D’autres que Giorgio Agamben ont cherché une généalogie du pouvoir, où le règne et la gloire se confondent, sous le jour tout puissant de l’économie. Mais personne n’avait encore remonté le paradigme théologique de l’oikonomia aussi loin, tout en instruisant un passage entre des concepts religieux autant que politiques. Celui qui fut l’apôtre Philippe, dans L’Évangile selon Saint Matthieu de Pasolini, a engagé depuis longtemps une historiographie de la profanation du système économique dominant. Il est d’ailleurs étonnant que personne n’ait véritablement entrevu cette archéologie, qui met désormais en lieu et place du divin, la « démocratie spectaculaire marchande ».Cette f ormule de Guy Debord sur la démocratie de consensus, qui rappelle la tyrannie de l’opinion décrite par Tocqueville, est ce qui se rapproche le plus de ce que désigne Giorgio Agamben dans son dernier livre Le Règne et la Gloire – Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement.
Pour Agamben, comme pour Debord, qui lui déclara un jour qu’il était un « stratège » et non un philosophe, le « Spectacle » est en fait une métaphysique de la marchandise, qui induit croyance, adoration et servitude.
Pour démontrer ce parallèle, Agamben revient sur cette oikonomia latine, parvenue au stade suprême d’une économie moderne qui intègre le règne, la gloire, jadis dévolues à la sphère théologique, pour aujourd’hui se présenter en tant que « machine gouvernementale » inféodée à l’économisme mondial. Il écrit : « En 1967, avec un diagnostic dont la justesse nous apparaît aujourd’hui évidente, Guy Debord constatait la transformation à l’échelle planétaire de la politique et de l’économie capitaliste en une « immense accumulation de spectacles », où la marchandise et le capital lui-même prennent la forme médiatique de l’image. Si nous rapprochons les analyses de Debord de la thèse de Schmitt sur l’opinion publique comme forme moderne de l’acclamation, le problème de l’actuelle domination spectaculaire des médias sur tous les aspects de la vie sociale apparaît sous un nouveau jour. Ce qui est en question, ce n’est rien de moins qu’une nouvelle et inouïe concentration, multiplication et dissémination de la fonction de la gloire comme centre du système politique. »
L’économie dont l’étendue du spectre hante la moindre régulation de ce monde n’a pu prendre ce pouvoir sans limites qu’à travers une série de glissements sémantiques empruntés aux ordres de la théologie. Ceux-ci se font dès les premières gloses, peu après l’apparition christique. La trinité chrétienne embraye une « machine providentielle » qui sépare les pouvoirs, ceux du Père, du Fils à qui revient le logos, et du Saint-Esprit. Si l’on voulait simplifier à l’extrême, on désignerait ce mode opératoire par, un dieu « qui règne, mais ne gouverne pas », selon la célèbre formule, mais qui prédit déjà cette « main invisible » du libéralisme, qu’Adam Smith décrira dans La richesse des nations. Puis vient le Fils, qui en se détachant du Père se trouve en position de « bras armé » terrestre, celui qui accomplit par l’incarnation le programme gouvernemental du monde, et enfin le Saint-Esprit qui réunit par la « gloire », ces deux entités de la Providence, du salut et de la rédemption.
De l’usage hérétique de Carl Schmitt
On aura, partiellement, reconnu l’une des thèses du juriste et philosophe Carl Schmitt, la politique ou les lois de l’État sont des notions théologiques sécularisées. Le plan divin imprime sa marque invisible, mais d’autant plus agissante, à ce que nous pensons être un État de droit libéral. Nous ne savons pas reconnaître la théologie de la Providence, dans nos institutions démocratiques. Pire, le parlementarisme et l’exécutif séparés du législatif direct sont des hérésies qui dévoient la « machine providentielle » héritée du christianisme et sa trinité réunifiée en seul corpus. Ce qui conduira Carl Schmitt à devenir le penseur du Troisième Reich, de la décision politique, de l’état d’exception, d’où son ralliement à l’assomption du guide suprême, le « Führer » qu’il reconnaîtra dans Hitler. Mais Agamben réfléchit, comme il le dit « contra Schmitt », c’est-à-dire, qu’il hypostasie le juriste nazi, pour l’absorber puis le renverser. On aura trop instruit le procès des supposés « schmittiens » (Alain Badiou, Toni Négri, Étienne Balibar), pour ne pas faire ici la preuve, qu’il s’agit, au mieux d’une méprise, ou plus inquiétant d’une diffamation.
