Réalisé le 24 mars 1997 à Venise, cet entretien avec Massimo Cacciari, philosophe et maire de Venise jusqu’en 2010, a fait l’objet d’une vidéo produite par la Scène Nationale d’Orléans, dans le cadre des «Entretiens du Théâtre européen» organisé par Ulysse (Carré Saint-Vicent, 45000 Orléans). Ce film a été également projeté à Kassel lors de la Documenta X en 1997.
Cet entretien figure également dans l’ouvrage de Yan Ciret : Chroniques de la scène monde, paru aux éditions La passe du vent, 2000.
Yan Ciret : L’acte théâtral s’est toujours fondé sur le mythe. Est-ce qu’un temps mythique qui interrompt l’histoire, la suspend au profit d’une interrogation sur la communauté, vous paraît encore aujourd’hui possible?
Massimo Cacciari : Nous savons bien, désormais, que le mythe n’est pas un récit qui concerne les origines, au sens chronologique. Nous savons que le mythe est une forme de la pensée —, nous savons qu’il n’y a pas de mythe au sens propre, mais toujours une mytho-logie, un discours sur le mythe. Nous savons que le mythe n’est pas autre chose que réélaboration du mythe, comme nous l’a appris Blumbenberg, mais également nombre d’autres auteurs avant lui. C’est pourquoi la question me semble un peu absurde, dans la mesure où le mythe est une dimension du penser, du parler-et-penser, qui ne peut et ne pourra jamais être dépassée. La pensée mythique n’est pas une pensée primitive ; c’est une modalité du penser et du parler et, de ce fait, il est évident que nous réélaborons continuellement les mythes.
Y.C : Le mythe qui subsiste et qui a atteint son apogée en absorbant tous les autres, n’est-il pas celui de la toute-puissance de la technique?
M.C : Certes, mais nous parlons encore précisément du mythe. Parler du mythe de la technique est une manière de parler. Qu’il s’agisse de nos propres événements ou des événements du passé, nous les réélaborons continuellement dans un sens mythique. Mais il en allait de même pour la philosophie classique ; parallèlement Platon réélaborait le mythe avec un langage mythique et élaborait le discours philosophique ; et les deux dimensions sont absolument inséparables. On ne peut pas dire qu’il y ait chez Platon une dimension concernant un ‘Passé’ qui, d’une certaine manière, survit dans sa philosophie, comme pouvaient le concevoir certains interprètes anciens du platonisme. Platon, consciemment, exerce sa philosophie également comme réélaboration du mythe. Et donc, de ce point de vue — et surtout après la grande leçon de l’école Romantique —, il en va de même pour la philosophie contemporaine: à savoir qu’il n’existe pas de pratique philosophique indépendante de la mytho-logie, d’un discours sur le mythe. Quand le philosophie contemporain parle de technique et du mythe de la technique, il fait de la mytho-logie. Quand Goethe parle de Prométhée ou de Pandore, il fait de la mythologie. L’élaboration littéraire et l’élaboration philosophique ne peuvent se désincarner de la dimension mythique.
Y.C : Mais la globalisation universelle, le temps simultané généralisé à la planète, l’émergence d’un marché mondial qui fonctionne sur l’idée du nouveau, de l’amnésie, à votre avis tous ces éléments n’empêchent-ils pas le mythe de se reformuler? Ne barrent-ils pas l’accès nécessaire au mythe fondateur de l’Europe, pour le rejouer à nouveau?
M.C : Même dans la réélaboration du mythe, la fonction de l’oubli est essentielle. Pour imaginer à nouveau et réélaborer le mythe, l’oubli est nécessaire : il est nécessaire d’oublier. Nietzsche l’a compris mieux que quiconque [1]. S’il y a un philosophe qui, même contextuellement, est mythologue, qui est conscient du fait que, dans le langage, dans l’expression philosophique, est nécessairement active une composante également mytho-logique, c’est Nietzsche. Et c’est le philosophe qui a parfaitement présent à l’esprit le prix, la valeur de l’oubli. Je ne peux pas ne pas oublier si j’imagine créativement, sans quoi ma mémoire serait une armoire, un tiroir dans lequel j’accumulerais une série de souvenirs. Mais la mémoire pour être telle, doit pouvoir oublier. Et donc, de ce point de vue, par rapport au problème du mythe, je ne verrais pas de césure, de rupture emphatique, de séparation aussi nette entre classique et contemporain.
Y.C : Mais l’autre versant du temps mythique c’est la constitution de l’espace public, dans le sens où le théâtre occidental est né en Grèce en même temps que la démocratie et la constitution d’un espace public. Le théâtre qui donnait corps, voix, représentation à cet espace, ne serait-il pas désormais en voie d’extinction à partir du moment où cet espace public n’est plus géré que par la techno-science ou par la ‘raison’ économique?
