« On pourrait compter la vie de l’actrice en années lumière, mais le temps que son aura nous parvienne, il se peut que le celluloïd qui nous renvoyait son image se soit détruit, que la photographie où en habit de lumière elle nous regardait au-delà de nous-mêmes, pourrisse sous l’acidité de la colle qui nous avait permis de fixer son image. En ce printemps 93, dans l’Odéon désert, juste avant d’entrer en scène, l’actrice parla d’Isabelle Huppert, d’Orlando, de sa solitude, et de son metteur en scène Bob Wilson. On comprit très vite que l’autre nom de la torture (amoureuse) se devait être : La Question. » Yan Ciret
Yan Ciret : Quand vous parlez d’Orlando, vous dites il ou elle ?
Isabelle Huppert : Je dis ni l’un ni l’autre, je dis Orlando.
Le personnage paraît avoir été travaillé par Bob Wilson en plasticien comme une figure géométrique, quelque chose d’abstrait, quelles indications vous a-t-il données ?
I.H. : Des indications formelles, jamais d’indications de fond, jamais de directions psychologiques, même sur le langage, sur le texte, donc a fortiori pas sur les mouvements du corps, c’était uniquement une approche musicale, de rythme. Par la musicalité, la variation des effets sonores comme pour l’utilisation du micro, qui est vraiment travaillé en tant qu’élément de création. Ce qui renforce la voix intérieure que le monologue transmet. Par cette approche formelle on retrouve le sens profond du texte de Virginia Woolf.
C’est ce qui donne le mystère ?
I.H. : Le mystère bien sûr, mais aussi l’émotion, les sensations, mais toujours d’une façon très mystérieuse, effectivement.
On a l’impression que la figure qui est sur la scène disparaît, et que quelque chose d’autre apparaît que l’on ne peut pas nommer, comme si aucune des identités que prend Orlando n’était tenable ?
I.H. : Oui, c’est vrai et complètement voulu, puisque cette multiplicité d’identités annule l’idée d’ « une identité », celle-ci allant jusqu’à la dissolution.
Mais cette division extrême de la personne, ce jeu sur tous les possibles, n’est-ce pas une métaphore du métier d’acteur ?
I.H. : Bien sur, c’est un paradoxe, l’idée du personnage est proprement inincarnable et c’est pour cela qu’une actrice peut l’incarner, on se heurte toujours aux contours dessinés par un personnage, ce qui est une limite, mais dans Orlando, il n’y a pas de personnage, dans la mesure où les contours sont repoussés à l’infini, du coup il y a un espace infini justement pour une comédienne, pour incarner cette figure. Sans oublier dans tous les possibles, aller à l’extrême jusqu’aux contraires, et la possibilité pour une femme de jouer un homme, même si cela reste une idée.
Vous ressentez cette division en vous, dans votre vie, comme si seul un film, ou un spectacle, pouvait faire coïncider tout ce qui est séparé ?
I.H. : Sûrement, parce qu’il n’y a que dans une approche tout à fait abstraite que l’on peut y parvenir, si on était dans le réalisme ça ne se serait pas possible, on ne pourrait pas y parvenir.
Il y a une obsession de la lumière dans le roman, de la folie liée à la lumière, l’aspiration d’Orlando, sa fin dernière semble être la lumière, Bob Wilson montre très bien cela ?
I.H. : Ce que vous dites est absolument juste mais il faut poser la question à Bob Wilson, je n’ai pas une conscience explicative de ce rôle, de ce que je ne peux même pas appeler un rôle, je le joue dans une sorte de non-conscience. Simplement, je ressens ce trajet de l’obscurité à la lumière, tout ce trajet mental d’un état à un autre.
La figure que vous représentez s’identifie avec tous les éléments qui l’entourent, mais en même temps ces éléments (masculin, féminin) paraissent plus fort qu’elle, jusqu’au point de dissolution ?
I.H. : Plus que dissolution, je dirai divagation, mais ça revient peut-être au même, c’est comme le flux des vagues, ça naît et ça meurt ? En même temps il y a le fait d’aller vers les autres, et puis à la fin quand même une rétention.
Avant Orlando, vous avez joué Jeanne d’Arc, avec Claude Régy, ou avec Claude Chabrol, à chaque fois des personnages qui n’ont pas une sexualité évidente, c’est un hasard ?
