«De tout mon cœur, Je m’offris en holocauste»
Dante, Paradis Chant XIV
Zohar noir. Lors d’une rencontre avec Claude Régy et Henri Meschonnic, nous parlions de Trakl, et imaginions une interprétation chiffrée, codé, ésotérique et hermétique, à la manière de la Kabbale, de la poésie. Un nom, un titre arriva vite « Zohar noir », il ne me resta que ce passage du Journal d’Ernst Jünger : « Le monde est inhospitalier aux âmes sensibles. J’ai lu que Georg Trakl avait été bouleversé par la vue d’une tête de veau, lors d’un banquet campagnard, et qu’en le voyant sur la table il dit : « C’est Notre Seigneur Jésus-Christ » et l’embrassa. Ce qui rappelle Nietzsche sautant au cou d’un cheval, à Turin. »
(Cet entretien fut publié dans la revue « art press », n° 285, décembre 2002, puis dans une version augmentée par la revue « Théâtre/Public », n° 171 « Visages de la mélancolie », novembre 2003, il est ici dans « Cosmos », juillet 2019, repris dans sa version définitive.)
Yan Ciret : Avec la pièce de Sarah Kane (4.48 psychose) vous touchez à un point limite, extrême, de l’écriture. Le texte est spatialisé de manière géométrique, il déconstruit, très précisément, selon des registres hétérogènes (discours cliniques, ésotérisme, prophéties, interjections autobiographiques, psaumes, … ). La psychose suicidaire en est la logique interne de montage, avec des sutures, des déconnexions de langage. Cette ligne n’était-elle pas celle qui, déjà apparaissait, dans vos mises en scène de La parole du sage (L’Ecclésiaste) et d’Holocauste de Reznikof, ce que j’appellerais «la voix juive » ou « biblique » ?
Claude Régy : Oui, c’est assez étrange ; il existe des voix secrètes, dont on ne s’aperçoit qu’après coup. D’ailleurs, sa pièce Purifiés est directement inspirée par les Camps d’extermination, ce qui me rapproche de tout mon travail sur Holocauste. Et d’autre part, le caractère prophétique et biblique, de la profération par une seule personne de 4.48 psychose me renvoie à La parole du sage. Ses emprunts à la Bible sont constants, innombrables, notamment au Livre de Job. Elle se dit « kleptomane des lettres », elle reprend de très nombreux textes, en y apportant des variations, des décalages, par exemple le Waste Land de T.S. Eliot a beaucoup influencé l’écriture de 4.48 psychose. Mais le parallélisme avec ma démarche s’entend, aussi, en écho, dans cette phrase de Sarah Kane : «Rien qu’un mot sur une page il y a le théâtre », ce qu’elle dit instaure une force de la parole qui crée de l’image, transporte un saisissement de la sensation. Proféré d’une certaine façon, ce mot là est le théâtre, à lui seul. Chaque soir, lorsque j’entends cette phrase résonner, avec le temps blanc que l’on prend avant et le vide après, je vois que le théâtre est là, dans toute sa présence d’apparition ; déjà formulée dans l’énoncé de son nom. Cela correspond à mes recherches, depuis longtemps. Le plus étrange, énigmatique, c’est que le vers qui suit indique ceci : « J’écris pour les morts/Pour ceux qui ne sont pas nés ». On a ici, presque exactement, dans sa littéralité, la citation de Paul Klee qui m’a servi, pour le titre, de mon précédent livre L’Ordre des morts (1. Elle signifie que l’écriture de l’œuvre, que le « Grand Œuvre », depuis le début des siècles, vient du domaine inconnu, celui des morts.
Yan Ciret : Qu’est-ce que signifie cette écriture qui ouvre, et ferme en même temps, en usant du blanc matériel de la page, du close-up, qui organise un espace oblique, diagonale au texte, avec des ellipses, des répétitions, des dialogues lacunaires, comme troués de l’intérieur ; qu’amène-t-elle comme mise en scène spécifique, pour le théâtre ?
Claude Régy : Elle demande de renoncer à toute forme, de mise en scène, d’anéantir cette idée, telle qu’on la conçoit habituellement ; ce qui veut dire faire abstraction de toutes normes préétablies. Si l’on veut que le langage fasse image, que l’on soit acteur ou autre chose, il ne faut rien représenter sur la scène. Rien ne doit faire obstacle au langage, pour qu’il puisse être libéré par le silence. Il doit venir du vide, afin que les sons nous atteignent, s’ouvrent, remplis de sens multiples. Dans Manque, Sarah Kane écrit : « Dieu je voudrais faire de la musique, mais je n’ai que les mots ». Ce regret, de n’avoir que les mots, l’a conduite à travailler, l’écriture, de la même manière que la musique. Elle cherche à nous atteindre musicalement. A la fin de 4.48 psychose, on trouve la mention « symphonie solo ». On a alors, la sensation d’une démultiplication de personnalités, à travers une seule voix, mais aussi grâce aux différentes musiques, qui jouent à l’intérieur de cette «voix» unique. Son écriture se dégage, complètement, de tout rapport utilitaire, c’est une écriture qui va vers des zones non claires, sonores, rythmiques, en dehors des ordres de la raison et du sens. Elle nous atteint, en utilisant, différents moyens, pour parvenir à une infinité de niveaux de compréhension, ou pour être plus juste, d’une appréhension inconsciente.
Jeanne au bûcher, mise en scène Claude Régy, 1992
Yan Ciret : Dans une interview, elle dit qu’elle a réécrit Manque à l’oreille, en écoutant les voix des acteurs, pendants les répétitions, ce qu’elle ne faisait pas précédemment ?
Claude Régy : Je crois, qu’à partir de là, elle sent musicalement, ce qui est juste et ce qui n’est pas juste. C’est une différence, fondamentale, qui s’opère dans l’écriture de son théâtre.
Yan Ciret : Est-ce qu’avec ses dernières pièces, défaites d’histoires, elle ne fait pas l’expérience du corps dans la voix ; est-ce que son théâtre ne bascule pas, dans un renversement physique, qui libère le langage de toute attache réaliste ? Même une pièce, comme Purifiés devient une allégorie, lorsque le signe et le son prennent le pas sur le sens, ou plutôt le sens est à interpréter à travers les rapports, les arcanes psycho-sensitives, de ces deux éléments « corps sonores » et « corps spirituels » ?
Claude Régy : Ce qui est clair, c’est qu’elle a supprimé les actions violentes. Je trouve que Purifiés, par rapport à ce que vous dites, est une pièce magnifique, mais peut-être d’une violence qui n’est, effectivement, qu’apparente. Elle me paraît aller, en sens contraire, de ce qu’elle semble dégager, de prime abord. Sarah Kane dit d’ailleurs, que dans Purifiés, la violence est une métaphore. Par contre, elle garde le mystère, en ne disant pas de quoi, elle est métaphorique. Sûrement de plusieurs choses à la fois, comme toujours dans son cas. Le problème de la violence, dans son théâtre, est extrêmement difficile à résoudre. Evidemment, l’abondance d’actes, tels que la fellation, la sodomie, la castration, la dévoration d’un nouveau-né, arracher les yeux, couper les mains, tout cela est très peu représentable. Quand on voit une fille lécher la braguette d’un garçon sans érection, la fellation n’est pas là ; d’ailleurs l’image de la fellation n’est pas intéressante, en tant que telle. C’est le mot qui est important, dans son illumination sensorielle ; en ce sens, elle a écrit un théâtre impossible à représenter. Lorsqu’elle a mis en scène L’amour de Phèdre, elle a essayé des actions extrêmes, avec l’arrachage simulé des organes génitaux, des jets de sang sur le public. Peut-être qu’en agissant ainsi, elle s’est rendu compte, qu’il y avait une impasse à montrer ces actes de manière naturaliste, tangible. En même temps, on ne peut pas éviter cette violence, cette expérience des limites, ce serait une trahison immense. Mais comment les représenter, sans trahir ? Cela me paraît à la limite du possible. Après ses premières pièces, le passage est très visible, elle se tourne vers un exercice de la langue sur la langue elle-même. C’est ce qui fait le substrat linguistique de Manque et de 4.48 psychose, qui sont les deux seules pièces que je puisse envisager de monter. Parce que je ne vois pas comment résoudre une question, qui a égaré beaucoup de metteurs en scène, en faisant passer Sarah Kane pour une provocatrice, cherchant une surenchère morbide dans la violence modernisée, par ses phénomènes les plus extrémistes.
