’assimilation et la standardisation sont les deux moments extrêmes de la pensée de l’Un.

L’Universel contre le métissage

Que pensez-vous alors de cette idée, omniprésente en France comme un absolu politique, racial, culturel, d’intégration?

E.G.: Je suis absolument contre l’idée d’intégration. Pourquoi des Musulmans ne pourraient pas vivre dans la région parisienne en tant que Musulmans? Je ne vois pas pourquoi. Des pères de l’église et des saints ont vécu à l’entour de village africain en tant que catholiques. Et cela a fait à la fois des saints et des usurpateurs. Les Musulmans autour de Paris ne peuvent pas être des usurpateurs. Ils n’en ont pas les moyens politiques. Je suis contre cette volonté d’intégration ! Si un pays ne doit accepter l’autre qu’à condition de l’intégrer, alors il vaut mieux qu’il n’y ait aucun rapport entre eux. Qu’est-ce que cela veut dire ! C’est la forme la plus haute de barbarie.

Pour élargir cette question, pensez-vous qu’il y ait des valeurs universelles? Par exemple les droits de l’homme, la démocratie, doivent-ils, selon vous, s’appliquer partout sur la terre?

E.G.: Je ne le crois pas. Je pense qu’il y a des valeurs universelles qui sont des valeurs de respect de l’intégrité de la personne. C’est-à-dire ne pas porter atteinte à l’autre physiquement, ni par la faim, ni par l’oppression, ni par la misère, ni par les blessures, ni par la guerre. Il y a une autre valeur qui est de ne pas attenter à l’intégrité d’une communauté: soit par l’oppression, soit par la colonisation, soit par la domination. Mais je ne crois pas qu’on puisse ériger cela en système universel. Parce qu’à partir du moment où on l’a érigé en système universel de valeur, on trouvera des arguments pour justifier des exceptions. Par exemple, on peut dire que les deux cent mille mors irakiens, de la guerre du Golfe étaient nécessaires au nom de la valeur supérieure qu’est la défense de la démocratie. C’est pour cela que je me méfie des systèmes de valeur ; que la démocratie en que telle soit érigée en système de valeur me hérisse.

Vous savez ce que disent les algériens dans la rue ? Ils disent qu’ils n’ont pas besoin de démocratie mais qu’ils veulent la justice, je trouve cela très éclairant

E.G.: Oui, la justice est à mon avis, de ne pas attenter à l’intégrité physique et mentale d’un individu ou d’une collectivité. Cela me paraît un invariant dans le Chaos-Monde, et serait beaucoup plus opérant que la valeur universelle de démocratie. Je ne crois pas à l’idée d’universel. Je pense que c’est une création des cultures occidentales. J’ai cherché dans tous les textes, non occidentaux la notion de l’universel et je ne l’ai pas trouvée. Parce que l’occident a cette tendance fantastique à ériger ses propres valeurs en système justement universel. Le système occidental a besoin de cette notion, mais il y a beaucoup de civilisations pour qui ça n’a pas de sens. Il faut se méfier de ces positions là. Je ne dis pas que la démocratie est une mauvaise chose, je dis que ce n’est pas une valeur, qu’il ne faut pas l’ériger en valeur en soi. La démocratie a ses avatars, ses réussites, son équilibre plus ou moins satisfaisant, mais si on fait le compte des démocraties occidentales, voyez par quoi elles sont passées. Le travail forcé des enfants au temps de la révolution industrielle des millions d’enfants dans les usines d’Angleterre.

Un théâtre du héros ambigu

Qu’est-ce qui a déclenché votre volonté d’écrire du Théâtre ? Etait-ce pour retrouver un lien avec l’oralité ou porter votre écriture vers la profération publique, politique, je pense à votre pièce Monsieur Toussaint ?

E.G.: Si je réfléchis bien à la chose, je crois que c’était le désir de reconnaître un héros qui soit ambigu. C’est-à-dire un héros qui ne serait pas exclusif de l’autre. Parce que tous les héros de la tragédie classique sont exclusifs de l’autre. Dans le théâtre Grec, ils sont exclusifs des Perses, etc. J’avais sans doute le désir de reconnaître un héros ambigu qui, sans cesser d’être un héros représentatif, cesse d’être un héros uniquement représentatif du même. Et en cela excluant l’autre. Il me semblait que Toussaint-Louverture était ce type de héros. C’est-à-dire qu’il poussait jusqu’à une extrême contradiction le fait qu’il refuse la colonisation et qu’il ne peut pas s’empêcher d’accepter une sorte d’occidentalisation par l’autre ou de créolisation par l’occident. Il y a là un événement dramatique et plus que dramatique tragique de l’existence et de l’action. J’ai toujours pensé, que dans tout Antillais, il y a un être qui accepte et un être qui refuse. C’est pour cela que j’ai écrit un livre qui s’appelle Le Quatrième Siècle, avec deux lignées de famille. Il me semble que Toussaint a poussé cela jusqu’à la grandeur tragique, et que dans cette opposition, il y avait quelque chose de fondamental pour nous.

On sait que le théâtre naît avec la démocratie, en Grèce, avec le système de l’Un, vous paraît-il possible qu’un jour le théâtre se créolise complètement ?

E.G.: Absolument, c’est ce que l’on voit aujourd’hui. Quand vous voyez de grands metteurs en scène, mettre en scène – des gens venus de partout des noirs américains, des antillais, des français – les grands mythes indiens, et représenter cela pendant huit heures dans un théâtre parisien, et qu’il y a du monde, que la salle soit pleine, voilà la créolisation totale du théâtre. Autrement dit, le théâtre et surtout le théâtre tragique qui était le théâtre fondateur en Occident, a été fondé sur la reconnaissance de soi et l’exclusion de l’autre. Je crois que le grand tragique du XXIe siècle, sera un tragique fondé sur la reconnaissance de l’autre et le non-renoncement à soi. Cette contradiction-là, cette contradiction apparente, sa résolution sera l’objet du théâtre de demain.

Dernière question, mais je connais la réponse, la créolisation est-elle encore une idée subversive?

E.G. : La créolisation est une idée très subversive. Parce ce que c’est une idée qui fait un constat de ce qui existe, mais qui n’est pas encore acceptée, et cela c’est le sujet même de la subversion : montrer ce qui existe, ce que personne n’accepte encore. C’est la subversion réelle. Je pense qu’il y aura une résistance énorme à l’idée de la créolisation, mais elle sera plus forte, parce qu’elle est, de toute façon, déjà là.

Paris, octobre 1994.

Entretien publié dans Chroniques de la scène mondeYan Ciret, Éditions La Passe du Vent, 2000