Entretien Stanislas Nordey avec Yan Ciret
« Entre beauté esthétique et virulence politique, Stanislas Nordey travaille au corps la représentation, montage du geste fabuleux à son envers, le chômage de masse comme civilisation. Le tout par la dérive des pôles. »
« Cahiers de théâtre n°11, décembre 1993/janvier 1994 »
Dès le départ, la définition du prolétaire s’est faite par le corps, Marx en ayant fixé le théorème, à savoir que le prolétaire est celui qui ne possède rien, sinon son corps et ce qui en est extrait : la force de travail et la progéniture. Cette équation minimale a, semble-t-il, pris une autre signification, tout aussi forte, mais plus désespérée encore. Le travail étant devenu ce qui manque, disparaissant comme un objet rare et de plus en plus improbable, le prolétaire de l’ère post-industrielle se trouve démuni – définitivement selon toute vraisemblance – devant le désœuvrement, l’inemploi de son énergie, motrice, sexuelle, vitale, que l’exploitation, comme un gisement par la sphère capitaliste, avait rendu productive. Les conséquences sont immenses, et chaque jour vient passer le message que le deuil ne se fera pas sans mal. Parce que radical autant que mortifère.
La mise en scène de « La Conquête du pôle Sud » par Stanislas Nordey raconte assez bien le désarroi – suicide, retour à la barbarie, terrorisme – et l’espoir quand même in fine d’une épiphanie (théâtrale) qui pourrait venir se substituer à l’apprentissage de la misère cannibale. La bande prolétarienne, qui zone au chômage, dans la pièce de Karge, va se reconstituer une scène, un jeu obsessionnel, conquérir le pôle magnétique, en mimant l’aventure de l’explorateur Amundsen. En un mot, ils vont retrouver l’équilibre en réapprenant des gestes d’héroïsme (hisser un drapeau) et de survie (se protéger du froid) – à la fin ils ne seront plus « déséquilibrés » au sens quasi physique du terme. Mais rendus à eux-mêmes. Ils auront fait sans le savoir et à l’aveugle, l’expérience, par la représentation, de la phrase d’Hegel : « Le travail est ce qui sépare l’homme de l’animal ».
Encore une fois, les personnages de « La Conquête du pôle Sud », Büscher, Braukmann, Slupianek, sont de ceux qui tombent dans nos rues, et qu’on ne relève pas, de ceux qui donneraient raison à l’idéologie qui a dit un jour que l’argent était le sang des pauvres. Des prolétaires mis à nu, puis mis à mort, à qui on a retiré la dernière chose qu’ils possédaient : le droit de vivre.
Yan Ciret
ENTRETIEN LATITUDE NORD
Yan Ciret : « La Conquête du pôle sud » de Manfred Karge (1., est une pièce qui a une double progression, vers l’éclatement des formes, et le rassemblement des hommes, qu’est-ce que tu en penses ?
Stanislas Nordey : Je préfère m’attaquer à des choses comme cela, à un objet théâtral non identifiable, parce que le texte garde du coup une certaine innocence.
Yan Ciret : Une opacité aussi.
Stanislas Nordey : J’aime bien traiter les textes pour leurs qualités et leurs défauts. Au début, quand on s’est attaqué au texte, on savait qu’il y avait des choses qui nous restaient obscures, il y avait des pièges. Le piège du trop social, puis ne pas tomber dans celui des performances d’acteurs, ne pas essayer à tout prix d’expliquer les choses que Karge n’explique pas, cela a été une chose importante pour le début du spectacle. La première scène est extrêmement éclatée, parce qu’elle dit que ça se passe sur une scène de théâtre, elle dit que c’est un suicide, en même temps ce n’est pas un vrai suicide,… ce n’est pas non plus un suicide au deuxième degré, c’est quand même…
Y.C. : L’idée d’un suicide plutôt, quelque chose qui n’est pas irrémédiable, puisqu’on peut en changer l’idée, la destination ?
S.N. : Oui, Il fait des implications comme cela, extrêmement complexes. Quand on l’a travaillé, on s’est posé effectivement toutes ces questions; on s’est demandé : « Est-ce que on le traite en « suicide » réaliste, au premier degré ? ». On l’a travaillé comme cela, et ça ne marchait absolument pas. Est-ce qu’on le théâtralisait encore plus ? J’aime les textes qui posent tous ces problèmes. Ce que j’aime aussi dans la pièce de Karge, c’est que ce soit un livre qui les fasse rêver et pas une image.
