Valère Novarina : langue perdue, langues sauvées

Entretien Valère Novarina.
Écrivain, metteur en scène, peintre
Revue « Cahiers de Théâtre », juin 1993.

Au moment où paraissent L’Inquiétude et L’animal du temps tirés du Discours aux animaux (POL), on mesure à quel point les textes de Valère Novarina sont fondamentaux – au sens de la musique ou de la physique fondamentale. – pour la survie du théâtre par l’écriture. Parce qu’ils ont la violence baroque des grands textes hérétiques de Giordano Bruno, avec la force de ces hérésies oratoires qui portent en elles toutes les transfigurations humaines, la violence blanche et noire, sarcastique, de Rabelais à Swift, des imprécations qui invoquent la perte originelle de l’innocence, notre chute dans le temps, et l’assomption dans le verbe.

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Afin de rétablir l’homme dans sa durée de vie et de mort, appeler ce qui meurt à renaître et consoler du malheur. Exorcisme, traversant la chair, dans le langage. L’Inquiétude et L’animal du temps sont deux grands monologues de la consolation. L’appel aux animaux que profère André Marcon au travers des CD (Tristram), de ces mêmes textes, s’élève comme une plainte, celle d’un poète de sept ans apeuré de solitude, dont la voix porte, comme on dit d’un coup qu’il porte. Avalanches des foudres, des neiges, avalanches des avalanches.

Le fracas détache des blocs de paroles vives, drôles dans l’endroit magnifiques des plaies, délivrant de la nuit du langage, le nom secret des choses. Proche en cela du chant, de la prière, des psaumes, de la déploration des victimes, des idiots, des innocents, des effarés accroupis au soupirail. Ceux qui voient passer, dans la chaleur éventée de la braise interdite, refusée, la figure de l’agneau prêt au sacrifice. L’enfance du temps. Valère Novarina fait partie de ces auteurs par qui l’on voit venir le monde, mirages, éblouissements rapides, mais aussi soulèvement des mots, carambolages du cru charnel et du cuit mental. Rires d’improviste, vocalises déroutées par le non sens. Au physique, il a l’œil bleu du négociant du Harrar et une voix de rocher, polie par des rivières sinueuses ; la conversation revient, se retourne, s’assure, comme on tient une cordée, toujours instable dans sa justesse.

C’est un athlète fragile, un forçat du verbe, un Noé burlesque, qui célèbre l’enfance des pierres, des arbres, des vipères gorgées de venin, et tous les animaux de la création. «Langue perdue, langue sauvée», n’est que le premier chapitre d’un retour aux auteurs, par une inlassable interrogation des écritures qui sont l’inconscient du théâtre. Parce qu’elles ont le pouvoir des anciennes épopées, de résistance à la prolifération des flux visuels, à ce qui rend aveugle et sourd, aux figures dominantes de la servitude volontaire. L’écriture, recueils des recueils. Serge Daney disait : « Donnez-nous du deuil ». Puisque le manque, l’espace blanc, la nudité de la vision, viennent à manquer, faisant reculer le réel vers tous les bords, il nous reste des sorties, comme des issues de murailles, qu’un seul théâtre peut nous rendre, celui de l’expérience perpétuelle, celui du théâtre des fuites.

Yan Ciret

« L’atelier de V.N. ce jour-là était vide de sa présence, simplement une lumière blanche, qui d’un trait rectiligne, divisait l’endroit en deux, à droite des toiles retournées contre le mur, au fond des étagères sur lesquelles s’alignent des pots de peinture. On peut repérer les lieux, deux photographies légèrement décalées de paysages de montagnes et de forêts, un grand panneau d’écritures, de diagrammes, recouvert par une feuille maculée de couleurs. Quand V.N. arriva, un cahier de ses peintures était encore ouvert sur la table oblique, inclinée comme un livre de prières. »

Yan Ciret : Ne pensez-vous pas qu’il y a, une manière, chez vous, d’écrire par refus de l’image ?

Valère Novarina : C’est vrai que j’écris en aveugle, sans voir la scène. Je suis comme dans le noir, j’entends des voix au-dessus du plancher. J’écris d’oreille.

Y.C. : Vous êtes peintre et pourtant, il y a ce refus de l’image ?

V.N. : Ce qui m’importe, ce ne sont ni les images, ni les mots, mais leur mouvement, leur respiration. Ce qui importe, c’est la traversée et de ne pas s’arrêter aux images. Il faut que la peinture passe, se détruise, se respire, qu’elle ne se saisisse pas par les yeux. La peinture ouvre des perspectives, un espace renaissant.

