Philip Roth – Du péché originel

La Tache (éditions Gallimard)

Yan Ciret – Art press n° 284, 1 novembre 2002

Philip Roth est un ogre, l’un de ceux dont les livres dévorent la réalité jusqu’à la laisser exsangue. On croyait son talent en perte de vitesse (1) puis vint Patrimoine, retour sur soi à travers la mort du père. Suivirent ces pics que sont l’Opération Shylock et le Théâtre de Sabbath, exercices de schizophrénie délirante opérant dans la chair même de la théodicée américaine ; c’est-à-dire remuant ciel et terre pour faire rendre sa vérité à l’alliance entre la justice divine hébraïque confondue au messianisme de «l’axe du bien». L’Amérique est une invention juive, Céline avait déjà vu juste, et Roth d’ajouter : «Les juifs ont été faits pour l’Amérique et l’Amérique a été faite pour les juifs.» Alors contempteur, Philip Roth, de cette nation assoiffée de rédemption judéo-calviniste, puritaine, sûre d’être le nouveau Paradis universel ?

Philip Roth Yan Ciret

Pas si simple, tant l’auteur iconoclaste de Portnoy et son complexe traverse toutes les contradictions de l’Amérique en retournant contre elle ses propres armes, des plus triviales aux plus complexes, celles qui transforment en farce métaphysique les cauchemars du rêve américain providentiel. Si l’on a voulu faire de cet écrivain l’un des plus enragés dans la dénonciation du politiquement correct, on se trompe dans les grandes largeurs. Il ne se réduit en rien à ce que lui-même nomme «la tyrannie des convenances». L’ampleur épique de son œuvre, jusque dans ce magistral dernier chef-d’œuvre qu’est La Tache (Human Stain), ne relève aucunement de l’aliénation de l’individu démonisé par son destin social.

La question que pose Philip Roth, depuis Goodby, Colombus en 1959, il ne l’a sans doute jamais aussi bien formulée qu’aujourd’hui : «Nous laissons une souillure, nous laissons une trace, nous laissons notre empreinte. Impureté, cruauté, sévices, erreur, excrément, semence on n’y échappe pas en venant au monde. Il ne s’agit pas d’une désobéissance originelle. Ça n’a rien à voir avec la grâce, le salut, ni la rédemption. La souillure est en chacun. À demeure, inhérente, constitutive. La souillure qui est là avant sa marque. Sans son signe, elle est là. La souillure tellement intrinsèque qu’elle n’a pas besoin d’une marque. La souillure qui précède la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie toute explication, toute compréhension. C’est pourquoi laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie. Et même une plaisanterie barbare. Le fantasme de la pureté est terrifiant. Il est dément. Qu’est-ce que la quête de la purification, sinon une impureté de plus ?»

Il fallait citer ce passage dans son entier pour comprendre comment l’ancien gamin né en 1933 à Newark dans le New Jersey, d’une famille d’émigrés juifs d’Europe de l’Est passés par les ghettos crasseux du Lower East Side pouvait, au crépuscule de sa vie, ne pas en démordre sur un point radical : rien ne fera disparaître le péché originel, il est notre seul point d’appui dans un monde sans dieu. D’où la pornographie obsessionnelle, profonde, jubilatoire de Mickey Sabbath ou d’Alexandre Portnoy ; le sexe comme instinct de vie jamais pris en défaut (« le sexe vous venge de la mort»), la sexualité dans toutes ses démesures picaresques, philosophiques, mais aussi carnassières, sordides ; d’ailleurs l’amour n’y est qu’un leurre, un abandon dérisoire au conformisme, au catéchisme : monogamie, monothéisme — même combat pour la «contrevie», donc une lâcheté, une fuite platonicienne vers la fausse guérison d’être vivant. Le sentimentalisme n’a pas cours dans les livres de Philip Roth, la lucidité y est vorace et sans compassion. D’un trait, on peut résumer cette violence libidinale de la survie, par ceci : un roman ne vaut que par son usage savant et illimité du sexe. Ceci ne serait rien, si la trame de l’histoire humaine ne venait amplifier, perturber, détruire les rêves, les quêtes, comme les dénis, en les soumettant à des lois aveugles. Ainsi va le secret du professeur de lettres classiques, doyen de l’université d’Athena, Coleman Silk, personnage principal de La Tache. Lui qui sera broyé par son propre mensonge. Mais en Amérique plus qu’ailleurs, on ne laisse jamais un secret derrière le miroir. Il finit toujours par remonter à la surface. Son explosion purificatrice est d’autant plus impitoyable qu’il aura été refusé, nié dans son évidence.

Des trois volumes de la trilogie que Philip Roth consacre à l’histoire américaine d’après-guerre, La Tache paraît comme la quintessence tragique de cette dénégation meurtrière. Si Pastorale américaine et J’ai épousé un communiste brassaient la guerre du Vietnam et le maccarthysme, s’ils mettaient au centre la corruption collective, le fond du récit restait shakespearien ; en ceci qu’un mécanisme agissait ainsi que Murray Ringold pouvait l’affirmer dans J’ai épousé un communiste : «Qu’est-ce qui provoque la mélancolie, le délire, le meurtre? Othello trahi. Hamlet trahi. Lear trahi. On pourrait même soutenir que Macbeth est trahi par lui-même (…). Nous qui avons, par métier, usé notre énergie à enseigner des chefs-d’œuvre, (…) nous n’aurions pas d’excuses si nous ne voyions pas que la trahison est au cœur de l’histoire. L’histoire, de haut en bas. L’histoire du monde, de la famille, de l’individu.» Avec La Tache, Philip Roth ne laisse plus rien derrière lui. L’univers semble déblayé de toute part, sans savoir si cela ressemble au premier ou au dernier jour.

Comme avec tout grand artiste parvenu à une telle maîtrise, «l’argument» ou «le motif» importent peu. Le parallèle avec l’affaire Lewinsky-Clinton, la persécution communautariste des campus américains hallucinés par leur propres délires raciaux, l’amnésie des générations, leurs désirs de meurtres, les séquelles paradoxales de la guerre du Vietnam, tout cela tient les arcanes du roman. Mais quelque chose de plus puissant, et de plus déroutant, trace sa voie au travers des amours de Coleman Silk et Faunia Farley, de la vengeance mortelle qu’ils encourent .Il faut suivre les dédales qui mènent Nathan Zuckerman, le «brain double» de Philip Roth, jusqu’à l’écriture de ce livre. Comment sa présence à l’intérieur de La Tache s’efface pour agencer la tragédie. Il n’en est plus le narrateur, le détective, ni même un double comme dans Opération Shylock, il est celui qui poursuit quelque chose d’insondable, par-delà l’histoire qui se joue. Son but : toucher l’origine dans la fin, le monde blanc d’Achab et Moby Dick, celui de Jack London et de son Call of the wild.

(1). Cela sera le sujet de son dernier livre Nemesis, et la décision de Philip Roth de ne plus écrire, (ndlr 2018).

La Tache - Philip Roth - Texte Yan Ciret

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Yan Ciret : Art press, Octobre 2004.

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