M.C : Le rapport entre agora et théâtre est absolument essentiel. Il ne peut y avoir de théâtre que là où est décisive la discussion, que là où est décisif le débat, là où est décisive la parole libre, la parole franche. Ainsi théâtre, démocratie, agora sont des termes inséparables. Dans les civilisations où n’existe pas cette parole libre, qui est en compétition, en conflit, où la parole n’est pas perçue comme l’arme par excellence, le théâtre ne fleurit pas, ou en tout cas pas le théâtre tragique. Parce que le théâtre est tragique, dramatique tragique, là où la parole est une arme, là où la parole peut parvenir à imposer le silence. C’est en cela que ce lien est absolument certain. Mais l’agora, la polis est un lieu déterminé, un lieu où la parole peut véritablement compter, valoir, être cette arme. Et donc, dans l’espace de la globalisation, dans un espace qui n’est pas espace, dans une cité qui est une cosmopole, à la question : « Le théâtre, au sens tragique, dramatique, classique est-il possible ? », ma réponse est sans appel : non, absolument. Et l’impossibilité d’un théâtre tragique constitue le drame de toute la grande tradition romantique, le drame de Goethe. C’est la quintessence de l’esthétique schillérienne, puis hégélienne, à savoir le drame de l’auteur contemporain comme impossibilité d’un théâtre tragique. Le théâtre est, tout au plus, un drame infini, qui ne parvient jamais à une conclusion, parce que cette parole est une parole errante, simplement métaphorique, qui conduit d’un lieu à l’autre, qui se déplace dans la cosmopole, qui n’a pas de lieu, qui n’a pas de racine, par laquelle on n’aboutit jamais à l’affrontement décisif. Dans la tragédie, il y a la grande discussion, et ensuite le mot ‘fin’ ; puis un dieu apparaît, qui met un terme au conflit, qui tranche, qui dé-cide. Mais on ne peut décider là où l’espace n’est pas défini, là où les frontières ne sont pas établies. Le drame contemporain — et Beckett (ou Ionesco d’une autre manière) l’a compris mieux que quiconque —, est celui de la parole interminable ; un déplacement, une attente, une avancée, sans Dieu. le grand thème d’En attendant Godot. Le deus ex machina — qui résout — ne vient pas. Parce qu’il n’y a pas d’espace ! Dans quel espace voulez-vous qu’ils soient ? Où sont-ils ? où est l’Agora ? où est le Temple ? où est le Tribunal où l’on pourrait décider ?. Parce que c’est bel et bien là que l’on décidait. Dans ce Temple, dans ce Tribunal, dans cette Agora ; c’est là que l’on assumait les décisions, à travers le conflit des paroles, on parvenait à une décision.
À travers le conflit de nos paroles contemporaines, à quelle décision peut on parvenir ? Ce n’est pas à New York, ce n’est pas même à Paris que l’on peut décider. Qui décide ? Où les paroles ont-elles une fin ? Où met-on un terme aux paroles ? Où parvient-on à établir la conclusion du drame ? Qui sont les protagonistes du drame ? En cela, le théâtre contemporain est précisément la négation du théâtre tragique classique.
Y.C : Le théâtre tragique est aussi le lieu de la communauté. Donc ne nous retrouvons-nous pas devant une impossibilité de la communauté? Ce que l’on retrouve dans l’espace politique européen, en proie aux guerres civiles…
M.C : Il ne suffit pas qu’il y ait conflit pour qu’il y ait tragédie. C’est une vision très naïve. Le conflit des paroles ne suffit pas, il faut que ce conflit soit, qu’il conduise à une décision, que les protagonistes de la décision soient bien définis. Les antagonistes tout d’abord, puis les protagonistes et sujets de la décision. Tout cela est insaisissable dans l’espace politique contemporain.
Y. C. : Mais la vérité du conflit, dans un monde globalisé, ne serait-elle pas la guerre civile sous toutes ses formes?
M.C : Dans les Sept contre Thèbes, par exemple, il y a une guerre civile, mais c’est une guerre civile qui a une conclusion, non pas au sens de la raison donnée à l’un ou à l’autre, mais au sens où est défini l’espace du conflit, l’espace de l’être-en-conflit.. Où est défini l’espace des paroles contrastées. Chacun a assumé sa détermination. Chacun a révélé sa propre racine. C’est cela qui est impossible aujourd’hui. Quelles sont les racines de ces protagonistes ? À quel lieu appartiennent-ils ? À quelle langue appartiennent-ils ? À quelle communauté appartiennent-ils ? Dans quelle place sont-ils en conflit ? dans quelle agora ?. Le grand théâtre contemporain — Pirandello, etc. — pose continuellement ces questions et en montre le caractère aporétique ; il montre l’impossibilité de répondre à ces questions. Brecht a essayé d’aller au-delà de cette impasse, mais en termes purement idéologiques, en montrant l’appartenance des différentes figures à une idéologie, mais ce n’est pas ça le théâtre classique. Le théâtre classique montre des appartenances onto-logiques et non idéologiques ; j’appartiens à ce genos, j’appartiens à cette timé divine, j’appartiens à ce dieu, j’appartiens à cette communauté, à cette polis. Appartenance ontologique donc et non psychologique ou idéologique.
Y. C :Donc l’idée d’un chœur moderne serait impossible?
M.C. : Impossible.
Y. C : Vous écrivez dans Déclinaisons de l’Europe que le théâtre a son origine dans la guerre, dans la scission entre l’Orient et l’Occident. Mais lorsqu’Eschyle montre avec les Perses cette guerre entre l’Orient et l’Occident, son génie est d’avoir placé la tragédie du côté perse, de leur point de vue. La guerre du Golfe nous a montré qu’il y avait aujourd’hui une impossibilité à représenter l’autre, à effectuer un contre-champ qui dirait la camp de l’autre. Comment l’expliquez-vous?