Y.C : Et c’est de cette manière-là que vous aviez fait votre mise en scène de Vous qui habitez le temps ?

V.N. : Oui, c’est le mouvement de la phrase théâtrale tout entière qui importe : on perçoit la pièce, le spectacle entier comme une seule respiration. Toute la représentation est liée au souffle.

Y.C. : D’une certaine façon, vos livres ne seraient-ils pas une seule et même phrase ?

V.N. : Peut-être, oui.

Y.C. : Vous écrivez par fragments, ou est-ce une écriture qui coule comme ça, comme un trait ?

V. N. : C’est plutôt coulé, d’un trait, d’un flot, mais il y a aussi des épaves, des caillots, des cailloux, des fragments qui sont là, qui attendent et qui seront incorporés tardivement.

Y.C. : Il y a des ratures dans vos manuscrits ?

V. N. : Aucune. Aucune rature. Au contraire, tout est multiplié, amplifié, germinescent. Je n’enlève jamais rien, je développe, j’empire, je multiplie tout.

Y. C. : Aucun repentir ?

V. N. : Aucune rature, mais beaucoup de repentir : tout est refait tout le temps, rebougé par dedans, repris dans le mouvement, refait en geste… Il y a douze ou treize versions de Discours aux animaux, la première fait une quinzaine de pages, la dernière trois cents. Mais tout a été repris chaque fois complètement, dans la respiration, depuis l’entrée, le premier mot.

Valère Novarina adresse à Yan Ciret

Y. C. : Le reniement, le repentir ne feraient-ils pas partie de la phrase elle-même : c’est-à-dire que la nature n’aurait pas besoin d’intervenir puisqu’elle est écrite.

V. N. : Oui, c’est ça. Les choses apparaissent dans la négation. C’est en même temps nié et affirmé ; la parole rejette en même temps qu’elle appelle. Il y a un très mystérieux rapport de notre pensée avec la négation. Tout le travail consiste à maintenir ainsi la parole vive, à ne pas tomber dans l’idolâtrie, dans le culte des mots. « Ne se faire d’aucun mot une idole invisible »,c’et une devise que j’avais… J’aimerais trouver le langage à l’état natif. Je recherche un état d’instabilité, de mouvement.

Y. C. : Le mouvement perpétuel ?

V. N. : C’est le verbe qui est au cœur du mouvement. J’aimerais écrire rien qu’avec des verbes, le moins possible de noms, d’adjectifs. Le théâtre est verbal. Au théâtre toutes les choses sont verbées, conjuguées, croisées à l’espace, en transformation et passantes. Rien n’est saisi : tout apparaît en dialogue, en dialectique, en contradiction, en respiration, renversement.

Y. C. : Plus que le verbe, n’est-ce pas le passage ?

V. N. : Passage est un mot magnifique et qui est tout au fond de notre langue, de notre conscience, puisque passage vient de Pessah qui est le nom hébreu de Pâques… Tout au fond de nous, tout au fond du langage, la soif de se dépouiller et renaître, au plus profond de nous : le désir de traversée. Traversée de la mer Rouge, traversée du tombeau. Nous nous souvenons tous que nous avons été mis sur terre pour renaître. Notre respiration nous parle à chaque instant de ce mouvement de traverser la mort.

Y. C. : Dans vos écrits, ce mouvement efface les frontières naturelles : On ne s’arrête pas à un état, on naît minéral, on peut devenir végétal ; il y a une sorte de phénomène d’hybridation, de métissage, de brassage permanent. On a l’impression que tout peut se greffer et que votre texte prolifère finalement comme des cellules, des cellules nerveuses, cellules musculaires ?

V. N. : Oui. J’ai l’impression de quelque chose d’organique.

Y. C. : Avec des contaminations, des épidémies, des maladies qui blessent le texte, des plaies écrites ?

V. N. : C’est très organique, très vivant. Ce qui touche au langage n’est pas du tout séparé de la matière : les lois qui régissent notre langue et celles qui régissent le monde physique sont les mêmes. Car le monde est une phrase, l’univers est porté par la parole : il s’effondrerait dans l’instant s’il n’était pas parlé par le verbe qui le soutient. Le réel est un langage. Je le crois très profondément. Le monde est un langage, notre parole s’en souvient.

Y. C. : Avez-vous peur parfois de ce que vous écrivez ?

V. N. : Bien sûr. Dès qu’on déstabilise un peu la langue conventionnellement, on touche des choses extrêmement profondes. Le langage est notre plancher, notre plateau. Si on touche au langage, on retire le sol sous les pieds des acteurs, des spectateurs ; ça peut être très violent. Qui touche le langage, touche le fond, le fondement de tout.