Yan Ciret : Sarah Kane a été assimilée, à un nouveau théâtre, marqué par le trash, le masochisme corporel, l’auto-mutilation, le quotidien le plus torve, et au final le plus conformiste, si on y réfléchit bien. C’est très bizarre, tous ces metteurs en scène qui n’arrêtent pas de parler « d’incarnation », de « corps traversé par le texte », de « langue dans le corps qui s’écrit dans le texte du corps », sur ce renversement du corps dans la voix, par la parole, par le logos ; et qui ne se sont jamais posé la question métaphysique : c’est-à-dire la question de la Résurrection, de l’Immaculée Conception ou de la Transsubstantiation, de la Kabbale, du Zohar, tout ce qu’Artaud a brassé ; l’élémentaire pour comprendre, qu’est-ce qu’un corps qui se rend visible par ce qu’il dit. Ne pensez-vous pas, qu’elle est aux antipodes de cette pesanteur théâtrale qui s’est abattue sur les scènes ?
Claude Régy : Oui, bien sûr, si l’on regarde de près, elle cite pour référence, des dramaturges comme Ibsen, Pinter, Beckett, mais aussi Büchner, dont elle a monté le Woyzeck. On reconnaît, très bien, la composition inachevée de cette pièce, dans la manière dont est agencée 4.48 psychose. Elle emprunte, aussi, au rock, à sa scansion rythmique, hypnotique, elle se réfère en particulier, et très précisément, aux textes de Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, qui s’est suicidé, comme elle, très jeune, par pendaison. On peut se demander, jusqu’à quel degré, elle ne superpose pas le mot « extase » employé, dans son sens le plus mystique, et le mot « extasy », l’euphonie confondant, les deux expériences, réunies en une seule.
Yan Ciret : L’un de ses rares interlocuteurs contemporains, dans le théâtre, a été le dramaturge Martin Crimp, sa pièce Attemp’s of life a été décisive pour elle. Ils avaient un incessant renvoi de citations, par textes interposés. Comment voyez-vous la fusion qu’elle effectue, de manière opératique, entre l’amour absolu et l’anéantissement total. On pense, aux grands mystiques, mais aussi à des écrivains, comme Virginia Woolf, ou Sylvia Plath, toutes deux suicidées. A la suite d’une lecture d’un passage de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, elle en vient à identifier le sentiment amoureux à l’anéantissement des Camps de concentration, d’extermination ? On pense, au poème de Sylvia Plath celui de L’Agneau Marie : « Et débusquant les juifs./ Leurs draps de fumée noire ondoient/ Sur les stigmates de la Pologne/ Et sur l’Allemagne incendiée./(…)/ Et c’est un cœur,/ L’holocauste où j’entre,/ ô bel enfant d’or que le monde tue et mange. » ?
Claude Régy : Barthes disait de la violence d’amour, qu’elle était aussi terrible, que le malheur subi, par ceux qui furent internés, dans l’univers concentrationnaire (ndlr : William Styron reprend, une métaphore similaire, dans Face aux ténèbres, par rapport à la dépression). Et Sarah Kane s’aperçoit, de la même manière, que pour elle l’amour est une perte de soi. Il y a pour elle, une équivalence, dans l’effroi, la douleur, entre l’amour, et ces deux termes ; entre la terreur amoureuse produite par l’être aimé, et le sentiment qui vous fait disparaître dans l’autre et simultanément dans les Camps de la mort. Qu’est-ce qu’il y a de pire, que la perte de soi ? Il reste, pourtant impossible, de comparer la souffrance des Camps d’extermination, à quoique ce soit d’autre. Ce qui est troublant, dans 4.48 psychose, c’est cette ambivalence monstrueuse, lorsqu’elle parle de : « Ce besoin vital pour lequel je mourrais », à un moment, elle ne finit pas et ajoute « dépression », à un autre, elle parle de ce besoin vital, pour finir par dire, « être aimée ».
Yan Ciret : Est-ce que cet amour ne fait pas, aussi référence, à une autre forme d’amour, à une transcendance, quasi divine, incommensurable, qu’elle nomme « L’autre » ? On pense, à cette note de Pascal, dans son Mémorial/Apologie du christianisme, lorsqu’il dit : « Le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient pur néant », n’est-ce pas dans cette recherche de l’infini, de l’absolu, que Sarah Kane se représente à travers l’amour ? Dans votre livre L’état d’incertitude (2, vous faites allusion, à l’âge tardif (dix-sept ans) de sa perte de la foi. Elle raconte, que cette perte a été son premier séisme psychique, elle emploie le mot de « split » (explosion), qu’elle accole, immédiatement, à celui de « mind » (esprit). Sa première dépression, si l’on peut dire, son premier éclatement du moi ; il lui ouvre la porte d’un infini, dans lequel elle va se perdre, se dissoudre, comme Virginia Woolf et les cailloux, dans ses poches d’ « Ophélie » pour se noyer ; mais le suicide serait, alors, ce que disait Lacan : « Une catégorie de l’espérance », elle dit d’ailleurs, la même chose, et à plusieurs reprises, en termes différents, dans sa pièce ?
Claude Régy : Je ne sais pas tout, et je n’ai pas voulu me renseigner. Je pense, qu’il ne faut pas tout savoir. On peut se référer, à ce que Sarah Kane a dit elle-même, c’est à dire qu’elle a perdu la foi chrétienne à dix-sept ans. Mais on sent chez elle une culture juive, d’ailleurs, son travail sur la langue, sur la pluralité des sens, et sur la possible pluralité concomitante des interprétations, ceci nous ramène à la pensée interprétative juive. Je me demande d’ailleurs, si elle a lu le Zohar, la Thora ou la Kabbale. Dans Manque, elle faisait aussi référence au Yiddish. Alors, est-ce qu’il y a une part juive chez elle ? Ce serait plutôt l’anglicanisme puritain. Mais ce qui est vraiment très étrange, c’est qu’elle dit quelque chose qui n’a pas été assez analysé : elle pense, depuis sa naissance, qu’elle mourra dans le Jugement dernier. Elle évite l’acte de mourir ou de vivre pour avancer, qu’elle sera directement confrontée au Jugement dernier. Or, elle parle tout le temps de sa culpabilité, du fait d’être punie, de damnation et d’Enfer au sens chrétien le plus évident, le plus primaire. Il est donc étrange qu’une intelligence aussi éblouissante que le sienne, qui voit tout, qui bouscule tout sur son passage, soit encore entachée par la culpabilité, le jugement de Dieu, la peur de la faute et du Jugement dernier, finalement.
Yan Ciret : Je pense que ce point modélise l’ensemble de son écriture, il est très difficile d’envisager ses textes hors de ces notions théologiques ou transcendantes. Mais existe-t-il une écriture qui ne se vive pas comme une actualisation de l’Apocalypse, c’est-à-dire de la Révélation ? De Saint Augustin à Kafka, de Dostoïevski à Joyce, sans parler de Céline ou Proust, Koltès aussi, à de nombreuses reprises. On ne peut oublier, de même, qu’elle s’appelle « Sarah » (3. et « Kane », c’est à dire la femme d’Abraham, la dix-septième prophétesse selon la Thora qui reste stérile jusqu’à l’âge que se donne l’auteur dans 4.48 Psychose (quatre-vingts ans), et qu’elle est dédoublée par « Kane », c’est à dire Caïn. Ses pièces sont pleines, et regorgent de meurtres et d’amours fratricides. Elle porte ainsi, comme une signature masculine et féminine, les deux composantes dans sa nomination.
Claude Régy : Oui, c’est une remarque qu’elle fait elle-même, de manière très lucide, elle a observé dans Manque que Dieu l’a fait naître sous le signe de Caïn, nom qui peut se traduire, effectivement par « Kane ». Et de même dans son rapport au frère-amant, elle écrit qu’elle les tue tous les deux ensembles, eux qui sont : « Mon amant et mon frère ».
Yan Ciret : Est-ce qu’elle ne s’est pas vécue sous une forme de prédestination, en ce sens ?