M.C. : Oui, mais comme je crois l’avoir dit aussi dans Déclinaisons de l’Europe [2], ce rapport orient-occident est un véritable rapport, pas une séparation. En interprétant surtout le texte d’Eschyle, Les Perses, j’ai essayé de montrer de quelle manière les Grecs se reconnaissent en identifiant leur autre propre, le Perse ; mais cet ‘autre’ leur est nécessaire pour se connaître eux-mêmes. C’est un autre qui est inséparable de leur être propre, et donc ce rapport est harmonie. Un rapport de conflit, certes, un rapport autour duquel il faut décider — la guerre etc. — mais, en même temps, un rapport qui est un lien nécessaire. Pour comprendre ce qui manque dans la guerre civile contemporaine, il suffit de lire les tragiques : la différence est véritablement abyssale, non seulement pour la tragédie, mais également pour le maître de la tragédie, qui est Homère. Par exemple, voyez comment la guerre est représentée chez Homère: la guerre est toujours harmonie. Je lutte contre toi, je combats avec toi, mais, en même temps, j’établis avec toi une relation nécessaire — et c’est permanent dans toute l’histoire grecque — et c’est ce qui manque précisément dans la guerre totale contemporaine, comme l’ont noté de grands interprètes tels que Schmitt ou Jünger. Le rapport avec l’autre n’est plus un rapport nécessaire. Ce que je veux c’est annuler l’autre. Annuler et en détruire même jusqu’au souvenir, si cela m’est possible. C’est un rapport d’annihilation. Pour donner un exemple : quel rapport de nécessité y a-t-il, du point de vue de la culture et de l’idéologie américaines, vis-à-vis de l’Iran ? La guerre assume des connotations purement négatives, purement nihilistes. Nous traduisons le terme grec pólemos par « guerre », mais sans doute n’y a-t-il pas de traduction qui trahisse autant le terme. En vérité, pólemos signifie relation, rapport. De même que nous traduisons xénos par « étranger ». Et quand nous disons « étranger ». quand un américain, par exemple, emploie le mot étranger, il pense à l’Iran, avec lequel il est en guerre ; voilà l’étranger. De même que l’Italien aujourd’hui pourrait penser à l’Albanais. Voilà l’étranger. Quelqu’un dont on peut dire qu’il aurait été préférable qu’il n’ait jamais existé. Jamais les Grecs n’ont pensé qu’il aurait été préférable que les Perses n’aient jamais existé. Ils entraient dans le jeu de pólemos, ils entraient dans le jeu du conflit, de la contradiction — douloureuse, difficile, mais à travers laquelle je me reconnaissais. Et donc tout ce jeu, que j’ai continué dans le livre qui a suivi Déclinaisons de l’Europe [3], sur les termes d’étranger, d’ami, de guerre, de relation, harmonie, violence, etc. semble s’être brisé aujourd’hui, dans l’espace politique et culturel contemporain, et il ne reste plus qu’un rapport d’inimitié, de négation de l’étranger, de tentative de rendre l’étranger égal à moi, qui est exactement le contraire du sens originel d’un autre terme, dont la traduction est un autre exemple de trahison absolue, à savoir le terme hostis. Nous traduisons hostis par « ennemi ». Le gamin qui étudie le latin, qui tombe sur hostis, traduit « ennemi ». Et c’est une traduction ancienne. Pourtant hostis, à l’origine signifie « hôte ». Celui qui se présente chez moi et à qui je dois, en tant que hospes, hospitalité, que je me dois d’accueillir. Et, dans cet acte d’hospitalité, je me connais. Parce que je ne peux me connaître différemment si ce n’est en me réfléchissant et en dialoguant avec l’autre, avec un autre véritable, et non avec un autre factice, que je me serais construit « à mon image et ressemblance », non avec un autre qui est mon égal. Alors que, même quand nous offrons l’hospitalité à quelqu’un, même quand nous acceptons de donner cette hospitalité, immédiatement nous essayons de rendre cet autre égal à nous. Nous essayons de l’« intégrer », comme on dit aujourd’hui. Et tout cela constitue un espace dramatique qui est métaphysiquement différent de l’espace de la tragédie.
Y.C. : Nous avons parlé des Perses d’Eschyle, mais on pourrait évoquer l’Othello ou le Marchand de Venise de Shakespeare. D’autre part ne pensez-vous pas que sous couvert de technique, de science, de progrès, quelque chose de très archaïque est en train de se jouer, C’est-à-dire que nous revenons à l’Un, au clonage général du même, à la grande matrice?
M.C. : Cela ne fait pas de doute que dans la puissance de la technique, il y a ce rêve métaphysique du retour vers l’Un — cette U-topie, cette grande utopie, que, par exemple, à la fin du dix-neuvième, un auteur français comme Renan, dans les Dialogues philosophiques, a représenté de manière très emphatique, très pathétique, mais en même temps très suggestive. Et la technique fonctionne, à mon avis, justement dans la mesure où elle alimente en soi cette idéologie, dans la mesure où elle n’est pas, comme on disait jadis, une superstructure. Ce rêve de l’Un, ce rêve de parvenir à une unification planétaire, culturelle, linguistique, n’est pas une superstructure idéologique de la science et de la technique contemporaines, ce sont des éléments essentiels de leur fonctionnement, qu’on le veuille ou non.
Y.C. : Je vous parle de cela, parce qu’on sait qu’il n’y a pas de théâtre sans Autre, sans altérité.