L’exemple parfait en serait le concept central, qui rayonne comme une fonction centrifuge, à l’intérieur de ce nouveau livre Le Règne et la Gloire : celui déjà décrit d’oikonomia. Détournant la notion de « théologie sécularisée » de Carl Schmitt, le philosophe en effectue le retournement : « La thèse selon laquelle l’économie pourrait être un paradigme théologique sécularisé a néanmoins un effet rétroactif sur la théologie elle-même, puisqu’elle implique que la vie divine tout autant que l’histoire de l’humanité ont été conçues, depuis le début de la théologie, comme oikonomia, c’est-à-dire que la théologie, est elle-même dès le départ une « économie » (…). » On peut ainsi déduire, que les soit disant « schmittiens » ne revendiquent pas, de manière séminale, les idées du théoricien racialiste ami de Göring ; mais qu’ils pensent « contre » lui, en accord divergent, pour en faire un usage critique. Ce qui se cache derrière ce mauvais procès récurrent, c’est l’accusation qui est faite d’une « haine de la démocratie » pour reprendre Jacques Rancière qui ferait de Schmitt le successeur de Marx dans l’essai de destitution de la démocratie parlementaire et médiatique de marché. S’en prendre, comme Giorgio Agamben le fait à ce que l’on juge une falsification de la démocratie, doit-il immédiatement s’entacher d’un péché originel en crypto-nazisme ? On laissera le lecteur juge.
La démocratie de marché ou l’illusion divine
Cette mise au point nous mène vers un tournant historique, fondateur, dont il faut dire que notre présent ne serait que la finalité absolutiste. Le passage de « l’économie du mystère » sacramentel au « mystère de l’économie », qui se fait par les Pères de l’Église, à la suite de Saint Paul. Qu’est-ce à dire ? Simplement, que d’un élément sacré, celui de la Révélation christique, il va se substituer un autre paradigme, qui en prendra tous les atours glorieux, le paradigme économique ou oikonomia. Pour finalement parvenir à ce constat : « En ôtant Dieu du monde, non seulement la modernité n’est pas sortie de la théologie, mais elle n’a fait, en un certain sens, que mener à son terme le projet de l’oikonomia providentielle. » Mais avant d’arriver à cet achèvement théologico-politique, Agamben trace un démontage particulièrement érudit des linéaments historiques de notre « mystère de l’économie » actuelle. Sur quoi repose le pouvoir anarchique de l’argent, qui fait régulièrement trembler toutes les banques centrales mondialisées ? Sur la valeur dira l’économie politique, alors que pour le philosophe italien, cette dernière ne se connaît pas elle-même.
Qui peut dire pourquoi l’économie gouverne le monde ? Comment son pouvoir s’est-il transformé en règne omnipotent ; et par quelle nécessité lui faut-il assurer sa domination intégrale par la gloire (la science de la publicité), c’est-à-dire l’assentiment démocratique obtenu à travers les médias de masse qui forment l’opinion ? Le citoyen qui réitère la référence à la date de naissance du Christ à chacune de ses signatures monétaires, sait-il quelle obscure ou plutôt « mystérieuse » transaction il paraphe ? On voit que Le Règne et la Gloire s’avance telle une généalogie historique de la théologie politique et économique, mais l’auteur prend soin de signaler qu’il y a un autre livre qui s’y dissimule, un point de fuite étranger à celui qui l’écrit, comme à celui qui le lit : un cœur secret, vide et dérobé pour l’instant. Pour y avoir accès, Agamben pointe, de manière messianique, son livre ultérieur, sur les « formes de vie » possibles, qui seraient autant de profanations du « mystère de l’économie ». Ce qu’il appelle « désœuvrement », ou pour reprendre ses catégories « la vie éternelle », le « sabbat de l’homme » dont l’usage des moyens ne comporte aucune fin, désaliéné qu’il devient de l’économisme et de la terreur que son oikonomia fait régner sur la planète.