Y. C. : Il y a chez vous une haine de la rhétorique et en même temps je n’ai jamais vu une telle compilation de figures de style, rhétoriques ou même théologiques, l’oxymore par exemple.

V. N. : J’ai toujours ressenti – et au théâtre encore plus qu’ailleurs – que le langage appelle ce qui manque, fait apparaître le monde en le niant, que tout apparaît dans la présence-absence, dans le loin-près, que tout advient par une entrée-sortie.

Y. C. : Dans vos pièces le spectateur est complètement impliqué dans le jeu, il est quasiment l’un des acteurs ?

V. N. : Il est pris et il a aussi peur que l’acteur, il est suspendu. C’est comme la recherche d’un partage dangereux entre tous ceux qui sont là.

Y. C. : Il y a des références évangéliques, bibliques. Par exemple l’Eucharistie est très présentes, on a l’impression que vos textes sont des textes de la dévoration, que les phrases finissent par se dévorer elles-mêmes, comme les personnages se dévorent ; cette impression-là ressort encore plus sur scène où l’on a vraiment l’impression des spectacles-cannibales, avez-vous remarqué cette importance de ce qui est avalé, mangé, du sacrifice aussi ?

V. N. : Certainement pas cannibale… Mais la scène est un lieu où la parole se mange, est mangée : la parole est notre pain. Il y a quelque chose de très mystérieux et de très violent qui se passe sur le plateau du théâtre et qui va presque jusqu’au sang. La pièce que j’écris en ce moment s’appelle Le Repas. C’est aussi un sacrifice.

Y. C. : Ça peut passer par le corps ?

V. N. : J’ai rencontré cet hiver à Montpellier, un jeune chômeur, un Rmiste, qui travaillait dans un atelier d’écriture avec François Bon, et qui m’a dit, à la suite d’une lecture que j’ai faite là-bas, quelque chose qui m’a vraiment touché : que tous mes textes tournaient autour d’une scène invisible et que cette scène était la « Présentation de la parole ». J’ai trouvé ça très beau, très juste. En tout cas, c’est ce que je cherchais dans Je suis, dans Vous qui habitez le temps : montrer que la parole est devant l’acteur, portée par lui, offerte, rendre visible que la parole est toujours en avant.

Y. C. : Après Vous habitez le temps vous revenez avec L’inquiétude et L’animal du temps au monologue ?

V. N. : Je ne sais pas s’il y a une différence entre « polylogues » et « monologues »… Je suis en train d’écrire un texte pour douze acteurs et six musiciens ; après le passage de tout par une seule voix, j’ai besoin de revenir à la pluralité.

Y. C. : Un moment n’avez-vous pas voulu changer de point de vue, de mode de narration ?

V. N. : C’est assez compliqué. Par exemple, le Monologue d’Adramélech a été pendant assez longtemps un quadrilogue. Puis tout s’est réuni, comme les éléments d’une tempête. Je ne partage pas les certitudes courantes en ce qui concerne le singulier ou le pluriel… Je ne crois pas, comme Dom Juan, que « un et un son deux et que deux et deux sont quatre », je suis plutôt du côté de Sganarelle, qui démontre le contraire et qui tombe… J’aimerais parvenir à représenter un seul personnage par un char de vingt-deux acteurs comme au carnaval. Il me semble mieux saisir l’unité dans le trois que dans le un. Nous ne pouvons voir l’unité, elle nous échappe, mais la pluralité peut nous en donner l’image par le mouvement. C’est ce qu’il y a d’extraordinaire, par exemple dans la figure de la Trinité, dans la contemplation que nous pouvons en faire. Il y a quelque chose d’étrange dans le trois. Trois est impensable aux animaux ? Un est un point, Deux lutte, Trois est amour. Le chiffre de l’amour est trois : c’est aussi le chiffre des langues. Le langage est trois (Sujet, verbe, complément), parce qu’il est le signe d’un amour, parce qu’il est signe de respiration. L’univers est amoureux parce qu’il respire, parce qu’il attend. Trois est une volute, c’est un mouvement, une roue, un départ de l’esprit. La Trinité tourne autour de toi, en toi, et devant. Il y a dans cette figure insaisissable quelque chose d’extraordinaire dont nous ne pouvons parler. Nous ne pouvons comprendre la Trinité de même que nous ne pouvons pas lire le Tétragramme. Dieu est imprononçable et incompréhensible. Nous le reconnaissons cependant dans l’autre, dans notre prochain, qui a le visage du Messie. Il y a du divin visible dans le « visage humain ». Ce que nous dit Lévinas, la contemplation des icônes nous l’enseigne également. Le divin est lisible dans l’homme. Ce que la Bible dit à chaque page. Ce que nous transmet la Kabbale transparait dans la Trinité, qui est une figure spatiale de Dieu, un arbre séphirotique. Il y a un point perspectif où les choses se rejoignent.