Claude Régy : Avec elle, j’essaie de ne pas être précis, comme elle l’indique de bien des manières ; je crois que nous avons des habitudes de pensée qui nous rendent très difficile de parler de Sarah Kane. Il faudrait inventer un langage, un vocabulaire pour parler d’elle, de ses textes, de la même façon que le font les astrophysiciens devant une science ancienne qu’il faut renouveler de fond en comble. Nous ne possédons pas encore cette langue, elle l’a fait par ses pièces, mais comment, nous, inventer un langage qui ne nous arrête pas dans des catégories, dans des notions, des définitions, des nominations trop précises. Parce que toutes les interprétations que l’on peut suggérer risquent de nous enfermer. Tout ce que vous dites sur Abraham, Caïn et Sarah, me semble très juste et très intéressant, cela nourrit l’œuvre ; mais tout comme un commentaire approfondi de la Bible, cela ne pourra pas nous permettre de tout expliquer de l’œuvre de Sarah Kane.
Yan Ciret : Comme dans le Zohar ou la Kabbale, il y a une importance primordiale du chiffre, ses écrits sont constellés de chiffrages à caractères temporels, des incises codées de l’espace et du corps dans le temps, mais aussi des chiffres ésotériques, cryptés, avec des connotations sataniques, comme le décompte du boulier dans Purifiés. On ne peut s’empêcher de penser aux Séphiroth (4. qui fonctionnent sur une symbolique des nombres et des énergies, Shakespeare en parle dans Hamlet, Joyce dans Finnegans Wake ?
Claude Régy : Oui, des chiffres éparpillés sur la page, le chiffre avec le moins sept…
Yan Ciret : Pareillement la somme de 4 et 4 font 8, l’addition des deux premiers chiffres est égale au dernier qui renversé fait l’infini. Le quatre est le chiffre symbolique du cristal, des quatre éléments, de l’énergie et de la croix, de la rose en forme de crucifixion. Dans 4.48 Psychose, comme dans le reste de l’œuvre, il existe tout un soubassement de signes et de chiffres, avec une valeur extrêmement précise. Dans Manque, Sarah Kane fait venir un chiffre dont elle dit que le sens, la symbolique, ne seront jamais révélés.
Claude Régy : Oui, c’est pour ça que la première traduction du titre a été changée, elle faisait mention de « 4h48 ». Le frère de Sarah – Simon Kane – a immédiatement protesté. Il n’y a pas non plus deux points, mais un seul, après le premier 4, là-dessus aussi il avait raison. Pour le chiffre dont vous parlez, elle ne voulait pas le dévoiler, pour les mêmes raisons de « codage du poème ». Mais pour montrer à quel point elle joue sur l’énigme, et essayer de déjouer ce jeu de l’interprétation, il y a dans Manque des initiales MNO dont le sens n’est pas donné. Simon Kane ma dit : « Regardez un vieux téléphone et pensez à l’Apocalypse de Saint-Jean. On découvre que MNO signifie 6, c’est à dire 666, le chiffre de la bête dans l’Apocalypse ». Cela montre à quels degrés ses pièces sont codées, avec parfois, même souvent, la volonté que l’on ne puisse pas les décoder. Il faut tenter ce déchiffrage, sans s’arrêter à une signification fixe, pour penser qu’il y en a forcément d’autres voilées, cachées, incompréhensibles. Et laisser le son de la phrase résonner en nous dans la multiplicité de ses sens, y compris ceux qui nous échappent. Puisque nous avons conscience de choses dont nous ne sommes pas conscients. C’est ce que j’essaie de dire dans mon dernier livre L’État d’incertitude, qu’il faut chercher à travailler sur des strates que l’on ne peut pas déterminer, ni dans l’espace, ni dans le temps. Depuis La Mort de Tintagiles de Maeterlinck, je le dis aux acteurs, qui par l’instinct, par une disponibilité, en se laissant ouvert à toute force qui peut se manifester dans un espace, arrivent à faire émerger quelque chose de ce monde qui nous est totalement invisible, étranger.
Yan Ciret : Pour Sarah Kane, il n’existe pas de sexe ou de genre fixes, stables, elle se détache de manière mutable, mutante, de ces catégories en les rendant transversales par un mouvement perpétuel. On ne peut d’ailleurs pas la penser à travers son homosexualité, même si elle est présente dans 4.48 Psychose. Comment peut-on lire ces passages de l’hermaphrodisme à l’androgynie qui est centrale dans son œuvre, à la gémellité, ce dépassement des genres humains ?
Claude Régy : C’est absolument primordial, elle dit : « Je chante sans espoir sur la frontière ». Elle bouleverse toutes les frontières morales, sexuelles, d’appartenances préétablies à un genre.
Yan Ciret : Son moi apparait dans une extension sans limite, ce qui rejoint le déversement de l’âme dans le Pur amour des grands mystiques ?
Claude Régy : Oui, et c’est très sensible lorsqu’on entend sa langue résonner dans l’espace ; elle a une cadence très particulière, qui tient du chant mystique, du poème spirituel.
Yan Ciret : Là on est proche des Psaumes, du Cantique des Cantiques, mais inversés, retournés sur leur face positive / négative. Ce qui veut dire qu’elle opère un double mouvement contraire, dans le même temps elle va jusqu’au bout de l’assujettissement, de la négation de soi, elle dit « À quoi je ressemble ? L’enfant de la négation ». Ceci allant jusqu’à l’auto-agression, le suicide, l’obéissance à la Loi, au néant, le désir de la perfection jusqu’à la mort, mais avec simultanément une révolte, une rébellion absolue, totale, par « le feu et le glaive », n’est-ce pas cette concomitance qui fait son chemin de sainteté, de martyre mystique, cette double révolution suicidaire ?
Claude Régy : En même temps, c’est cette contradiction vécue jusqu’au bout, qui nous fait passer dans un autre monde. Si on peut envisager que des contradictions aussi fortes, aussi violente, peuvent se produire dans le même être, dans un même temps donné, c’est plus extraordinaire que de dire c’est intenable. Elle s’est peut-être tuée, parce que c’était intenable, mais pendant un temps, elle a tenu cette contradiction, totale avec beaucoup d’autres. Son génie tient aussi dans cette force qu’elle a eue de ne pas trier, de ne pas mettre de l’ordre dans ces contradictions. Elle a laissé les forces contradictoires agirent, alors est-ce une forme de maladie ? Ou bien dans cette maladie n’y a-t-il pas un enrichissement supplémentaire de l’être ? Ne faut-il pas essayer de vivre, même pour un temps court, dans des contradictions absolues ? Même si cela n’est pas tenable, pour se tenir là, à cet endroit précis, pour regarder ce qui s’y passe, au risque d’un court-circuit, d’un électrochoc.
Figure rouge / Agneau de Bactriane – © Yan Ciret
Yan Ciret : Ce qui revient à l’un de vos axiomes, la question est d’être et de ne pas être, simultanément ?
Claude Régy : Je dis cela depuis longtemps, c’est une vérité qu’on éprouve sur le plateau. Tant qu’un acteur décide simplement d’être, ça n’a aucun intérêt, on le voit très rapidement. Il « naturalise » ou « psychologise » le texte. S’il cherche à ne pas être et joue les fantômes aérés (rires)… alors c’est très décevant. Par contre, si une personne arrive à être ce qu’il est, tout en étant la matière du texte qui est comme un palimpseste, de textes accumulés par des générations, tout en parvenant à une présence qui ne se sent pas obligée d’assumer sa réalité, il se déclenche cette double voie « d’être et de ne pas être ». C’est un principe de tremblement, on avance, on recule, on crée le vivant, c’est détruit, puis à nouveau reconstruit. Comme dans un organisme vivant, ou le cosmos, la destruction succède à la création, qui se recrée à nouveau et ainsi de suite, une « destruction créatrice ». D’ailleurs André Markowicz m’a signalé qu’il y a une virgule mal placée dans Hamlet, et que la problématique d’Hamlet est bien celle d’être et de ne pas être, – de l’être et le non-être vécus ensemble, à l’intérieur d’un même corps parlant.
Yan Ciret : Cela rejoint Mallarmé qui disait en référence à Dante « La destruction a été ma Béatrice », il y a quelque chose de mallarméen dans 4.48 Psychose. Le poème efface, absente, fait apparaître par la négation. Dans le même ordre d’idée, Barthes disait que les exercices spirituels, – il parlait de Loyola -, consistaient à faire le vide pour dégager un espace linguistique nouveau, n’est-ce pas ce que fait Sarah Kane à travers la psychose, d’ouvrir une latéralité pour le langage, à travers sont extra lucidité, ses épreuves physiques ou mentales ?