I.H. : Qui sont du côté de l’androgynie, c’est vrai. Finalement je me suis aperçue que l’androgynie était plus importante en moi que je ne le pensais. Orlando m’a fait découvrir plus profondément cette part de moi-même.
Et qui disparaissent comme Orlando, ou Jeanne d’Arc qui est brûlée vive ?
I.H. : Oui, c’est parfaitement juste.
En voyant Godard, l’autre jour à la télé, disant que quelque chose de lui ne voulait pas être, j’ai pensé à vous, à cette scène de Passion où vous descendiez d’un talus vers une rivière…
I.H. : Je me souviens, je me suspendais aux branches…
C’est cela, un peu comme Virginia Woolf quand elle va se suicider, elle va vers une…
I.H. : Une dissolution. Oui, c’est ça.
Il y a quelque chose dans votre jeu qui appelle cela, vous croyez que c’est ce qui intéresse les metteurs en scène, ils vous en parlent ?
I.H. : Je pense que ce dont ils ont conscience… C’est difficile à expliquer… Peut-être une faculté d’abstraction, une idée comme ça, non interprétative des rôles, pas une volonté. On m’a dit souvent que j’avais une voix atonale, qu’il y avait une sorte de…
De sacrifice, de tragique, en tout cas quelque chose qui va vers sa fin, comme Emma Bovary que vous avez interprétée ?
I.H. : Oui, voilà, mais pas Orlando, qui va lui vers une éternité, quand il dit à la fin [elle récite très rapidement la dernière phrase du texte] il va vers quelque chose de moins angoissant.
À ce moment-là, il y a une aspiration, même si on a du mal à l’appeler comme ça, vers une force presque divine?
I.H. : Ce qui est sûr, c’est que Bob Wilson et Claude Régy sont des metteurs en scène mystiques. Je pense que le formalisme de Bob Wilson n’est qu’un moyen pour son mysticisme, à partir de là sa quête prend pour moi une valeur supplémentaire.
Vous avez eu des difficultés particulières pour ce spectacle, à cause de la fatigue ?
I.H. : Je crois que c’est la peur qui est fatigante, plus j’arrive à oublier, à m’abandonner, moins je me fatigue, ce qui est fatigant, c’est l’idée qu’il va falloir faire ce voyage toute seule.
En même temps il y a des choses drôles, qui ressemblent un peu à ce que Bob Wilson a fait avec la vidéo ?
I.H. : Et même gaguesque, très simples. Dans l’univers pictural de Bob Wilson aussi il y a des choses vraiment drôles, la petite porte, le renard, des éléments qui cassent la solennité, je ne comprends pas que les gens, parce que c’est Bob Wilson, ne rient pas plus.
Pour en revenir à la fatigue que vous ressentez, vous ne pouvez pas vous en servir ?
I.H. : Non, parce que ce n’est basé que sur un courant, une énergie très forte, Bob Wilson dit souvent « never get sleepy » ? Je ne peux pas me reposer sur la fatigue, son univers de songe tient dans une trop grande tension.
Dans un entretien aves lui, vous avez dit que le rôle d’Orlando est celui qui vous impliquait le plus, qui était le plus proche de vous ?
I.H. : Cela vient que, depuis longtemps, je dis que je n’interprète plus de rôle, mais des personnes qui rendent infinis les possibilités d’interprétation, et là pour Orlando, c’est pire, parce que quand on est une personne, on est civilisé et on fait des choses codées, alors que là, c’est réellement ce qui se passe à l’intérieur du cerveau d’une personne. J’ai l’impression d’un champ proprement infini où tout m’est permis. Parfois dans Orlando on est plus dans le jeu, mais dans quelque chose de proche de la folie.
Comment faites-vous le passage entre des univers aussi différents que ceux de Losey, Preminger, Cimino. Godard ou Hal Hartley avec qui vous venez de tourner
I.H. : J’ai besoin de me caler à des univers forts qui existent… Mais je sais qu’il y a une ambiguïté derrière tout ça. Je ne sais d’ailleurs pas quelle est la part de jeu, la part de fuite là-dedans.
Ce qui étrange, c’est que cette adversité n’amène pas une coupure, une schizophrénie ?