Y.C. : Est-ce que le sens giratoire de la pièce, n’est quand même pas, d’aller vers un pôle magnétique, physique et symbolique ? Ce sont des gens qui sont atomisés dans des situations où ils sont déconnectés de ce qu’ils vivent. Ce qu’ils cherchent finalement, c’est à se remettre en marche, mais vraiment, au sens propre, en état de marche et aller vers un noyau central ?
S.N. : Ils n’y arrivent pas, quand on est parti sur l’histoire, on s’est dit que c’était quatre paumés qui se serrent les coudes, qui vont ensemble vers un but, puis, ils y arrivent. C’était très simple. On a commencé à travailler et on s’est aperçu, finalement, qu’ils n’étaient jamais ensemble. C’est-à-dire, qu’il y en a toujours un qui n’est pas là, et que ça, ils n’arrivaient même pas à le faire. Ils n’arrivaient même pas à être ensemble. Au début c’est Seiffert qui se planque et qui est à part, après tu as Braukmann qui est mis hors du jeu, parce qu’il a du boulot, après c’est Stupianek qui est mis hors du jeu. Ils n’arrivent jamais à être ensemble, sauf à la toute fin, sur la scène où ils partent. La pièce nous a paru encore plus noire que prévue, car on pensait que c’était au moins un espèce de chant d’espoir.
Y.C. : Non, ça frôle la barbarie, la folie, il y a une part anthropophage à certains moments.
S.N. : Oui, c’est très violent.
Y.C. : Dans la mise en scène, ce n’est pas tant montré que cela ?
S.N. : Non, parce que on a travaillé sur une version encore plus violente, alors que je trouve qu’il y a une grande fenêtre ouverte dans le texte. Il y a beaucoup d’humour là-dedans ; il a essayé de travailler sur la dérision et on s’est efforcé de traiter tout cela différemment, de garder une chose plus violente sur la fin, sur le vrai suicide de Seiffert, pour casser un peu les choses. Mais, c’est vrai que c’est très atomisé, tout est atomisé, mais c’était intéressant aussi parce que c’est la structure de sa pièce. Son histoire de découpage de la pièce en tableaux aussi. C’est un emprunteur Karge, il va prendre beaucoup chez Büchner, chez Brecht.
Y.C. : C’est une sorte de montage, de détournement, Brecht disait « une chose appartient à celui qui l’améliore » ?
S.N. : Tous les écrivains allemands procèdent comme cela et c’est ce que j’aime chez eux, qu’il y ait une chose qui soit plus assumée. Ils revendiquent une mémoire finalement.
Y.C. : Ce ne sont pas seulement des citations, ils les retravaillent.
S.N. : Oui, il les retravaillent et surtout ils disent : « Moi j’ai été élevé avec Brecht », donc si j’écris, j’écris avec Brecht, alors qu’en France, on a beaucoup plus honte de cela, de ces filiations.
Y.C. : Dans tes mises en scène, il y a quelque chose qui revient fréquemment, l’enfermement, de gens assez jeunes souvent, dans un lieu clos, comme dans « La Chinoise » de Godard. Et qui construisent une utopie, avec une double face, maléfique, destructrice, ou passant par une rédemption. Comment as-tu travaillé cette fois-ci ?
S.N. : Oui, ce phénomène, je m’en suis aperçu, après coup. Cela vient peut-être d’une des première choses que je fais, qui est de travailler, en général une ou deux semaines, pour constituer l’équipe et de se constituer les uns par rapport aux autres et par rapport au texte et rien d’autre. Pas dans une urgence de la représentation, je refuse de tomber là-dedans. On a des contraintes économiques, aujourd’hui, qui sont souvent deux mois de répétition, je dis aux acteurs : « On a deux mois pour travailler, on va montrer ce qu’il va y avoir dans deux mois. »
Y.C. : Pour qui fais-tu du théâtre?
S.N. : « La Conquête du pôle Sud « par exemple, c’est un spectacle pour novembre 1993, le théâtre ça ne doit pas laisser de trace.
http://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/lenigme-et-le-mystere
(1. https://arche-editeur.com/piece/la-conquete-du-pole-sud-604