Claude Régy : La fin dramatique de 4.48 Psychose s’achève sur une ouverture, par cette formule : « Ouvrez le rideau », je crois même, qu’en anglais, ce serait plus précisément : « Ouvrez les rideaux ». Ce qui veut dire, qu’après la destruction, on va vers la lumière, un dégagement de la vue.
Yan Ciret : Je pense que la pièce est construite comme ces textes médiévaux de « l’imitation des saints », comme le dit Simone Weil de la Crucifixion du Christ : « La destruction du plus grand bien par le plus grand mal », de plus vous aviez abordé ce thème avec Jeanne d’Arc au Bûcher (5. déjà, et ce n’est pas par hasard, avec Isabelle Huppert.
Claude Régy : Je dois dire que l’on a pensé au martyre de Jeanne, en travaillant la pièce. On a beaucoup pensé aux corps des saintes, et à leur sexualité, plus précisément à l’extase de l’éjaculation mystique. On s’est référé aussi à Jeanne, à cause de son intelligence, de ses réponses incroyables faites aux juges ; c’est d’une lucidité qui déjoue toute la science jésuite assemblée. Justement, elle répond à cette question sur la lumière, les juges lui demandent si elle a vu La lumière lors de sa vision de l’archange Saint-Michel, elle répond : « Croyez-vous que la lumière vous soit réservée ».
Yan Ciret : On va retrouver cette importance de la lumière pour Sarah Kane, la présence obsédante du Christ est de ce double corps « je suis La parole, Je suis La lumière », avec cette lutte manichéenne de la lumière blanche contre la lumière noire. C’est le combat du Livre de Job, qu’elle cite dans le texte, entre Léviathan et Béhémoth, le bien contre le mal. Le monstre Léviathan est pris par une hameçon en forme de croix christique, puis son corps est donné a manger au banquet des justes. Sarah Kane prend souvent cette position sacrificielle de la croix livrée à Léviathan. Puis elle s’identifie, contradictoirement à lui, au Mal, elle devient la multiplicité des corps qui forment la Bête. Il y a une dialectique bloquée d’incorporation et de désincorporation, les deux tenus au même instant. On retrouve cela, dans 4.48Psychose, parce que tout comme Jeanne, elle est en position de répondre à un jugement, mais l’accusation à laquelle elle doit répondre est sur deux versants inverses : tu dois et tu ne dois pas ?
Claude Régy : Oui, elle dit : « Honte honte honte / Noie-toi dans ta putain de honte », mais plus loin, sur l’autre côté, elle reprend au contraire : « Éviter la honte ». Il lui faut maintenir ces deux postulations qui culminent dans ce : « Je ne veux pas mourir / Je ne veux pas vivre ». Souvent on laisse flotter cette idée comme une virtualité abstraite, mais si on analyse le fait de ne pouvoir ni vivre ni mourir, qu’est-ce que vous faites ? Où vous situez-vous, concrètement ? Combien de temps allez-vous tenir ? Qu’est-ce que cela signifie, pour un homme raisonnable, de ne s’orienter ni vers la mort ni vers la vie ? Sarah Kane strie cette matière, de leitmotivs incessants ; elle répond aussi, à cette situation, par l’attaque violente, avec des pensées qui reviennent sans cesse, avec la récurrence de mots ou de formules : « sensé », « l’insanité chronique des sains d’esprits ». Il y a toujours autour d’elle le travail des médecins, cette toile de raison qui est « sensée » la ramener hors de la psychose. On est devant une guerre des gens « sensés » contre ceux qu’ils qualifient « d’irraisonnables », mais là encore rien n’a été prouvé sur les limites de la folie, ou l’existence de la folie elle-même. Il y a un procès auquel elle doit faire face, elle dit : « Ne débranchez pas mon esprit », puis ensuite : « Enlevons les plus hautes fonctions de mon esprit, peut-être serais-je plus capable de vivre ». Il y a un axe où elle accepte la prise de médicaments, avec les variations de doses, avec toutes les séquelles, et les effets négatifs, toute la destruction de la sexualité inhérente, de l’écriture, de la pensée, de la force vivante. On a donc aussi à faire à un procès terrible de la médecine inventée par Sarah Kane. Dans son dialogue avec le médecin, lui-même ayant, d’ailleurs, plusieurs identités indiscernables.
Yan Ciret : Elle l’appelle du nom de l’Antéchrist.
Claude Régy : On peut suivre une ligne, presque naïve, dans la pièce, d’un amour manqué avec cet homme, qui figure un médecin, dans le même temps qu’elle parle de son amour pour une femme qui est inatteignable, proche en cela de la recherche mystique dont nous parlons. À la toute fin, elle dit : « On ne s’est jamais rencontrées », cette femme est déjà morte. On ne sait plus où se trouvent les limites de la mort, la mort devient « vivante ». C’est frappant, lorsque le frère revient de la mort dans Purifiés. Il se met à parler, à avoir une existence comme un vivant, ce frère prend la parole de tous les autres personnages, et ceux-ci ont la même parole que lui. On a un morcellement et une division de la personnalité et une assimilation unitaire à d’autres personnalités. L’abolition des limites, dont elle parle, est totalement représentée, si l’on représente les choses, comme elles sont écrites. Mais vous avez raison, on a pensé aux procès de l’Inquisition, mais on peut penser à des souvenirs d’entretiens psychiatriques, des transpositions, des lectures d’ouvrages cliniques.
Yan Ciret : Est-ce que ce morcellement physique et psychique – elle dit qu’elle est « un-une », « hermaphrodite en morceaux » –, ne produit pas la structuration en collage du texte avec une identification avec d’autres écrivains, d’autres textes qu’elle reprend, on reconnaît le Bartleby de Melville, la sérialité de Gertrude Stein ?
Claude Régy : Ce n’est pas un simple collage, mais ça fonctionne comme tel. Elle met en place des chiffres, des listes de verbes qu’elle « colle » purement et simplement, comme tous les besoins psychologiques qu’elle a tirés d’un livre médical qui s’appelle justement Les besoins psychologiques du malade, où l’on fait cocher au malade chacun de ses symptômes. Et c’est, mot pour mot, les textes que l’on retrouve dans 4.48 Psychose. De même Beckett a beaucoup compté pour Sarah Kane, on a des traces de En attendant Godot, dans son œuvre ; j’ai souvent parlé de Pas moi de Beckett à Isabelle (Huppert), pour la profération mécanique, avec quelque chose de vivant, venant par en dessous. On peut aussi voir Shakespeare,…. mais tellement d’autres choses rentrent en ligne de compte, ce qui fait que l’on est sans cesse dans l’impuissance de parler.
Yan Ciret : Vous reprenez la formule « Dieu est mort », mais le théâtre naît de la mort d’un Dieu, de son démembrement, de sa division, de sa reformation dans l’Un, que cela soit le dépeçage du Dionysos grec, d’Osiris, ou même la Trinité chrétienne, ce que l’on retrouve chez Brecht ou Claudel. Il y a une lettre du grand mystique Hallaj, hérétique musulman, qui fût brûlé au Moyen-âge, qui écrit à l’un de ses disciples qu’il faut trouver en Dieu ce qui n’est pas Dieu, et donc renier l’unité et aller vers la division. On trouverait des choses très similaires, dans la mystique chrétienne rhénane, Angelus Silesius, Nicolas de Cues, Maître Eckhart avec son « L’amour est fort comme la mort », ce que Fassbinder détournera ; d’ailleurs Giordano Bruno sera lui aussi condamné au bûcher, à Rome, pour hérésie, sur la division des mondes.
Claude Régy : Alors, c’est ce qui m’a beaucoup frappé avec Sarah Kane. Pourquoi elle regrette l’unité. Pourquoi elle maintient une quête de l’unité. Il me semble qu’il est tellement plus riche d’être dans la pluralité.
Yan Ciret : Elle écrit même : « S’il vous plait, ne me découpez pas pour savoir comment je suis morte »…
Claude Régy : Ce qui veut dire l’autopsie…. Mais elle suit le même mouvement de démembrement suivi d’une reformation, on trouve cela aussi dans le chamanisme, les contes nordiques. Comment interprétez-vous ces vers : « Christ est mort/les moines sont en extase » ?