M.C. : Le théâtre existe dans la mesure où l’Un vole en éclat — cela ne fait aucun doute — où Dionysos est démembré. Le théâtre commence avec l’Un démembré. Et où le logos, la parole, essaye, péniblement, de mettre en relation ces « différents », ces distincts — c’est la métaphore de l’archipel dans mon dernier livre. Mais dans cette relation qui est celle des îles de l’archipel, et non pas en constituant une terre ferme, un seul et même agglomérat. Le théâtre voit les morceaux et essaye d’en faire un archipel. C’est cela le théâtre. Quand tu es sur la terre ferme — et c’est pour cela que l’Asie n’a jamais produit un grand théâtre tragique semblable à celui des Grecs — quand il n’y a que la terre ferme à perte de vue, il ne peut y avoir de théâtre. Mais il ne peut pas y avoir de théâtre non plus si tu te contentes de regarder les morceaux — parce que le travail de la parole, le labeur de la parole — qui est lié au labeur du concept — Platon dramaturge ! — doit s’accomplir ensuite, pour mettre en relation les morceaux, pour mesurer les distances entre les éléments, pour naviguer entre les éléments. Pour établir les routes entre les éléments. Voilà le théâtre.
Y.C. : Beaucoup de gens de théâtre, en France, se sont mobilisés en faveur de la survie d’une Sarajevo pluri-éthnique. Ne pensez-vous pas que Sarajevo était l’exemple type de la ville archipel, multiculturelle?
M.C. : Sarajevo était peut-être la dernière ville-archipel. Elles étaient nombreuses alors dans la méditerranée. Quand je parle de ville-archipel, je parle d’une ville dans laquelle il y a tragédie. Cela n’a rien à voir avec l’idée d’une ville où tout le monde s’embrasse et s’aime. Mais les grandes villes du Maghreb étaient des villes archipels, Constantinople-Byzance-Istambul, Smyrne, Thessalonique, etc. étaient des villes archipels qui étaient aussi le lieu de tragédies. qu’on me comprenne bien, je ne suis pas en train de pleurer sur un passé idyllique perdu, je ne suis pas un de ces laudatores temporis acti. Ces villes étaient faites de morceaux en conflit, qui luttaient les uns avec les autres et se reconnaissaient à travers cette lutte. Des villes pleines de violence, d’hybris. très exactement l’espace tragique du théâtre. Et ces villes ont disparu, cela ne fait pas de doute. Elle n’existent plus. Il n’y a plus de juifs dans les villes du Maghreb, il n’y a plus de chrétiens à Istambul. La dernière ville-archipel était Sarajevo. et l’Europe l’a laissée mourir. Parce que l’Europe ne prête plus aucune attention, n’a plus soin de l’Archipel. L’Europe, qu’on le veuille ou non, est en train de devenir toujours plus une Europe franco-carolingienne, détachée de Rome, détachée de mare nostrum. C’est une évidence aux yeux de tous, il est inutile de commenter cela de manière négative ou positive : c’est tout simplement ce qui est en train d’arriver. Peut-on imaginer une Europe sans archipel, une Europe qui oublie complètement son être tragique ? Non. L’Europe disparaîtra. L’Europe deviendra un élément parmi d’autres dans ce système planétaire global. Cela n’aurait aucun sens, historique, philosophique, politique, de parler d’une Europe qui aurait complètement oublié le problème de l’archipel, qui aurait complètement oublié ses racines tragiques. Ce ne serait plus l’Europe ! Autant appeler ça le Japon, ou la Californie. L’Europe est en train de devenir une simple détermination géographique, ou un marché, un espace commercial. Alors une Europe qui ne serait que franco-carolingien peut-elle exister ? Oui, elle peut exister, mais ce n’est plus l’Europe. Et notre problème actuel est : soit il se trouve quelque possibilité d’un contre-coup par rapport à ce destin, à cette histoire et donc la possibilité d’imaginer à nouveau le théâtre européen, soit il n’y aura aucune apocalypse. Il faut, de manière sobre et désenchantée, constater que l’on est en train de mettre en place un système d’échanges commerciaux planétaires, dans lequel l’Europe n’est rien d’autre qu’une définition géographique.
Y.C. : Comment définissez-vous le déclin nécessaire de l’Europe, qui n’est pas le déclin au sens de décadence que lui a donné Spengler?
M.C. : Je crois qu’on ne peut imaginer un contre-coup par rapport à cette destination, qui semble être désormais celle de l’Europe, dans le sens de la technique et de la science, que si l’Europe revient à son propre nom, que si l’Europe décline de sa propre individualité actuelle. L’Europe contemporaine ne peut redevenir archipel — ou devenir pour la première fois archipel —, que si elle renonce à sa destination actuelle, que si elle abandonne sa volonté actuelle et les modes selon lesquels elle se représente actuellement. Qu’elle redevienne la terre du déclin, qu’elle soit déclin. Le terme n’a rien à voir avec la décadence, et on pourrait le comprendre de manière tout à fait opposée : le fait d’imaginer cette capacité de renoncer à sa propre volonté et identité actuelles ne serait-il pas un comble de la volonté de puissance ? la capacité justement d’être des « déclinants » comme le dit Nietzsche ? « J’aime seulement ces individualités qui ne savent vivre qu’en déclinant». qui peuvent décliner. Qui ne restent pas fixes en elles-mêmes, qui ne sont pas jalouses d’elles-mêmes, qui savent s’ouvrir, qui savent se donner, qui savent mettre en acte leur propre dépense. Rien de décadent en cela, nul abandon languide, mais justement le contraire : je veux pouvoir décliner, pour accueillir ces distincts, pour accueillir cet autre, pour rendre justice — termes éminemment nietzschéens — aux distincts et aux différents, pour rendre à chacun son propre droit. Donc capacité d’écouter, capacité d’accueillir — tous ces thèmes sont d’ailleurs abordés actuellement en France par des auteurs tels que Derrida et ses proches, etc., repris d’ailleurs eux-mêmes de pages nietzschéennes.