L’ambition est donc immense, et dévie dans le fond et dans la forme, l’historiographie contemporaine. Le cycle auquel appartient Le Règne et la Gloire s’inscrit dans la série Homo Sacer, qui vise rien de moins que de mettre à jour les mécanismes de capture de la vie nue de l’humanité. Autrement dit, une cartographie philosophique des forces politiques qui ont assujetti l’homme, à travers des paradigmes, comme celui du camp, du dispositif, de la signature. Son dernier livre étudie comment les débuts de la chrétienté, avec Augustin, Tertullien, Origène, Irénée, Jean Chrysotome fondent une « cité de Dieu » sur terre où le Règne (le Royaume céleste) principe absolu et transcendant se voit capter par la praxis du gouvernement (la simple gouvernance). Qu’au sortir du paganisme, et des théories d’Aristote, il s’inscrit désormais, dans les corps et les âmes, un pouvoir total qui ne pouvait se construire que sur une suite de déplacements de sens. Des signatures qui mènent à l’oikonomia. Chaque texte des Pères de l’Église renforce la « machine providentielle » qui se métamorphose en un empire global. C’est sur ce développement implacable que nous vivons aujourd’hui. La volonté trinitaire permettant ce basculement dans une unification, sans précédent, des instances de commandement. On pourra ici marquer une divergence, Agamben semble ne pas prêter un sort déterminant aux hérésies, qui vont résister à cette forclusion d’un pouvoir impérial.
La puissance illimitée du gouvernement mondial
S’il évoque l’arianisme, ou la gnose, c’est pour les réintégrer dans ce jeu des signatures, qui font qu’un texte apocryphe donne le coup scriptural décisif vers la métamorphose de l’économie en mystère ; Marx aurait dit en « fétichisme » de la marchandise. Cette aura vénéneuse, de séduction fantasmagorique, qui fait de l’objet transactionnel un acte de l’Esprit, tourné vers la vénération de celui qui croit s’en emparer, en l’acquérant, devenant par-là plus possédé que possédant. Il faudrait évoquer l’importance de l’hérésie cathare qui fut combattue par la croisade médiévale. Ces utopies qui portent en germes d’autres « formes de vie » et dont les avant-gardes (les situationnistes) du XXe siècle s’inspireront. Si l’on suit le philosophe, le dieu mauvais, l’antéchrist qui selon les gnostiques s’est asservi le monde, est aussi intégré au paradigme de la gouvernance : « Cette structure « gnostique » que l’oikonomia théologique a transmise à la gouvernementalité moderne a atteint son point extrême dans le paradigme du gouvernement du monde que les grandes puissances occidentales (et en particulier les États-Unis) ont essayé de réaliser à une échelle à la fois locale et globale. Qu’il s’agisse de la désagrégation des formes constitutionnelles préexistantes ou de l’imposition, à travers l’occupation militaire, de modèles constitutionnels prétendument démocratiques à des peuples pour lesquels ces modèles sont finalement impraticables, l’essentiel n’est pas là : ce qui importe, c’est qu’on gouverne un pays – et à la limite, la terre entière –, tout en y étant complètement étranger. »
Ce sont bien les déclarations américaines de « guerre juste », d’ »axe du bien et du mal », d’ »État voyou », de « prisonniers illimités et indéfinis » pour le camp de Guantanamo, qui sont en ligne de mire. Ceux qui ont imprimé « In God we trust » sur leurs dollars sont l’une des acceptions ultimes de cette théologie de « la machine gouvernementale ». La perversion du message du Salut se change ainsi en vision apocalyptique, en s’appuyant sur la double nature du Christ, d’être à la fois celui qui « rend à César ce qui est à César » et l’anarchiste messianique crucifié. Giorgio Agamben insiste sur cette ambivalence, qu’il nomme d’un côté « théologie économique », et de l’autre « théologie immanente », qui s’achève par la réunification eucharistique des deux instances dans une illimitation de la puissance. Financière et commerciale sur un versant, mais simultanément coordonnée à une violente dissolution du droit. Il précise : « Que Christ soit « anarchique » signifie donc qu’en dernière instance le langage et la praxis n’ont pas de fondement dans l’être. » Voilà, l’une des percées éclairantes, parmi les plus singulières, qui unit : la guerre sans fin, hors de toutes normes juridiques, l’anarchie spéculative économique, l’état d’exception permanent. Toutes choses qui trouvent leurs sources dans l’anarchon (l’infondé) christique revu et corrigé, puis accaparé par des siècles de théologie et jusqu’à la philosophie universaliste des Lumières.