Yan Ciret : Par une identification ironique et sincère au Christ, c’est le grand mouvement du texte, mais si « Christ est mort » alors l’extase est possible. On est presque dans Sainte Thérèse d’Avila ou Catherine de Sienne, les mystiques de l’extase du « Je meurs de ne pas mourir ». Le Je employé par Sarah Kane a des consonances évangéliques, mais là encore, jusque dans une vision païenne, maléfique du Christ.
Claude Régy : Ce qui est troublant… Elle dit : « Craignez Dieu/ et la malignité de son appel ». Elle invoque le Malin, Satan dans la présence de Dieu. Là aussi, elle arrive à dépasser toutes les limites de la croyance et de la non-croyance, le diabolique, Lucifer dans le Christ, elle est au-delà de ce que l’on peut penser, même de manière métaphorique.
Yan Ciret : Ce qui la rapproche d’Artaud, qu’elle va lire très tard, la dernière année de sa vie. Il y a cette célèbre phrase d’Artaud qui serait à méditer profondément : « S’il n’y avait pas de médecins, il n’y aurait pas de malades ». Je pense qu’elle s’en approche par l’expérience clinique de la folie, mais aussi par l’exploration d’une « transsexualité » du Christ, cette part inconnue, tenue secrète par le dogme. Qui est le Christ châtré, ou bien androgyne, changeant de sexe…
Claude Régy : Oui, pour Artaud, ses professeurs l’avaient dégoûtée de le lire, et lorsqu’elle l’a lu, elle s’est aperçu qu’il était comme elle, extrêmement clair et logique, complètement lucide. Même dans son attaque contre ceux qui se croient sains, on entend la voix d’Artaud.
Yan Ciret : Est-ce que Sarah Kane a accentué votre « état d’incertitude », d’où vient ce titre d’ailleurs L’État d’incertitude, pour votre troisième livre ?
Claude Régy : Je l’ai emprunté à l’astrophysique, d’ailleurs les astrophysiciens préfèrent parler du « principe d’indétermination » qui a été le fondement de la physique quantique, plutôt que de « principe d’incertitude ». Cette découverte a jeté par terre la science matérialiste classique. C’est un exercice qui me semble proche du théâtre, puisqu’il s’agit de privilégier le rapport de ceux qui observent, avec ce qui est observé. En analysant que l’appareil, mis en place pour observer, agit sur ce que l’on observe. Donc déforme ce que l’on observe, et qu’il n’y a aucune observation exacte. Les astrophysiciens ont inventé, pour s’en sortir, le « principe de complémentarité », qui aligne entre elles les observations. En les mettant en relation, ils arrivent à quelque chose de stable, qui leur permet d’obtenir des lois. Mais ils ne prétendent pas atteindre le réel ou que le réel existe. J’ai analysé que la représentation est faite de l’arrivée d’une masse de gens, c’est pourquoi d’ailleurs, je ne crois pas à la recherche pure. C’est la vie d’un groupe de cerveaux qui réagit par rapport à ce qui est vu et entendu. Ce qui nous apparait en se démultipliant, au fur et à mesure des représentations. Une appréhension du spectacle se fait hors des murs du théâtre, à partir de ces multiples visions qui font la représentation. Ce n’est pas ce qui est représenté qui importe, mais le regard sur ce qui se passe sur la scène. Quand, dans 4.48 Psychose, Sarah Kane écrit : « Regardez-moi disparaître », elle fait spectacle de sa disparition, elle passe du côté de la vision de l’autre.
Yan Ciret : Pourtant personne ne sait ce qui disparaît, à cet instant. Elle dit : « Tu crois qu’il est possible pour quelqu’un de naître dans la mauvaise époque ? », et juste avant : « Tu crois qu’il est possible pour quelqu’un de naître dans le mauvais corps ? ». On a là une forte charge métaphysique, d’incertitude justement, sur la différence sexuelle et quant à la réelle présence d’un corps identifiable dans un temps donné. Sarah Kane illustre parfaitement l’idée de Foucault du corps enfermé dans une âme, comme dans une prison.
Claude Régy : Il peut y avoir une erreur de corps, naître dans un mauvais temps, ce que j’analyse d’après l’étude des médecins sur la schizophrénie, par ce délire d’amour inatteignable. Cela me fait penser à la chevalerie, à ces gens qui partaient conquérir des terres et dont la dame de leur pensée représentait Dieu. On rejoint effectivement le Cantique des Cantiques, l’amour de l’Absent. Mais le vide n’est jamais vide, les physiciens disent que le vide, comme la lumière, est un champ de possibles. La même expérience doit être vécue au théâtre, cette tension qui permet de maintenir une circulation à l’intérieur d’un champ de possibles à travers l’écriture, les acteurs. Ne pas réaliser, mais laisser suspendu, faire que le théâtre se fasse dans le cerveau des spectateurs, par la masse-public. Le plateau doit être vide de tout ce qui est à naître, le temps et l’espace deviennent sans limite, virtuels d’une certaine manière. On est simplement dans les limites de l’esprit, ce qui nous oblige à ne pas écarter le délire, la folie, la schizophrénie, puisque l’acte créateur en est très proche. S’il n’y a pas de perte de soi, il n’existe pas de terrain vierge pour inventer. Rien ne peut être suscité, s’il n’y a pas d’abord un retrait.
Yan Ciret : D’ailleurs cela me fait penser au concept hébraïque, juif du Tiqqun, qui signifie la réparation du monde, de ce qui a été abîmé, et à l’autre bout contraire, avant toute création, le Tsimtsoum, la rétractation de la divinité, dans un absolu incréé, une masse noire. Ce que la physique quantique a confirmé, avec ce moment où le temps se courbe, en masse noire, où il devient absent au temps calculable, c’est un saut dans le néant. En ce sens, vous avez choisi de vous intéresser à l’Enfer plutôt qu’au Paradis, à la damnation, plus qu’à la rédemption, on peut pourtant arriver à une assomption autant par la joie que par l’angoisse….
Claude Régy : Probablement.
Yan Ciret : Pourquoi ce choix de la création sœur de la folie, de la destruction… ?
Claude Régy : Mais écoutez, parce que la bonté ennuie tout le monde (rires)… Si l’on ne montre que de bonnes actions faites pour les braves gens, ce n’est pas possible, c’est emmerdant.
Yan Ciret : C’est pourtant dans le Paradis que Dante parvient à son grand œuvre, c’est là où tout se déploie, l’Enfer ne sert qu’à « transhumaniser », « trasumanare », pour reprendre le terme de la Comédie, après un passage par le Purgatoire, jusqu’à l’Empyrée paradisiaque, qui est un lieu terrible, presque insupportable, tant la vision est aveuglée par le trop de lumière.
Claude Régy : Tout le monde lit l’Enfer de Dante, personne ne lit le Paradis.
Yan Ciret : C’est une erreur (rires), le Paradis a mauvaise presse. Mais pourquoi ce renfoncement dans la glace, le gel, l’angoisse, l’aphasie, les tourments infernaux ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet endroit, où au fond, les sensations se ferment sur la paralysie, la psychose et l’effroi, alors qu’après le passage par les « girons » et les « bolges » de l’Enfer, à la fin la matière excrémentielle de Satan se retourne, en son inverse, un œuf fœtal, de vie et de renaissance, le monde bascule sur lui-même, c’est ce que les alchimistes nomment « La Genèse dans l’œuf », quand la prima matiera, la matière noire devient blanche ?
Claude Régy : Parce que je sens, profondément, que quelque chose de juste résonne en moi, dans cet endroit là, dans ce monde là… Quand on me parle de feux lumineux, de séraphins, de tournoiement dans un ciel éthéré, clair, transparent…
Adam et Ève chassés de l’Éden, fresque de Masaccio en 1424-1425
(Chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmine de Florence)
Yan Ciret : Non, mais là vous simplifiez à dessein (rires)…
Claude Régy : Je sais, mais je peux être de très mauvaise foi… pour arriver à mes fins. Non, mais vous avez raison, c’est une question importante, je ne sais que vous répondre. Pourquoi tout ce qui est du côté du bien, du bon, du bonheur, m’ennuie et je n’y sens rien de vivant. Je ne sais pas. Le Paradis a été inventé par qui ?