Pour cela, il faut que l’Europe décline, qu’elle sache décliner. Parce qu’en restant fixe et enracinée dans ce qu’elle est, elle cessera d’être l’Europe. Peut-on imaginer une Europe qui ne décline pas ? Peut-on imaginer une Europe qui ne soit pas la terre où les individualités, qui ont surgi petit à petit, déclinent ? Peut-on imaginer une Europe qui soit fixe sur elle-même ? Ce n’est plus l’Europe ! L’Europe est cet espace utopique, ce lieu non lieu, où les individualités ont émergé et ont décliné — elles se sont définies et se sont dissoutes, abandonnées —, où l’espace a été occupé et libéré à nouveau. Si l’Europe devient une grande Terre, une grande île — l’Asie, l’Amérique — elle ne sera plus l’Europe. C’est là où les individualités se conservent, c’est là où, dans l’histoire de l’homme, les individualités se sont définies et ont tenté de se garder jalousement. Si l’Europe se défend, si l’Europe devient le lieu où les individualités sont gardées, dans un sens de défense, elle cessera d’être l’Europe et c’est en ce sens que je parle des déclinaisons de l’Europe, au sens des formes selon lesquelles l’Europe a pensé son propre déclin, et non selon l’idée d’une mort, d’une fin, d’une décadence. En pensant son propre déclin, l’Europe s’est pensée elle-même. Elle a tenté de se connaître elle-même. L’Europe ne peut se connaître elle-même qu’en se connaissant déclinante, toujours déclinante.
Y.C. : Dans votre livre Déclinaisons de l’Europe vous parlez du rôle du héros. Dans le théâtre tragique, le héros a une importance primordiale, il en est le centre de gravité. Quel serait selon vous le rôle du héros dans une société moderne? Aura-t-il subi le même sort de déclin que la tragédie?
M.C. : Le héros moderne, contemporain — j’en parle plus précisément dans L’Archipelago — c’est l’homme politique. C’est ce qu’avaient compris les rares, très rares, tentatives de faire de la tragédie à notre époque — tentatives de cette impossibilité de tragédie : je veux parler de la Venise sauvée[4] de Simone Weil et de La Tour [5] de Hofmannsthal. Les protagonistes sont des hommes politiques. Et le conflit est celui, typiquement wéberien, entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, entre le nécessaire appel démagogique du führer, du chef, et en même temps la nécessaire responsabilité de ce chef, pour ce qui concerne le calcul, la raison, l’économique. D’un côté, je dois toujours calculer des moyens ou des fins, je dois entrer en rapport avec des administrations, des bureaucraties, des appareils, avec des armées, et de l’autre côté, pour être un chef politique, je dois avoir, comme le dit Weber, une parole démagogique, je dois avoir la parole ! C’est cela le conflit du théâtre moderne contemporain. C’est cela le héros. Comme le dit Weber lui-même, qui emploie précisément le terme à la fin de son essai fondamental La politique comme profession. Le héros c’est celui qui parvient à rassembler en lui sans se détruire, sans sombrer, ces deux éthiques : éthique de la responsabilité, qui signifie rationalité, calcul, tempérance, autant de vertus classiques, et parole démagogique : la parole qui est en mesure de mobiliser les grandes masses contemporaines. Sans lesquelles on ne fait plus de politique depuis la Révolution française ou depuis Napoléon.
Y. C. : Vous associez au héros des sentiments paradoxaux tels que l’amour, la compassion, la pitié. Mais le héros n’est-il pas surtout celui qui fait un pas hors de la communauté et qui par son sacrifice permet quelle se constitue?
M.C. : Le héros se sacrifie lui-même, en rassemblant ces deux dimensions, pour que la communauté soit possible. Mais tant chez Simone Weil que chez Hofmannsthal le héros finit par se briser. Cette conciliation s’avère impossible et, de fait, s’avère impossible la communauté elle-même. Parce que la communauté ne pourrait se former que s’il existait un héros capable de combiner parfaitement la mobilisation démagogique, l’appel plébiscitaire, universellement reconnu, mais en même temps capable de contrôler, sur la base de vertus classiques — tempérance, modestie —, de tempérer la parole démagogique par l’éthique de la responsabilité. Alors il y aurait communauté, espace communautaire. Déjà chez Shakespeare, le héros tente cette conciliation, cette synthèse, et il échoue. Il fait naufrage. Et ce n’est déjà plus la tragédie, mais le drame, le trauerspiel, comme disait Benjamin, le deuil pour la faillite de ce héros.
Y. C. : Le théâtre a toujours été lié à l’État, au politique. Chaque fois que l’État change de forme, le théâtre subit une métamorphose. Maintenant que l’État subit le choc de la mobilisation générale, quel avenir y aurait-il pour les États modernes, dans le sens où la dissolution des États est prévue par la mobilisation globale? Quel est l’avenir de l’État?
