Les écritures de Cy Twombly

Hanté par les inscriptions, l’empreinte à peindre ou à graffiter, le plus européen des peintres américains expose à la galerie Karsten Greve.

Article in  « Le quotidien de Paris », le 11 septembre 1993, par Yan Ciret.

Un peintre laisse une trace, d’un moment donné de sa vie, de son expérience du monde. Picasso notait jours et heures, de chaque geste pictural. On ne le découvre qu’après-coup, quand le tableau sorti de l’atelier vient prendre sa forme définitive par le regard de l’autre (ndlr : ou le baiser profanation, d’adoration, pour Cy Twombly, cf. « Libération 11/16/2007 »(1.). C’est à partir de ce passage de seuil de l’un (celui qui peint) à l’altérité (celui qui voit) que s’effectue le travail de Cy Twombly. Un art de vespasiennes graphitées par des vers d’Hésiode, une monnaie scripturale de la transaction, du plaisir sensuel païen. Un éros qui se dessine et s’épanouit hors de la transcendance. Toute ressemblance avec les fresques pompéiennes, de tavernes, de bordel, de palais patriciens, n’est pas exclue.

Peonias-SerieUntitled (Peonias series), 2007

 

Pour cela ce peintre américain installé à Rome déploie toutes les séductions, interprétations, notations latines (latrines, lettrines), ratures, les plus nobles, érudites, creusant l’archéologie de la civilisation occidentale, mais aussi les plus troubles, liées au sordide, à la souillure, aux désordres des pulsions. C’est par cet exercice oscillant du sublime au trivial des instincts (« l’étoffe de nos rêves » Shakespeare), que Twombly interroge la matière de la peinture se regardant peindre, par l’écriture. Il avance avec l’angoisse du trait à faire, du signe à écrire avec l’efflorescence nerveuse de la couleur. Cette germination est puisée dans la dépense du fluide et du brut, trouvant son point de chute dans une physique arborescente de la couleur-coulure. La toile devient le mur sur lequel s’inscrit la force du désir, le séminal comme son manque, son extinction, son « fiasco ». C’est sa force, son principe de délicatesse (Sade), sa qualité relevant plus sûrement du Manièrisme, au grand sens historique, du Pontormo, Bronzino, Sodoma.

Cy-twombly-portrait

En se tenant à l’écart des modes, Cy Twombly a pu perpétuer une manière singulière d’être, de vivre par, et pour la peinture. Pourtant s’il est né en Virginie (Lexigton) en 1928, après être passé par des études au Black Montain Collège (avant-garde) en Caroline du Nord, où il fut l’ami de futurs grands peintres américains, comme Motherwell ou Franz Kline, il quitta rapidement la zone d’influence américaine. De « l’action painting » développée par ses confrères, il ne gardera que la liberté gestuelle, l’automatisme de l’écriture qui le portera dès 1951 à expérimenter dans sa première toile « Lara » une graphie serrée se diluant en veines putrides, se liquéfiant dans un sable blond abondant vers un fleuve antique (Fiume ? Ostie ?). De là il passera très vite à son vrai sujet, une autobiographie, au sens strict du terme. Puisque les jaillissement griffés qui s’attaquent à la toile, nous parviennent comme autant de signes de vie et de mort de leur auteur. Des lignes fragiles ou surchargées de ses dessins Cy Twombly dira dans une interview : «  Elles n’illustrent pas, mais elles sont la perception de leur réalisation. »

MontageMontage – Cy Twombly – esquisse pour The Ceiling – 2007 – 2009

 

L’exposition de Karsten Greve s’ouvre par cette période de métamorphoses (« Zyig », 1951), peu avant son installation en 1957, dans la capitale italienne. Twombly a découvert l’Europe, lors d’un voyage avec le peintre pop Rauschenberg, tous deux ont traversé l’Espagne, le Maroc. Voyage traditionnel, initiatique, pour des artistes du Nouveau-Monde. Il en ressortira un exil volontaire, dans un vieux palais romain. D’ailleurs Cy Twombly aime les ruines, les beautés défuntes ou fanées, celles de la cosmologie gréco-latine, auxquelles il fait instamment référence. Les divinités du panthéon antique. Réminiscenses faites de citations prises dans les œuvres d’Ovide ou Virgile.

ZyigZyig, 1951

D’inimitables tracés de lettres, de dates, de chiffres, de sentences, portent leurs tremblements sismiques, en étirements aléatoires sur la surface du tableau. Comme pour « Lycia » une toile de 1982/1983, qui mélange sa technique mixte d’huile et de craie avec deux dates surmontées du titre de l’œuvre, écrite-peinte avec la maladresse d’un tout jeune enfant. Des spasmes de couleur grise, striés de hachures roses et bleues rééquilibrant l’ensemble du plan. La fragilité du support de papier taché, maculé par des déjections de pigments renforce l’aspect de sublime sale. Une forme abimée, mais rehaussée par une allusion à la mythologie, doublée d’une autre, plus voilée, par celle d’un psychotrope. Cy Twombly travaille une esthétique de l’inversion des traits, des valeurs, des figures, des signes. Le reste de la poussière terrestre ramassée de l’atelier, retournant à la vie corporelle, par une giclure peinte.

Lycia3Lycia, 1982/1983,

Dans « Nike Androgyne », de la même époque, le centre bas de la toile est occupé par un écrasement circulaire de teintes brûnatres, à la « maniera » des fleurs broyées, puis étalées dans leur jus primordial. Pivoines saillies, œillets éborgnés – hystérie phallique. Pour une autre série intitulée « Sans Titre », des rouges sanguins sont aspergés d’une bouillie fondue au noir grésil, formant des paysages en miroir des derniers « Nymphéas » de Monet. Des noms, comme à peine inscrits sur un mur, évoquent le pansexualisme de l’œuvre de Cy Twombly : « Priape », « Apollon ». Dans un entrelacs de vers, de poèmes abrégés, souvent éffacés, de bribes griffonnées à la hâte, d’une main fébrile, dans un rapt, un vol de nuit, sitôt échappées de Mallarmé ou de Valéry, d’Homère. A l’intérieur de cette magnifique hypogée qu’est la galerie Karsten Greve trône « Ides of march » une œuvre romaine serpentine, à propos de laquelle Roland Barthes écrivit un jour : « Et qui pourrait écrire mieux qu’un peintre. »

Nike-Androgyne-Nike Androgyne, 1981

 

apollon

Apollo and the Artist, 1975

(1. A lire  » Le baiser au rouge à lèvres sur une toile de Cy Twombly » in Libération 16 novembre 2017

https://www.liberation.fr/societe/2007/11/16/le-baiser-au-rouge-a-levres-sur-une-toile-de-cy-twombly-1500-euros_8379

 

 

 

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