Interview de Yan Ciret in artpress 271 / février 2002
Yan Ciret : Votre premier livre l’Art poétic’ spatialisait l’espace à la manière d’une maquette, d’un plan d’architecture, dans la lignée de Mallarmé ou des Carnets de Valéry, donnant au livre une ouverture vers un paysage de signes, ceux-ci allaient par extension logique se concrétiser dans la musique avec Pascal Dusapin, avec Rodolphe Burger et le sample aujourd’hui ; mais ce passage par la voix, la scène avec le Colonel des zouaves, revient dans Retour définitif et durable de l’être aimé, sous forme de temporalités, de rythmes, de stanze. Est-ce qu’un art du temps (du tempo) ne s’est pas substitué à un art de l’espace ?
Olivier Cadiot : L’Art poétic’ était un livre graphique, mais son projet est en fait assez vite devenu sonore. Il y a du fétichisme, reprint, pied de la lettre, etc., mais ce qui était vraiment spatial, c’était d’abord une envie de tendre des phrases, stéréotypes, bêtises, vers ? dans une page, en diagonale. Ça tenait avec des élastiques pour serrer/desserrer la lecture. Je me suis rendu compte que ça marchait autre-ment à l’oral, la vitesse de la voix donnait plus de sens, en enjambant vite ça produisait des embryons d’histoires . À partir de là, il y avait deux options : ou pousser la méthode graphique, ne plus penser qu’au geste, tirer la chose vers le conceptuel, agrandir des mots sur les murs, faire des leçons de gram-maire en diaporama, ou, deux : développer ces histoires. La musique m’a d’abord entraîné vers la première, comme si je voyais un opéra en forme de calligramme sur une scène-page Iibre, après j’ai commencé une série de quasi-romans, comme s’il fallait justifier le conceptuel et le poétique par une histoire fausse et essayer du même coup d’en raconter une vraie, inventer des récits qui maintiendraient de l’écriture pure à l’intérieur, sans style. Bien après, j’ai essayé de faire des pièces, pour le théâtre, à partir du Colonel des Zouaves, ça m’a confirmé l’envie de rendre audibles des bizarreries, lisibles, et des tournures curieuses, monologues extérieurs oppressés, en retour on peut refaire des livres. Il faut aussi peut-être, s’imaginer beaucoup de théories inutiles pour faire un nouveau livre, la preuve.
Yan Ciret : Le théâtre avec son principe de scène, de répétition d’une écriture déjà formalisée, aurait dû être l’antithèse de cette expérience du live, d’une «free écriture», comme on parle de «free jazz». Comment expliquez-vous que le Colonel des Zouaves ait fonctionné, malgré une théâtralisation de la parole ?
Olivier Cadiot : Parce que Ludovic Lagarde, pour la mise en scène, Gilles Grand pour le son, Laurent Poitrenaux pour l’action et Sébastien Michaud pour la lumière ont serré les quatre coins d’une sorte d’installation sonore, ça ressemble à un livre actif en temps réel. En retour, ça donne des nouveaux critères pour faire un livre. La scène oblige à enlever tout ce qui n’est pas dicible, comme dans un livre on enlèverait tout ce qui est écrit pour le remplacer par un parlé de l’écrit, et puis Retour définitif et durable de l’être aimé est un livre sur l’exercice, le héros aimerait bien devenir très très bon en sport.
Le problème de Robinson, le personnage que l’on retrouve dans le Colonel des Zouaves et dans Retour définitif et durable de l’être aimé, est celui de produire de l’infini dans un monde clos, dans une île, son espace est rendu inhabitable par sa folie de construction, est-ce que ce n’est pas ce qui vous guettait, d’une certaine manière. Et la seule façon de retrouver de l’espace serait la maladresse, de faire un livre maladroit ? Futur, ancien, fugitif, c’était un vrai Robinson dans son île avec sa bonne méthode Coué et puritaine de tout refaire à partir de rien, de bâtir des cathédrales avec trois fois rien et d’en faire trop, c’est le vrai sujet du roman, c’est l’idée que j’ai gardée pour la deuxième partie : le Colonel des Zouaves est un workaholic, un malade du travail, dans le dernier livre de la série, le héros est un autodidacte, un Robinson du cerveau, qui essaye de relier correctement des idées inadéquates, il essaye d’être intelligent, bêtement, c’est un héros anti-moderne, il n’est pas fier d’être idiot, cette maladresse permet d’essayer de passer à un régime plus étrange, de mélanger les niveaux, de se rapprocher trop près, de voir du ciel, d’avoir un peu plus de flou, des plans inutiles, pour donner des effets de matière, c’est ça le sujet, rentrer dans les feuillages, consulter les grains de beauté, chercher les Gris-Gris. Dire vive le réel, très bien, mais alors il faut changer de lunettes. Les livres devraient pouvoir se payer des mouvements de caméra impossibles, on n’a pas le producteur toute la journée sur le dos.
Yan Ciret : En même temps, tous les dispositifs d’écoutes et de visualisations sont en dehors du texte, comme s’il y avait un espionnage généralisée de ce qui est dit ou fait, et cela passe par un nombre infini de combinatoires d’observations, de filatures, de trames policières, mais aucun de ces plans n’est raccord, on se trouve devant un montage impossible des points de vue, ce qui relève proprement de l’espace de la littérature ?
Olivier Cadiot : C’est le héros qui est espionné, à la différence du précédent qui écoutait aux portes, il est poursuivi par une série d’emmerdeurs exceptionnels, il risque un bon syndrome de Stockholm, je me suis fait emporter par mon personnage, il est littéralement torturé par les paroles des autres, d’ailleurs il finit en morceaux, en reliques, un vrai petit cut-up, il n’y a rien de plus comique et de plus émouvant que quelqu’un qui vous parle trop. Quant au scénario du livre, j’espère que le croisement des trames et des motifs rend la chose assez claire et simple.
Yan Ciret : Ce que vous dites avalise le fait que votre dernier livre intègre toutes les recherches antérieures, mais dans la langue elle-même, sans les exhiber en tant que telle formelle-ment, à la manière du monochrome de Futur, ancien, fugitif, ce qui laisse transparaître une basse-continue autobiographique à Retour définitif et durable de l’être aimé ? Sans les exhiber ?
Olivier Cadiot : Ce serait idéal ; si on peut dire que la poésie est une sensation des bords, j’aimerais les imaginer moins à plat qu’en profondeur, des bords loin, comme quand on repeint un mur et qu’on sent l’épaisseur des couches.
Notes : Bibliographie Olivier Cadiot :
L’art poétic’, (P.O.L., 1988).
Futur, ancien, fugitif, (P.O.L., 1993)
Le colonel des zouaves (P.O.L., 1997)
Retour définitif et durable de l’être aimé (P.O.L., 2002)
Fairy queen (P.O.L., 2002)
Un nid pour quoi faire (P.O.L., 2007)
Un mage en été (P.O.L.,2010)
Providence (P.O.L., 2015)
Histoire de la littérature récente (P.O.L., 2016)
Histoire de la littérature récente, Tome II (P.O.L., 2017)