M.C. : Il est clair que l’état national, cette création de l’esprit européen qui prend forme entre le quinzième et le seizième siècle, et qui atteint son apogée aux dix-neuvième-vingtième siècle, avec les grands mouvements du Risorgimento qui donnent forme à cet état national — et l’exemple le plus éclatant est l’histoire de France : un état national qui subsume en lui toutes les nations, la diversité, l’archipel français avant la Révolution, avant Napoléon, organisé de manière centraliste, et qui a fait l’admiration de tout le monde, des Italiens, des Allemands, etc, — cet État est fini. Parce que deux facteurs puissants l’ont dissout : le facteur économique, mercantile, de la globalisation, scientifique, culturel, technique, a fait en sorte que la scène décisive ne puisse plus être celle de l’état national, mais celle de la cosmopole. Et en même temps que ce processus de globalisation, un processus, une demande toujours plus forte de localisation, d’individuation. Au fur et à mesure que la globalisation devient de plus importante, la demande, le besoin, le désir de localisation devient tout aussi urgent, de la part de chaque individu de trouver satisfaction dans sa propre identité. Et donc concourent simultanément à dissoudre la vieille figure de l’état national, un processus de globalisation et un processus de localisation, qui assume des aspects très différents, de provincialisme absolu, de fermeture, de localisme absolu, d’égoïsme ,comme le cas de la Padanie en Italie, ou de la Lega, comme pour une série de revendications locales qui sont propres à toute la scène européenne. Ainsi à côté de ce processus de globalisation nous assistons à la multiplication d’états nationaux selon les vieux modèles. L’empire soviétique, la fédération yougoslave se dissolvent, et renaissent des états nationaux. Aujourd’hui la carte de l’Europe est apparemment encore plus organisée autour d’état nationaux qu’à la fin du dix-neuvième siècle, à la fin de la première guerre mondiale. D’où vient ce paradoxe ? Aujourd’hui sur la scène de l’état national, tu ne décides plus rien, ou de moins en moins. Où donc répond-on à toutes les questions décisives de notre vie ?. Personne ne le sait ! C’est cela l’impossibilité de la tragédie. Mais en même temps les états nationaux se multiplient, parce qu’à mesure que croît la globalisation, croît le besoin de se défendre de la globalisation, de maintenir sa propre identité à l’intérieur de la globalisation. D’où la fin des grands États nationaux, que l’Europe avait connu entre le seizième et le vingtième siècle. Et donc quelle est la perspective ? La seule perspective à mon avis est fédéraliste. La question n’est plus de défendre les anciens états nationaux décrépis. Alors il s’agit à nouveau de faire l’archipel, d’assumer ces individualités, d’en reconnaître les exigences de distinction et les fédérer (fedus). Les mettre en relation, en dialogue et également en conflit, mais faire en sorte qu’ils se reconnaissent sous une forme quelconque. Créer une forme de ces distinctions. Voilà le problème, on en revient toujours là. Soit notre destination est l’Un, qui fagocite toutes les individualités, soit notre destination n’est rien d’autre que disjecta membra, reconnaître ces membres lacérés et épars — Dionysos démembré — et devant ce spectacle nous sommes impuissants —, ou alors, de nouveau, à travers la parole — puisque nous n’avons pas d’autre instrument —, à travers cette arme qu’est le logos, en espérant qu’elle ne soit pas trop émoussée, essayer de rassembler, de reconstituer, de construire un rythme, un chiffre, qui connecte et met en relation… et c’est également un problème théâtral.
Y.C. : Vous faites un parallèle — repris chez des auteurs comme Carl Schmitt — et il y aussi un texte de Heiner Muller sur ce thème intitulé Hamlet Machine — entre la destination de l’Europe et le destin d’Hamlet. Comme si Hamlet avait intégré à son destin l’effacement de l’État. Pouvez-vous préciser ce parallèle qui tend à faire de Hamlet l’emblème de l’Europe…
M.C. : C’est le thème schmittien de la décision. Comme vous savez, pour Schmitt, la quintessence de l’homme politique c’est la décision. Décider dans une situation extraordinaire. Le politique n’est pas administration, combinaison de facteurs donnés en termes optimaux économiquement. Le politique c’est la capacité de décider dans l’exceptionnel, dans le tremblement de terre. Pour Schmitt, Hamlet représente la difficulté extrême de la décision. L’Europe, pour lui est désormais dans l’impossibilité de décider. Parce qu’avant le discours sur la globalisation, Schmitt avait vu la crise de la forme état contemporain. Cette forme, le grand état national, est toujours plus incapable de décider, toujours plus hamlétique constitutivement. Il peut renvoyer la décision, ou alors il peut administrer ; mais là où explose le tremblement de terre — et c’est là où l’on voit le politique — dans le fait de décider en situation de tremblement de terre, de situation extraordinaire —, et là l’Europe a échoué. Elle a été décidée. Première guerre mondiale. seconde guerre mondiale. Ses grand États nationaux ont été mis hors jeu, en situation hamlétique, dans une situation d’impossibilité constitutive de décision. Et les deux grandes puissances qui désormais s’affrontent, et qui jouent l’Europe, qui parlent l’Europe, sont justement l’Asie et l’Amérique. C’est la condition que Schmitt représente dans son texte sur Hécube et Hamlet [6].
Y.C. : Pour conclure je voudrais vous poser une question sur votre écriture… on a l’impression que dans vos livres, vous réalisez l’archipel dans le sens où la langue que vous utilisez est faite des différents idiomes européens, grec, latin, allemand, etc.