Yan Ciret : Vous l’avez dans toutes les religions, du Coran au Nirvana bouddhiste, mais aussi chez Virgile, Hésiode, avec ses cinq âges, dont l’âge d’or, sans parler de la peinture Watteau, Fragonard, Cézanne…. Sans oublier Le Paradis perdu de Milton ?
Claude Régy : C’est une aberration.
Yan Ciret : Bien (rires)… Essayons par d’autres moyens. LeParadis de Dante est aussi complexe que son Inferno. Je vous cite le Chant XXIX du Paradis : « Tu vois maintenant la grandeur et la largeur / de l’éternelle valeur, après qu’elle a créé / tant de miroirs où elle se morcelle, / en restant une en soi, comme avant », maintenant le Chant XXVIII : « Je vis un point irradiant une lumière si aiguë que le regard qu’il broie / doit se fermer à son éclat trop vif ». Nous sommes là tout près de Sarah Kane y compris dans la blancheur du shoot d’héroïne dans l’œil, au début de Purifiés.
Claude Régy : Mais je n’ai pas lu le Paradis, je n’ai lu que l’Enfer.
Yan Ciret : Tiens, c’est une indication extrêmement intéressante.
Claude Régy : Je vais le lire, maintenant, puisque vous insistez (rires)….
Yan Ciret : Est-ce que tout ceci n’est pas à rattacher, y compris dans votre rapport à l’écriture, ou à la Bible, aux Psaumes, à votre éducation protestante calviniste, je sais que vous vouliez être pasteur ? Parce qu’il y a dans votre pratique du théâtre un dénuement, une non-représentation, un refus de l’image, une confession publique, une pratique du tout dire, de l’aveu…
Claude Régy : (Coupant rapidement)… Qui viendrait du protestantisme, probablement, on peut le penser. Je le pense en tout cas. On peut faire tout ce que l’on peut, pour se débarrasser de cette imprégnation…, en fait je suis en plein dedans, complètement déterminé par cela.
Yan Ciret : C’est d’une richesse infinie, si comme Sarah Kane, on sait dire oui ou non à cette ascendance, c’est presque comme si vous aviez transformé le Théâtre en Temple…
Claude Régy : Oui, on y est exactement, si l’on considère que Temple veut dire vide. Mais Dieu a instauré cela, non ? D’ailleurs, je voudrais vous soumettre une petite faille : il est dit partout dans les textes sacrés que Dieu ne devrait pas être représenté ; or Dieu aurait créé l’homme à son image. Donc normalement, en voyant l’homme, on a l’image de Dieu.
Yan Ciret : Le mot important ici, c’est le mot « image », il n’y a pas de ressemblance génétique ou sui generis, c’est « l’image de Dieu en soi », comme le dit un Midrash, d’où la représentation, on n’est pas même dans la mimésis, encore moins dans l’icône, c’est à cet endroit que toute tentative de représentation doit s’affronter à la question du sacré et de l’infini, même par la négative….
Claude Régy : Vous êtes sûr de la traduction, ce n’est pas la ressemblance…
Yan Ciret : La phrase exacte est celle-ci : « Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance ». Ce n’est pas une ressemblance figurative, d’ailleurs Elohim parle à Moïse de dos, Dieu créé un reflet dans une « image » mentale, il n’est pas question d’une représentation photographique. Lorsqu’ Elohim dit à Moïse : « Tu ne me verras pas », c’est que celui-ci n’a aucune idée de la représentation divine. Il ne peut pas le voir, puisqu’il n’y a aucune représentation, déjà connue, qui pourrait le rendre visible à ses yeux. Qui a reconnu le Christ ou Mohammad, d’emblée ; Jésus a répondu à un disciple qui lui demandait « rabbi, peux-tu me montrer Dieu », il lui a répondu agacé « tu me vois, tu le vois, devant toi » ?
Claude Régy : Donc, Dieu demande de ne pas faire d’images, avec des hommes qu’il a fait à son image?
Yan Ciret : Dieu exige beaucoup de choses, que lui-même ne fait pas (rires)… Plus sérieusement, le syllogisme casuiste que vous pointez se résout par un « l’image de Dieu n’est pas divine », c’est là où la religion chrétienne, et deux mille ans de peintures, de sculptures, nous poussent vers des questionnements infinis. Ce sont des présences, des intensités, un éros glorieux, voire même profane, comme le Jugement Dernier de Michel Ange, avec son amant Tomaseo Cavalieri représenté comme Christ, le même qui sera le dédicataire des poèmes du peintre.
Claude Régy : Le fait de la non-représentation existe déjà dans la Bible, dans Moïse, ce n’est pas un phénomène uniquement protestant ou même chrétien.
Yan Ciret : Le protestantisme a été un retour à la Bible, au judaïsme, Luther fonde la Réforme et crée du même coup la langue allemande moderne, en retraduisant la Bible. Il faut dire, que l’allemand passe à travers la langue des Patriarches. Malgré les horreurs, qu’a pu dire Luther, sur les juifs. C’est l’une des lignes de partage impressionnant de votre travail, d’où la mise en tension qui existait dans des spectacles comme Chutes ou La Terrible voix de Satan de Gregory Motton. Son très fort catholicisme irlandais, revu par les légendes celtes ou païennes, donnait une force séminale extraordinaire, à ces mises en scène. Par la dialectique contradictoire, jusqu’au malentendu, que cela sécrétait au sein de votre vision protestante de la représentation ; on retrouve ce même phénomène dans la christologie dont nous avons parlé, à propos de Sarah Kane.
Claude Régy : Je serais tout près d’adhérer à cela, tant je trouve que le phénomène de la contradiction est une valeur fondamentale, et qu’en général on la négativise. Je pense qu’il n’y a d’intérêt que lorsque des contradictions se révèlent en même temps. C’est cela qui crée une énergie qui peut faire choc, renouveler notre vision. Mais je crois qu’avec Jon Fosse, il se passe quelque chose d’analogue, à ce que vous remarquez, cela peut venir du style répétitif, qui ressemble à celui de Thomas Bernhard qu’il a d’ailleurs traduit ; et comme Sarah Kane, Fosse a été influencé par Beckett. Je vais monter sa pièce Variation sur la mort (6, qui me fait d’ailleurs penser que Maeterlinck est le grand précurseur de toutes les écritures que j’ai abordées. Dans cette pièce, il y a une jeune femme qui est attirée par quelque chose d’obscure, cela prend la forme d’un jeune homme dont elle rêve, qui la calme, elle peut restée étendue près de lui la nuit, sans que rien ne se passe. Cela la conduit à se laisser glisser dans l’eau, tout en disant qu’elle ne voulait pas le faire. Cette noyade ressemble à celle de Maeterlinck dans Intérieur, qui est elle-même inspirée d’Ophélie à travers les Préraphaélites. Quand on dit « kleptomane des lettres », c’est plus que du vol, ce sont des effluves qui traversent les livres, les siècles, passent par les œuvres.
Yan Ciret : C’est ce temps de la disparition qui vous a toujours intéressé, ou plutôt la durée, au sens où Sarah Kane disait dans un entretien que 4.48, est l’heure du suicide, mais surtout le temps qu’il fallait à un suicidé pour mourir. Par analogie, on pense aussi à la disparition et à l’androgynie dans Orlando de Virginia Woolf.
Claude Régy : Oui, bien sûr, on y a forcément pensé.
Yan Ciret : Déjà dans le texte d’Orlando, dans la mise en scène de Bob Wilson, dans le jeu d’Isabelle Huppert, il y avait ces éléments de dissolution mimétique dans les éléments. D’ailleurs, à l époque, elle m’avait dit à ce propos : « La multiplicité des identités annule l’idée d’une identité, ceci allant jusqu’à la dissolution ». Alors que lorsque Sarah Kane parle de son identification à tout ce qui l’entoure, ce qu’elle pointe est très proche et radicalement différent, il ne s’agit pas de se dissoudre, mais d’être dans une empathie extrême, avec le monde, par une transverbération (7 du moi, sans limite, une sorte de vertige d’éther qui embrasse la totalité.