L’anarchie et la gloire de la société du spectacle
Nous sommes ici dans le centre névralgique de l’élaboration qui conduit Le Règne et la Gloire : « L’anarchie est ce que le gouvernement doit présupposer et prendre sur soi comme sa propre origine et, en même temps, comme le cap vers lequel il maintient son voyage. (Benjamin avait raison en ce sens quand il affirmait qu’il n’y a rien de plus anarchique que l’ordre bourgeois ; et le trait d’esprit que Pasolini mettait sur les lèvres d’un des hiérarques de son film Salo était parfaitement sérieux : « La seule anarchie véritable est celle du pouvoir. »). » Qui pourrait lui donner tort, à l’heure où les fonds bancaires font faillite en cascade, où l’écosystème risque d’être emporté par la prédation des richesses naturelles, quand la destruction fait de la terre et des hommes des données exploitables, calculables, échangeables, et au final dont la valeur de vie n’importe plus, dans le déchaînement des désordres de l’oikonomia ? Comment expliquer alors que ce règne sans fondement puisse se survivre par appropriation de la divinité et inversement à quel prix la théologie accomplit son devenir dans la « Société du Spectacle » ? Il fallait pour cette tâche séculière des intercesseurs, une nébuleuse séraphique, pour assurer l’interface entre le dieu omniscient et son gouvernement. Une garde rapprochée qui fasse du « mystère » une ordonnance sacerdotale et matérielle, Agamben va la trouver dans « l’armée des anges ».
Commentant Tertullien, il repère qu’ : « Avant tout, l’angélologie est ici convoquée comme paradigme théologique de l’administration. Un geste quasi kafkaïen permet d’établir une correspondance entre les anges et les fonctionnaires. » L’ajout de cette pièce rend quasi-mécanique l’abstraction du pouvoir dans ses actes dont l’exécution implacable entraîne machinalement la louange. Les chants des anges à la gloire du royaume divin se superposent à une coercition aveugle. Ces messagers vont se métamorphoser en administrateurs. À la suite de Kantorowicz et la division des deux corps du roi, l’un corruptible, l’autre éternel, Agamben figure la bipolarité angélique, la césure constituante entre assistant céleste et bureaucrate. Là encore, la force invisible prédomine ; qui pourrait imaginer que derrière le sourire de l’ange du jugement dernier se dissimule l’ordonnateur des basses œuvres de l’administration. Surtout, lorsque l’on connaît la possibilité d’infléchissement de la bureaucratie vers une « bourreaucratie ». C’est dans le Procès de Kafka que l’on perçoit le plus nettement le rôle de ses assesseurs, tantôt en attente, pour in fine glisser un couteau sacrificiel dans le corps de K. . Ce décalque théologique, le philosophe le repère chez Denys l’Aréopagite, avec l’introduction de la « hiérarchie » mondaine par l’assemblée des anges.
Giorgio Agamben, de manière pénétrante, révèle que : « L’idée centrale qui traverse le corpus de Denys ; et la stratégie qu’il dissimule à peine consiste (…) à sacraliser le pouvoir. » Reprenant un autre texte de l’Occident latin, il note que : « L’introduction d’un thème hiérarchique dans l’angélologie – mieux : l’invention du terme même de « hiérarchie » – est l’œuvre d’un apocryphe dont le geste constitue une des mystifications les plus tenaces de l’histoire de la littérature chrétienne et qui attend encore d’être dévoilée. » Quelque chose de ténébreux se lève : le pouvoir incontesté des ordres de la bureaucratie. Leur capacité d’exécution par l’approbation implicite du citoyen, qui fusionne « angélologie et bureaucratie » tel que l’indique Le Règne et la Gloire. Comment maintenant, ne pas relire notre histoire la plus sombre, sous la lumière crue du fonctionnaire assurant la « banalité du mal ». Alors qu’il lui a été conféré une puissance d’obéissance exorbitante, sacrale, en passant du « mystère » au « ministère » (Kantorowicz). Sans l’origine théologique du fonctionnaire, du bureaucrate assermenté, ce pouvoir liturgique, devenu juridique, ne pourrait avoir gagné entièrement le fonctionnement de nos institutions.
C’est sans doute la manière la plus stimulante d’aborder ce livre, non pas en tant qu’une « archéologie du savoir » reléguée dans un passé révolu, mais comme preuves par la généalogie des énigmes sociales motrices qui nous gouvernent. En passant par Malebranche, mais surtout Rousseau, dont il perçoit que l’idée de « volonté générale » du peuple, anticipe déjà notre « démocratie participative ». Giorgio Agamben réarticule le travail des Lumières, dont nous sommes les héritiers directs, avec un déplacement de la volonté divine dans la sphère représentative élective. Contrairement à nombre d’auteurs, qui ont vu dans le christianisme une laïcisation progressive de l’Occident, le théorème glorieux de la religion, non seulement ne disparaît pas, mais il resurgit constamment sous des habits neufs.