M. C. : Si c’est le cas j’en suis heureux, mais c’est tout à fait involontaire, parce qu’il m’est très difficile pour exprimer une idée — et ce n’est pas un vice — d’employer un terme italien. Il se peut que l’effet final soit celui d’un archipel. Qu’il y ait une analogie entre écriture et contenu c’est pour moi important, même si la lecture en devient plus difficile, cela vient de la chose même. Ce n’est nullement un effet volontaire, parce que si je dois dire hybris, je m’arrive pas à le traduire. si je dois dire pólemos, comment faire pour le traduire? Pour un certain nombre de termes essentiels de notre tradition philosophique classique ou contemporaine, la traduction est véritablement une trahison, elle est même impossible. En Italie, bon nombre de gens s’en étonnent, et ils se moquent de cette manière d’écrire — on ne peut pas dire que ce soit bien accepté et je dirais même que c’est très mal accepté — pourtant cela me semble relativement naturel, et d’ailleurs pour certaine langues, désormais, tout le monde l’accepte, si vous prenez par exemple un livre traduit du sanskrit, les traductions sont constellées de termes dan la langue originelle, et c’est normal. C’est impossible d’organiser un discours sur l’Europe, sur l’archipel européen, ses langages, ses traditions, en unifiant selon un moyen terme. L’Europe s’est parlée de manière différente, elle est polythéiste et polyglotte dans son essence et rien ne fait mieux sentir une racine commune que cette diversité, cette distinction. C’est véritablement extraordinaire, comment le fait de réfléchir sur les diverses modalités selon lesquelles un même concept, une même idée a été présentée, dite dans les différentes langues, fait comprendre à quel point il y a une destination européenne.
Y. C. : Je vous pose cette question sur l’archipel parce que, pour nous dans le théâtre, nous sommes guettés par un danger que nous pouvons appeler «l’art de l’enclave», c’est-à-dire le risque de l’archipel serait peut-être le relativisme culturel, c’est-à-dire le communautarisme. Chacun aurait son île, et toutes les îles seraient équivalentes…
M. C. : Ce que je dis est à l’opposé d’un discours de type relativiste, je ne suis pas indifférent et je ne dis pas que tout est relatif. Mon discours est d’une curiosité exacerbée, comme navigare necesse, et même si je reste immobile dans mon île, l’archipel est en moi, l’autre est moi, l’étranger est en moi, je suis une communauté, et alors par rapport à cette communauté et à cet étranger qui sont en moi, je peux tenter de guérir de ces doubles, de les éliminer, de les réduire à l’unité, je peux dire moi je suis cela, je suis cette pensée, je suis un et je peux voyager dans toutes les îles de l’archipel. Mais si je suis un, si je n’ai pas l’archipel en moi, je ne voyage pas, voilà le premier aspect. Le second aspect est que la rencontre avec l’autre, le pólemos avec l’autre est nécessaire, ne serait-ce que pour donner un nom une voix, aux autres qui sont en moi. Ainsi il ne s’agit nullement de relativisme. Cette reconnaissance, ce dialogue, ce pólemos, est nécessaire, et non indifférent. Et l’espace est très exactement semblable à celui du théâtre. Ou je rencontre les autres, ou alors c’est le monologue dans lequel je découvre les autres qui sont en moi, et je ne peux faire autrement; ce n’est pas relatif, c’est nécessaire. Pour identifier mes propres noms, mes propres destinations, mes propres formes. Et la rencontre avec les étrangers en moi et celle avec les étrangers hors de moi, ce jeu est nécessaire pour tenter de correspondre à la question, connais-toi toi-même, tout en reconnaissant, comme je le dis dans Déclinaisons de l’Europe que c’est un défi, une énigme. Parce que «connais-toi toi-même», connais-toi vraiment signifie être à la fois sujet et objet, pensant et pensé, et Platon disait que cela même les dieux ne le pouvaient. C’est donc un danger extrême que de se connaître soi-même, mais c’est la destination de l’Europe. C’est inscrit dans notre chromosome. Nous ne pouvons oublier cette question, nous ne pouvons oublier cette énigme. Nous sommes véritablement de ce point de vue les fils d’Œdipe. Mais ce n’est pas de l’indifférence, ni du relativisme, ni même et surtout pas de la tolérance, qui n’est rien qu’autre que reconnaître que cet autre, qui aujourd’hui m’est totalement étranger, pourra devenir comme moi. Et donc tolérance est un concept, une idée paternaliste éducative; exactement à l’opposé d’un discours tragique.
Y. C. : Mais ce que vous nous avez décrit comme le contraire d’une art de vivre propre au ghetto, cette ville archipel, ne l’auriez-vous pas trouvé à Venise…
M. C. : Oui Venise était comme cela. Sans aucun doute. Elle l’était même physiquement, d’où, d’ailleurs, la fascination extraordinaire qu’elle a exercé, au cours de siècles, parce que le mythe de Venise n’est pas propre au romantisme du dix-neuvième, il remonte au treizième siècle. Pétrarque a déjà le mythe de Venise. Quand il arrive là, il parle déjà d’un alter mundus et l’on est au milieu du quatorzième. Venise n’avait nullement besoin des automobiles pour montrer qu’elle était cet alter mundus ! Et pourtant à cette époque, il y avait des étables, des chevaux, — on circulait à cheval dans Venise au quatorzième, et ce jusqu’à la fin du seizième. C’était donc alors une ville beaucoup plus normale qu’elle ne l’est aujourd’hui et pourtant déjà un alter mundus. Donc certainement Venise était une ville extraordinaire, même si l’on tient compte du fait que les autres villes étaient fortifiées, mais pas seulement prises à l’intérieur de murs physiques, murées, mais au sens où véritablement il existait au sein de ces villes une identité qui résistait à l’accueil de l’étranger. Venise a fait par nécessité d’une politique d’accueil de l’étranger sa ressource fondamentale.. C’est vrai qu’il y avait le ghetto, mais dans le ghetto la communauté juive a vécu pendant presque trois siècles en souveraineté absolue. Et il n’y a jamais eu la moindre persécution. Et il en allait de même pour les autres communautés. Les Arméniens, les Grecs orthodoxes, la communauté turque. Il suffit de regarder les tableaux de cette époque. Venise était sans aucun doute un archipel, comme en témoignent les toiles de Carpaccio, de Bellini, les souvenirs des architectures orientales, et pas seulement byzantines. Venise était sans aucun doute un archipel et de ce point de vue jusqu’au dix-septième, elle a été la seule véritable métropole européenne. Je fais souvent le rapprochement avec New York. Jusqu’au seizième-dix-septième siècle Venise a tenu le rôle que tiendra New York au vingtième siècle dans l’imaginaire européen : la métropole babélienne.. Mais là aussi c’est fini. Avec la fin de la ville-Etat, la fin de la République, cette fonction cosmopolite, non pas au sens de la réduction à l’un, mais de l’hospitalité des distincts, des différents, à travers le commerce, à travers les guerres. A Venise il y avait les Turcs et personne ne faisaient rien au Turcs de Venise, pendant que la flotte vénitienne continuaient ses guerres et ses batailles avec les Turcs et se massacraient, en Crète, à Rhodes, et ils n’ont jamais cessé de commercer. Même à l’époque de la Bataille de Lépante avec le Turc ou les pays de l’Afrique du nord. Dans certains pays du Maghreb, on appelait Venise « le Fusil ». C’est vous dire le type de relation amicale qu’elle pouvait entretenir avec ces pays.. On ne peut pas dire qu’ils étaient en paix, et pourtant ils n’ont jamais cessé ce commercer, à aucun moment. Ce qui est une chose unique dans l’histoire de l’Europe.