Y. C. : Vous avez parlé de notre monde comme plongé dans un sommeil matérialisé…

V.N. : Je ne sais pas comment dire ça… Il me semble qu’aujourd’hui, et comme jamais, le théâtre doit venir libérer quelque chose dans notre esprit, nous délier. Défaire la boîte, le cercueil étroit où l’on veut nous faire tenir : l’univers réduit à deux dimensions et l’homme petit. Les affiches, le monde à vendre, les images plates. Le matérialisme dialectique qui ne s’est pas effondré que pour laisser place au matérialisme absolu. C’est de ce sommeil-là qu’il faut sortir, lutter contre l’idolâtrie marchande partout, l’enfermement du monde, la nouvelle capture de l’homme qui se joue maintenant sous nos yeux.

Valère Novarina Lettre à Yan Ciret

Y. C. : Vos textes ne sont-ils pas justement du côté de l’humain, du côté du réel contre cette espèce de déréalisation, de virtualité ?

V.N. : J’essaye de lutter, de me battre, avec beaucoup d’autres, contre toute image mécanique de l’homme, contre le mécanisme en général, la transformation de toute chose en idole. Se battre contre ce monde binaire et réduit aux images plates. Contre l’idée d’une vie sans passage, sans traversée, contre cette communication mécanique, contre ces idoles sans perspectives… Il y a une phrase de Dürer que j’aime beaucoup, il dit : « La perspective, du latin perspectiva, qui veut dire vue traversante ». Cette idée, ou plutôt cette sensation, que notre vue traverse, que l’œil passe au travers que la vision respire, que nous devons, sous peine d’asphyxie, la reconquérir aujourd’hui, nous en souvenir plus que jamais, au moment où l’on veut nous rendre chaque jour de plus en plus captifs des murs d’images, des surfaces, prisonniers des écrans. Cet article est sponsorisé par nos partenaires.

Y.C. : La télévision fonctionne, comme une caméra de surveillance…

V.N. : La pulsion fondamentale, de la télévision, c’est le toucher. Ce que veut la télévision, c’est non pas voir – et surtout pas voir loin : dénonçons « la prétendue télévision, au nom menteur » – mais toucher. Elle ne veut pas voir du tout. La télévision est profondément tactile : elle veut toujours plus près, elle va au gros plan, elle veut toucher la chose, prendre le réel avec ses doigts. Elle ne filme pas la guerre mais les blessés, pas l’homme blessé, mais la blessure. La caméra va toujours à la matière, à la matière morte elle va au sang, comme le groin.

Y.C. : Comment pensez-vous que ça passe dans votre écriture ? est-ce devenu un acte de résistance d’écrire ?

V. N. : Sûrement, oui de protestation, de résistance… ou de débat.

Y.C. : À quel moment avez-vois pensez à écrire ?

V.N. : Oh petit, enfant… vers dix ou onze ans.

Y.C. : Pensez-vous qu’il y a un malentendu dans la réception qu’on fait de vous ?

V.N. : On me dit ça souvent, je ne sais pas, c’est possible… En même temps, il me semble souvent que les spectateurs que je rencontreparfois ont tout entendu. L’oreille humaine est un organe de compréhension extraordinaire. Le travail des acteurs, comme celui des spectateurs, est un travail d’oreille et d’abord une ouverture en soi à accepter. Il est très profond qu’ne français nous ayons le même mot entendre pour désigner l’ouïe et l’entendement.

Y. C. : N’est-ce pas aussi parce que votre parole tend d’une certaine manière à l’envoûtement, à une sorte d’hypnose ?

V.N. : Oui l’hypnose, l’envoûtement, ce sont des choses dont je parle aux acteurs… Mais un envoûtement qui délivre de la volonté.

Y.C. : Les peintres de la Renaissance peignaient des crânes à l’intérieur de leur tableau et derrière les toiles, parfois par anamorphoses, vos textes me paraissent aussi être des anamorphoses, c’est-à-dire quand on entre dans vos textes, on entre dans un crâne.

V.N. : Oui, la scène est un crâne, je le ressens comme ça. Mais le monde qui vous entoure aussi est votre crâne. La figure crânienne est essentielle au théâtre : l’acteur montre sa tête de mort, joue avec, l’offre. L’acteur doit porter son crâne comme une pierre au milieu de la pensée.