Claude Régy : Il y a quelque chose d’étrange dans cette question…. On dit que la schizophrénie coupe de la réalité, que l’on est séparé. Dans l’entretien qu’elle fait avec des étudiants, elle dit que si elle était psychotique, il n’y aurait pas de différence entre elle et la table, la chaise, ou celui qui l’interroge, effectivement, son environnent pris dans son ensemble… Ce n’est donc pas une dissolution, une rupture psychique, schizophrénique, mais au contraire d’une communication directe… C’est un flux, un fluide de réunification, qui relie la totalité du monde, ce devrait donc être un état magnifique. Concrètement, nous travaillons toujours la lumière au commencement, de prime abord. Et j’ai pu remarquer les différences de visages, de surfaces qui apparaissent pour Isabelle Huppert, selon les variations de la lumière. Les angles de lumières, les intensités, ne suffisent pas à expliquer ce phénomène… C’était déjà remarquable dans Malina, le film de Werner Schroeter, elle passait de la petite fille à la vieille femme, sa capacité de multiplicités d’identités est hors du commun. 4.48 Psychose a été monté avec plusieurs acteurs en Angleterre ; Sarah Kane dit qu’il ne s’agit pas de son « cas », mais qu’il y a d’autres personnages qui apparaissent dans le texte. Je pense que la meilleure solution est de le faire jouer par une seule personne, mais qui aurait la faculté de – visiblement – être plusieurs personnes. En même temps, j’ai voulu privilégier, dans toutes les formes d’écritures dont vous avez parlées, la forme dialoguée. On a donc une autre personne, mais qui n’est pas réellement incarnée, elle se perçoit comme une évocation imaginaire, une réminiscence, une réinterprétation du moi. Cela peut jouer tel un dédoublement…
Yan Ciret : Elle tourne ainsi le dos à cet « autre », elle ne le regarde jamais…
Claude Régy : Non, je n’ai jamais senti qu’il fallait le faire, elle non plus d’ailleurs. Je n’ai jamais pensé qu’elle pouvait nous quitter. La lumière, extrêmement violente, qui se projette sur elle construit un tunnel, on est relié directement à sa présence, par l’isolement que produit cette lumière puissante qui efface le théâtre. Le continuum de la maladie nous met en connexion avec Sarah Kane qui est Isabelle Huppert, et qui est nous. Nous devenons la voix proférée de la pièce, le sujet : ce Je de l’écrivain, qu’elle fait revenir, comme une litanie.
Yan Ciret : Est-ce que les variations de lumières suivent sa déconstruction psychique ?
Claude Régy : Les lumières doivent nous focaliser sur « cette aventure dont l’esprit est le sujet », à la manière d’un laser, d’un scanner de l’esprit ; on y parvient par des tranchants de découpes froides, des lumières passant de gros plans en plans américains, si vous voulez, qui percent un trou noir d’où l’actrice apparaît, prise à l’intérieur du faisceau lumineux. Dominique Bruguière aime beaucoup les lumières bleutées, là où j’interviens, c’est pour demander des bleus froids, d’acier ; elle a réchauffé la fin du spectacle par du rouge, le carré lumineux pivote aussi, mais cela venait que les scènes dialoguées étaient toutes éclairées de la même manière et qu’il fallait une rupture. La dernière séquence est aussi la plus longue, le ton change pour un chant plus continu. On a cherché un éclairage qui casse le fil de ce que l’on venait de voir.
Yan Ciret : La motricité d’Isabelle Huppert, qui semble en apparence immobile avec cette croix au sol qu’elle ne quitte pas, ne cesse de se faire et de se défaire avec ces mouvements des bras désynchronisés, comme raidis, tétanisés, les doigts s’ouvrent, se replient, doubles, ternaires comme des signes, la aussi, ésotériques, les mêmes que l’on peut voir dans l’album de la Salpêtrière, des hystériques de Charcot, celle que l’on considérait au XIXe comme des « démoniaques », la suite des brûlées vives, pour sorcellerie, par l’Inquisition.
Claude Régy : Ces gestes sont venus tard dans les répétitions. Isabelle n’arrête pas de bouger, elle est très nerveuse, peut-être par la pression du travail, il fallait absolument qu’elle s’immobilise, essayer de la ralentir. Sa volonté de dominer les problèmes, sa force et ses capacités sont extraordinaires. On est ainsi parvenus à ses mouvements de bras qui paraissent conduire les fluides nerveux. J’ai trouvé cela magnifique, comme lorsqu’elle écarte, à peine, le bras, en disant qu’elle ne peut pas le lever plus haut, aller plus loin. Les mouvements des mains pareillement, ils donnent l’impression que les flux s’en vont. Et en effet, les deux bras parviennent à se dissocier, avec en même temps une force médiumnique terrible. Quand elle a les mains tendues, les doigts écartés, avec cette puissance de l’afflux électrique qui passe à travers, elle arrive à faire revenir le silence, à faire taire tous les bruits venus de la salle.
Yan Ciret : On est là encore, très proche de la transe mystique, Isabelle Huppert à d’ailleurs, sur le visage, les larmes des saintes qui ont franchi la barrière de feu, on retrouve Dante « Outrepasser l’humain ne se peut / signifier par des mots, que l’exemple suffise / à ceux à qui la grâce réserve l’expérience ». On est tout près de l’envoûtement, de l’hypnose.
Claude Régy : Probablement…, mais je pense que je ne travaille que sur ça.
Yan Ciret : Est-ce que cet état ne se produit pas, aussi, en faisant que le langage viennent du dehors, les mots arrivent de l’extérieur, ce serait ce que dit Wittgenstein quelque part « Nous parlons, nous prononçons des mots, mais plus tard seulement, nous prenons conscience de leur vie » ?
Claude Régy : C’est ce que je dis très souvent aux acteurs. D’être surpris par ce qu’ils disent, ce qui est le contraire de ce que l’on apprend dans les conservatoires. Il ne s’agit pas de préparer ce que l’on va dire, mais de se laisser ouvert, disponible, pour les sons qui traversent l’acteur. Et c’est ça qui permet de créer l’affect qui enchaîne avec la phrase suivante. Le texte vient donc de l’extérieur, pour nous surprendre.
Yan Ciret : L’acteur serait toujours vide de ce qu’il vient de dire ?
Claude Régy : C’est très délicat, je ne saurais pas faire un traité sur le jeu, mais on n’est jamais vide, même quand on a fait le vide. Il s’agirait plutôt d’un état intermédiaire où l’on ne sait pas que l’on joue. Il faut être prêt à recevoir tout ce qui se produit dans le temps et dans l’espace, utiliser l’accumulation, le dépôt du texte en soi. La phrase doit être entendue comme une chose neuve que l’on n’aurait jamais entendue. C’est une chose très claire, on l’a vérifiée avec Isabelle, dès qu’on a le sentiment que ce qu’elle dit a été écrit, cela ne marche pas. Ce qui demande un travail exténuant, il faut réinventer à chaque instant, que chaque mot soit dit pour la première fois, ce que l’on éprouve doit être créé dans l’immédiateté du présent, que ce ne soit pas une reproduction. Il faut répéter les tons, les tonalités, qui se manifestent dans l’écriture, ce sont des indications essentielles. Mais le vide dont vous parlez fait peur à beaucoup d’acteurs, ils pensent qu’il ne va rien se passer, alors que lorsqu’on a le courage de s’y abandonner, il se passe quelque chose. Et donc « ça » arrive, c’est ce « ça »qui parle à ce moment-là.
Yan Ciret : Cela implique une vocalisation, une diction de l’euphonie particulière ?
Claude Régy : Bien sûr, avec Isabelle, on a beaucoup travaillé l’articulation, elle parle généralement très vite, il a fallu ralentir pour marquer les césure des vers, les blancs, les scansions ; il est différent de dire « j’irais en Enfer », que de dire « j’irais » puis un blanc « en Enfer ». Ce qu’elle m’a apporté, par contre, tout en gardant une compréhension nette, ce sont des moments très vivants, grâce à une rapidité d’élocution. Ces changements de rythmes, je ne les utilise d’ailleurs pas, lorsque je ne suis pas avec elle, je vais plutôt vers la lenteur. Il y a des accents de vie directe, de jetée très vite, qui amène une vie jusque dans l’articulation / désarticulation des syllabes.
Yan Ciret : Ce phénomène de la parole provoque une apparition lumineuse, puisqu’encore une fois, Sarah Kane a complètement intégré les deux phrases christiques « Je suis la Parole » et « Je suis la Lumière », elle les a conjointes, superposées dans une vision morale du monde, il s’agit de « faire la lumière », ce qui renvoie à sa quête de la vérité, dont elle dit dans une interview que c’est ça qui la tuera, il dépend de la seule parole d’interdire ou de faire entrer la lumière, elle écrit « Voyez la lumière du désespoir / l’éclat de l’angoisse / et vous serez menés aux ténèbres ».