Y. C. : Comme vous avez parlé des rapports avec l’Orient, il y a un mouvement très ancien, mais également très présent dans le théâtre, qui consiste à toujours repasser par l’Orient… Il suffit de penser aux dernières pièces de Racine, qui sont orientales, mais Artaud aussi est repassé par l’Orient, et Ariane Mnouchkine, Peter Brook repassent par l’Orient… D’après vous, le destin de l’Occident, tel qu’il est représenté par Venise, ne serait-il pas précisément ce dialogue avec l’Orient?
M. C. : Oui, je crois que le problème de l’Europe consiste à réactiver, à imaginer à nouveau une dimension et un dialogue méditerranéen. L’Orient est une idée trop générale. L’Europe a toujours eu affaire, dans son imaginaire, à un Orient plus ou moins mythique, et cette dimension se retrouve dans l’identité européenne, depuis les Grecs. Même dans l’imaginaire grec on retrouve cet Orient général qui devient de plus en plus présent à la fin de l’Antiquité. Cette sophia orientale, dont on connaissait peu de choses au fond, mais qui pourtant agissait à l’intérieur de certains courants importants de la philosophie, et qui a été réactivée par le Romantisme. Mais je pense qu’il y a des problèmes plus spécifiques à affronter. Cette méditerranée, cet archipel méditerranéen, qu’on le veuille ou non, ne subsiste que sur le plan des «séparations abstraites» comme disait Hegel, du pólemos comme guerre justement, comme inimitié, comme inhospitalité. Est-il possible de rendre à nouveau complexe cet espace, est-il possible de le compliquer, d’imaginer à nouveau une reconnaissance de cet autre qui soit nécessaire à notre propre identification, à notre propre parole. L’Europe doit dialoguer avec cet Orient, c’est un problème urgent… le problème du Moyen-orient, le problème des pays du sud de la méditerranée, des Balkans, qui sont à nouveau soumis à un tremblement de terre. C’est également le problème de la ‘troisième Rome’… On en parle peu, mais la Russie est la troisième Rome. Il y a des lieux du destin, quand bien même sont-ils en morceaux économiquement. Les lieux du destin restent les lieux du destin, et ils sont peu nombreux. J’en vois deux dans cet espace méditerranéen: Jérusalem et Moscou. Il n’y en a pas d’autre. Par là encore peuvent passer des décisions, des risques, des dangers mortels… Et face à cela que disons-nous? que faisons-nous? quelle relation l’Europe entretient-elle avec ces lieux du destin? comment les interprête-t-elle? comment s’interprête-t-elle par rapport à ces lieux du destin? Que serait une Europe qui ne s’interprêterait pas par rapport à Jérusalem et par rapport à Moscou? par rapport au drame des Balkans? Que serait une Europe qui oublierait que ces problèmes lui appartiennent? C’est cet orient que nous devons véritablement théoriser… Sans oublier que le spectateur du théâtre grec antique s’appelait theoros: celui qui voyait.
[1]. Voir, par exemple, F. Nietzsche, «De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie», Considérations inactuelles, II, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Œuvres philosophiques complètes établies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, II, 1, Gallimard, Paris, 1990, p. 95-96. [2]. En italien Geofilosofia dell’Europa, Adelphi, Milan, 1994. traduction française à l’éclat, Paris, 1996. [3]. L’Arcipelago, Adelphi, Milan, 1997. Voir, l’article «L’archipel», in Etudes, 384, 3, qui fut le point de départ de ce livre encore inédit en français. [4] . Écrite en 1940 et restée inachevée, Cette pièce de Simone Weil a paru chez Gallimard en 1955. Elle s’inspire d’un fait historique relaté par l’abbé de Saint-Réal dans sa Conjuration des Espagnols contre la république de Venise (1674), Bibliothèque Ombres, Toulouse, 1999 (préface de Massimo Cacciari). [5] . Hugo von Hofmannsthal, La Tour, tr. fr. B Kreiss, L’Avant-scène Théâtre, Paris, 1986.