Y.C. : Pour revenir à une interview de Vitez, il disait que l’écrivain devait être dans l’ignorance totale du théâtre…

V.N. : Ce n’est pas faux, ça ne me déplaît pas… Par exemple je suis très choqué quand on demande aux écrivains de s’adapter au théâtre. Je crois qu’il faut des textes profondément inadaptés, inaptes, impraticables… Lorsque les premiers textes de Claudel sont apparus, il n’y avait pas encore d’acteurs claudéliens pour les dire. Puis, un jour, le texte suscite ses acteurs, il les trouve.

Y.C. : Vos pièces participent, pour moi, d’un théâtre des fuites, c’est-à-dire d’une sortie du corps, d’une sortie du temps, d’une lutte à mort contre le temps pat des accélérations, des prises de vitesse…

V.N. : J’aimerais mieux fugue que fuite, Fugue me plairait. Oui, qu’il y ait non un temps donné mais quantité de figures de temps : des syncopes, des ralentis, des méandres, des accélérés et tout à coup comme des rosaces de temps, des tournoiements, des danses du temps sur lui-même, des points d’orgues, des suspens à l’infini…

Y.C. : C’est très présent dans L’Inquiétude et dans L’Animal du temps…

V.N. : Oui, ces deux textes commencent par un comptage, une compterie, un inventaire – lecture des tombes, lectures des inscriptions – et il s’achèvent tous deux par une fugue sans fin, une énumération d’oiseaux, un vol d’adjectifs : ce sont des figures de sortie du temps. La sortie du temps est mimée.

Y.C. : j’ai justement l’impression que ce sont des textes plus biographiques que les autres ?

V.N. : Oui, surtout L’Inquiétude qui raconte les vertiges de l’enfance, toutes ces sensations d’évasion de l’espace, d’étrangeté du temps : que nous sommes fait de temps et cependant étranger à lui.

Y.C. : L’un des nombreux mouvements de vos textes, c’est quand même la remontée aux origines, le réenroulement du temps.

V.N. : Se souvenir des mots aussi… Ouvrir les mots comme des puits : les mots ouvrent souvent sur ce qui est vraiment arrivé.

Y.C. : Vous dites que vous n’aimez pas qu’on nomme les choses, vous préférez qu’on les appelle.

V.N. : Je disais que le français est très beau et très profond quand il utilise le mot appeler au lieu de nommer. « Comment appelez-vous cet objet ? » Nous ne nommons pas les choses, nous les appelons… Nous appelons ce qui n’est pas là ; nous ne désignons pas les choses, nous ne les nommons pas, nous les appelons ; nous ne possédons pas leurs vrais noms, nous les appelons ; nous savons qu’elles ne sont pas vraiment là, nous savons qu’elles nous manquent, que nous les manquons. Le mot Prophète, nâbi vient du verbe nâba, qui veut dire appeler. Les prophètes sont des appelants. L’homme est un animal de prophétie. Pas un animal qui désigne, mais un animal qui appelle.

Y.C. : Pourquoi n’écrivez-vous pas la nuit ?

V.N. : Je ne sais pas. Jamais.

Y.C. : Vous continueriez à écrire s’il n’y avait pas la perspective du théâtre, d’être joué ?

V.N. : (Silence) oui, mais en même temps j’écris toujours face à l’espace. Même si ce que j’écris ne devenait plus du théâtre – ce qui pourrait se passer – se maintiendrait ce rapport à la parole vue dans l’espace, cette extériorité de la parole. Même dans le livre la parole est jetée, dépensée, matérielle, spectaculaire. Le théâtre est présent à l’intérieur même du langage.

Y.C. : La plus grande partie de votre vie a-t-elle été passée à écrire ?

V.N. : Oui.

Y.C. : Donc pour vous, vivre et écrire c’est la même chose?

V.N. : Sûrement, oui… C’est une activité vitale, comme de respirer.

Y.C. : Cela n’a jamais été une œuvre mortelle, comme certains écrivains ont pu l’envisager, c’est-à-dire que finalement écrire serait faire œuvre de mort ?

V.N. : Œuvre de mort, pourquoi ?

Y.C. : Parce que dès que vous nommez une chose vous la tuez.

V.N. : Oh non ! Tout le contraire. La parole ne tue pas, au contraire. Il y a quelque chose dans la parole, quelque chose de très vivant, quelque chose de plus vivant que nous, qui se transmet. « Par la parole, la délivrance. » Tous les humains le savent bien… ou si vous préférez : « Le messie, c’est la parole ». C’est la bonne nouvelle du théâtre, c’est pour ça que le théâtre est un art extrêmement joyeux.

Paris, Juin 1993.