C’est le cas frappant du système des « acclamations » qui, produites sous l’Empire romain pour attester le pouvoir, se réincarnent dans les liturgies glorieuses des louanges du dogme chrétien, avant de culminer avec les proférations de masse totalitaires, pour finir par se rendre du côté du « bien » dans la puissance diffuse de l’opinion publique. Ce décalage apparaît essentiel pour la captation de la gloire par le gouvernement, c’est « l’acclamation » qui consacre le pouvoir et son oikonomia. Le philosophe rapporte ce phénomène à notre situation : « La démocratie contemporaine est une démocratie intégralement fondée sur la gloire, c’est-à-dire l’efficacité de l’acclamation multipliée et disséminée par les médias au-delà de toute imagination (…). Comme cela s’était déjà toujours produit dans les liturgies profanes et ecclésiastiques, ce prétendu « phénomène démocratique originaire » est encore une fois capturé, orienté et manipulé sous les formes et selon les stratégies du pouvoir spectaculaire. »
Réfutations des mystères de l’économie
On est loin d’une sociologie, à la manière d’un Max Weber, qui pourtant voyait déjà dans l’éthique protestante ce qui allait permettre l’essor du capitalisme ; mais plus fondamental encore, Giorgio Agamben prend ses distances avec ceux dont il fut proche et qui marquent toujours sa pensée. Il pointe les apories, les impasses d’Heidegger dont il suivit le séminaire : « (…) On mesure ici l’insuffisance de la tentative heideggérienne de venir à bout du problème de la technique. (…) Heidegger ne peut ici venir à bout du problème de la technique, parce qu’il n’est pas parvenu à le rendre à son locus politique. » D’autres passages réitèrent l’aveuglement du philosophe allemand, son « arraisonnement du monde par la techno-science » ne comprend pas l’essence divine et démoniaque du gouvernement de l’économie apostolique marchande. Celle dont Le Règne et la Gloire fait justement l’archéologie. De même pour Foucault, dont Agamben dit qu’il « n’a pu articuler jusqu’au bout de manière convaincante sa généalogie de la gouvernementalité ». Sans renier la biopolitique foucaldienne, en la tirant même vers ses extrêmes limites, il s’avère beaucoup plus « continuiste » dans l’histoire des signatures qui impriment leur sens à ces transferts, du théologique au politique. Michel Foucault, en insistant sur les ruptures épistémologiques, aurait perdu la vision terminale de l’invisibilité de la loi du pouvoir, qui change d’illusion pour rester la même. Il existe aussi dans ce livre, une critique implicite du marxisme, comme si celui-ci n’avait pas conduit sa critique de la religion à son terme ultime, et donc s’était tenu en échec dans sa critique de l’économie. Son messianisme de la promesse communiste aurait, au contraire, fait perdurer la téléologie, la croyance dans une fin dernière, tout entière dérivée des prédicats de l’oikonomia.
Marx aurait conservé la Révolution, dans le langage de l’économie politique, celui de Ricardo ou Say, sans s’attaquer directement à cette réversibilité qui tient encore le monde contemporain, et qui va de « l’économie du mystère » au « mystère de l’économie ». Le matérialisme historique en serait encore une forme. C’est à la nature même de l’économie, à laquelle Giorgio Agamben lance un défi en vérité, d’où l’importance de ce livre somme qui cherche un dépassement inédit de tout ce qui a déjà été écrit jusque-là. Nous entrons, maintenant, dans nos dernières conclusions. Baudelaire écrivait dans Fusées que : « Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister. » Il en va de même pour l’oikonomia qui produit des effets matériels en dehors de son existence, c’est le jeu de son ministère qui administre et gouverne en conséquence. La gloire spectaculaire cache le principe du monde, qui est la communication, en l’assignant au pouvoir des médias, celui-ci est ordonné par le règne de la démocratie de marché qui dissimule son mystère, le plus inavouable, le plus scandaleux, qu’après avoir refermé Le Règne et la Gloire, on pourrait résumer d’un trait d’athéisme radical – l’économie n’existe pas.
Yan Ciret
Article publié sur nonfiction.fr, 2008
Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer II, 2
Giorgio Agamben
Éditeur : Seuil
Titre original : Il Regno e la Gloria
Traducteur : Joël Gayraud et Martin Rueff
Collection : L’odre philosophique
Date de publication : 25/09/08
N° ISBN : 2020961938