I.H. : J’ai effectivement le sentiment d’une réunion, d’un rassemblement. Tous les lieux communs sur la perte d’identité de l’acteur, je n’y ai jamais crus, au contraire pour moi c’est une affirmation de soi, mais beaucoup de gens vivent les acteurs comme une menace, et le prix à payer pour les acteurs serait le danger, or je pense qu’il n’y a pas danger. J’ai très tôt fait la frontière, je ne me suis jamais dit que j’allais me perdre dans un rôle.
C’est une manière de pouvoir continuer à dire « je », est-ce la même chose au cinéma ?
I.H. : J’ai l’idée que je dis plus facilement « je » au cinéma qu’au théâtre, parce que j’ai l’impression que le cinéma dans la nature même de son média est plus le lieu d’une confrontation avec soi-même, alors que le théâtre est le lieu de la fiction pure.
On ne s’incarne pas de la même manière au théâtre et au cinéma ?
I.H. : Non, mais là j’ai l’impression avec Bob Wilson de disposer au théâtre de la même liberté que celle que j’ai au cinéma. Cela vient aussi que c’est un monologue, qui est le lieu privilégié pour dire « je » et que l’on incarne au plus près du « je » dans un monologue.
Le fait que votre voix soit sonorisée renforce ce côté proche et en même temps lointain ?
I.H. : C’est ce qui donne ce sentiment d’intimité. Mais en plus, je crois que c’est la récréation, du gros plan par l’effet sonore.
C’est un spectacle qui demande beaucoup de croyance ?
I.H. : Oui, croire comme un enfant croit, de manière uniquement mentale, je ne me sens interpréter ni un ambassadeur, ni un bohémien, ni un homme, puisqu’il n’y a aucun réalisme.
Pourtant il y un moment où vous devenez une femme, ce que vous êtes.
I.H. : À un moment donné il y a ce point de jonction plus évident entre moi et l’histoire, quand je deviens une femme, c’est à ce moment-là qu’il y a quand même, en effet, un point d’identification.
Dans quels films Bob Wilson vous a-t-il vu avant de vous proposer ce rôle ?
I.H. : Il ne m’avait jamais vue au cinéma, quand on s’est rencontré il ne m’avait vu nulle part, c’est au delà de çà, comme une intuition sur ma personne, pas sur ma capacité d’actrice. Il y a eu une conscience très intuitive de moi, ensuite, il y a toujours quelque chose qui vous échappe.
Vous avez compris pourquoi après ?
I.H. : [silence] J’ai compris qu’il se passait quelque chose entre lui et moi [silence]… Oui… J’ai compris, que ce qu’il avait pressenti de commun entre lui et moi c’était… J’ai trouvé à ce sujet qu’il y a eu une très grande pauvreté de commentaires sur le spectacle… c’est que, même s’il y a pour la première fois chez Bob Wilson une confrontation, un rapport aussi fort au langage, cela reste très autiste… Il a du ressentir que nous étions de la même sphère… Il l’a d’ailleurs dit, je ne me sens jamais si bien en scène que, quand il y a un seuil de communication que je ne franchis pas. Je ressens cela très profondément, une espèce d’opacité, de difficulté à communiquer directement.
Par exemple, dans Orlando il n’y a pas d’information, mais plutôt de la communication qui passe différemment?
I.H. : Exactement, voilà, la plupart du temps, on confond information et communication. Cela me fait penser à cette phrase de Grotowski que j’ai lue il n’y a pas longtemps, il dit que jouer n’est pas une affaire entre soi et le public, ni même entre soi et soi, mais une affaire qui se passe entre soi et quelque chose de très mystérieux au-dessus de soi. Je crois que c’est dans cette zone que Bob Wilson travaille.
On ne sait pas nommer cela ?
I.H. : Non, non, ce serait comme des inconscients qui se rejoignent.
Vous allez faire une tournée, même si la personne d’Orlando vous fatigue ?
I.H. : Je pense que l’année prochaine on va faire une tournée, absolument. Il y a aussi le projet de le tourner à New-York. Même si ça m’épuise, il y a des fois où j’ai envie de le jouer très très longtemps, et puis il y a des moment où j’ai envie d’arrêter tout de suite.
Cahiers de théâtre, octobre-novembre 1993, N°10.