Claude Régy : J’ai toujours senti cette obsession de la lumière. Je le dis à propos de Purifiés, qu’il y dans cette pièce une « lumière éclatante, blanche et surexposée ». Elle dit dans 4.48 Psychose : « Rappelle-toi la lumière et crois la lumière / Rien n’a davantage d’importance / Arrête de juger sur les apparences et porte un jugement exacte ». Simon Kane m’a signalé que cela venait d’un conte intitulé Le Siège d’argent, c’est l’histoire d’un jeune garçon qui est retenu dans un monde hostile et souterrain, par une fée qui a la forme d’un serpent vert et cette fée le convainc qu’il est dans le lieu le plus ravissant du monde, il est complètement envoûté, sauf une heure et quinze minutes par jour, où il sait la vérité. Durant ce laps de temps, il veut tuer tous ceux qui l’entourent. Comme il pense que ces gens sont très bons pour lui, il demande qu’on l’attache sur une chaise d’argent une heure et quinze minutes, puis l’envoûtement reprend. Dans ce conte, il y a exactement la phrase : « Rappelle-toi les signes et crois les signes », et ça, c’est une puissance qui vient le délivrer de cet univers. Sarah Kane a mis « lumière » à la place de « signes ». L’envoûtement du serpent vert peut être vu comme la toile de la raison médicale qui l’enserre. Elle se le dit à elle-même… Mais : « Crois la lumière » a presque des connotations religieuses, croire est une manifestation de la foi, surtout en liaison avec la lumière…
Divine Comédie illustrée par Botticelli
Yan Ciret : Comment interprétez-vous son « Je ne sais aucun pêché / c’est la maladie de devenir grand » ? Il y a une récurrence dans le texte de la notion de faute, soit pour la nier violemment, soit au contraire pour en faire un absolu cardinal à ne pas transgresser.
Claude Régy : Une fois que l’on a passé tous les interdits, familiaux, religieux, on peut prendre de la drogue, partouzer, mais en même temps, c’est comme une maladie. Celle de devenir adulte. Elle avait décidé de se tuer avant trente ans ; ils ont été nombreux à avoir eu ce destin, dans cette génération, soit par overdose, ou suicides « sub-intentionnels » comme elle dit, pendaison, empoisonnement. Ce qui veut dire un refus d’entrer dans le monde des adultes.
Yan Ciret : On peut voir la pièce, comme un meurtre rituel (8, auto-administré. Elle dit, dans un autre entretien, qu’elle est radicalement nihiliste, au sens où le nihilisme est l’aboutissement extrême du romantisme.
Claude Régy : Je me sens assez proche de l’idée du nihilisme, d’une forme de romantisme où le Paradis n’a, effectivement, pas sa place.
Yan Ciret : C’est votre idée de la mort qui vous situe dans cet optique nihiliste, elle est très proche de celle développé par Blanchot, mais pour prendre quelqu’un qui ne l’était pas, nihiliste, Bataille disait qu’il n’y avait rien à dire sur la mort, puisqu’on en ignorait tout….
Claude Régy : Je ne crois pas, ce n’est pas vrai, on sent beaucoup de chose de la présence de la mort, dans le vivant, de la présence de la mort dans l’écriture. La mort est en nous, et pas seulement dans les milliers de cellules qui meurent chaque jour.
Yan Ciret : Comment expliquez-vous que vous ayez en haine le religieux et que dans le même temps vous ne montiez que des auteurs hantés par la transcendance ? Pour Jon Fosse, vous écrivez dans votre livre : « Frôlement – ou éclair – du divin. Porte au ciel ».
Claude Régy : Parce qu’on peut débarrasser la transcendance de la religion. Sarah Kane dit qu’elle a perdu la foi, mais elle continue de travailler sur la transcendance. Les religions sont des instruments de pouvoir, elles manipulent les hommes, elles agissent en divisant les contraires, c’est ce que disait Baudrillard et ce que j’avais repris dans le livre sur Maeterlinck. Le pouvoir s’insinue dans la division des contraires, c’est à dire le bien et le mal, voire Mr Bush, c’est très clair, la vie et la mort, pour l’église, la séparation du féminin et du masculin, ce contre quoi se bat violemment Sarah Kane. Si l’on fait surgir tous ces contraires unifiés, en même temps, on fait l’acte le plus subversif que l’on puisse imaginer. Dans Purifiés, elle réalise la transsexualité, sexe masculin ajouté, seins enlevés ; un mort redevient vivant, le jugement est suspendu, on est par-delà le bien et le mal.
Yan Ciret : Je peux vous faire une petite révélation, le déclencheur de Manque était la lecture, debout dans une librairie, d’une livre qui s’appelait comme par hasard Preparadise sorry de R.W. Fassbinder (Rires)… On tourne donc toujours autour de la question édénique de Sarah Kane, pourquoi a-t-on été chassé du Jardin d’Eden. Mais je crois qu’elle utilise des matériaux religieux au même titre qu’autre chose.
Claude Régy : Oui, sûrement (rires)… l’ombre, la lumière, les ténèbres, la boue. Si je me situe contre les religieux, ce n’est pas contre les Écritures, du Nouveau ou de l’Ancien Testament, mais contre les religions qui ont restitué ces textes sous forme de morale. Ce sont les apôtres qui ont créé le christianisme, Dieu n’a pas créé le christianisme, il n’a pas créé la Vierge… Ce que je déteste, c’est l’idée de la culpabilité qu’inculte l’église, je ne crois pas que le Christ ait dit que l’homme était coupable, qu’il fallait la venue d’un sauveur parce que l’homme était coupable.
Yan Ciret : Vous ne croyez pas au péché originel ?
Claude Régy : Mais pourquoi ? Qu’est ce que c’est que ce péché originel ? Tantôt c’est la connaissance, tantôt c’est le sexe ; c’est la connaissance par le sexe ? C’est l’Arbre de la vie ?
Yan Ciret : Pour Sarah Kane, c’est évident : le péché originel est là. Je peux vous le prouver facilement, avec un peu d’oreille. Voilà le mot « since » qui arrive dans son écriture, et si on entend bien le collapse, la compression linguistique, on distingue dans « since », « sense », le sens… et si l’on écoute encore mieux, on va entendre « sin ». Tiens, « le péché ». Donc je résume : « since » qui signifie « depuis », alors, ça donne ceci : « depuis qu’il y a du sens, il y a du péché ». Étrange ? Pour sortir de là, il faut sortir du sens, se faire en quelque sorte « insensé ». Voilà, c’est très simple, on est tout proche de Beckett qui dit : « Le péché originel, c’est d’avoir pensé ».
Claude Régy : Non, mais je pense que de décider à la naissance d’un être, de sa culpabilité, c’est un crime abominable. Et de lier cette culpabilité à la sexualité, revient à détruire sa vie, pour de longues années, sinon toute sa vie. Je pense, de la même manière que Meschonnic, qui le clame partout, la Bible n’est pas un livre religieux : les juifs se sont trompés. Il s’agit d’un livre de poèmes, une poétique, dont il faut faire ressortir les rythmes et les sonorités, ses accents conjonctifs / disjonctifs, ses organisations de groupes de mots, exactement comme le fait Sarah Kane. Quand vous regardez, graphiquement, comment se compose une page de la Bible traduite par Meschonnic, vos voyez que cela ressemble à ce qu’elle fait dans 4.48 Psychose. On ne doit plus prendre littéralement la Bible juive ou protestante, mais retirer tous les attendus religieux à ce texte…
Yan Ciret : Vous allez mettre fin à des générations de Talmudistes…
Claude Régy : Oui, (rires)… C’était très clair, lorsqu’on a travaillé sur Parole du sage, on entend d’autres choses, sans tous ces mots ennoblis, parce que ce sont des textes dits nobles. Appeler la boue, la boue et pas la glèbe, l’obscurité reste obscurité, elle ne devient pas ténèbres. Nous voulions un choix de vocabulaire fait de simplicité, d’une sensualité des mots, en maintenant l’acception, comme avec Sarah Kane, de la non-résolution des contradictions dont ces textes sont pleins, et la non-traduction dans une pensée claire. Et surtout l’impossibilité d’en tirer une morale.
Yan Ciret : Que ferions-nous dans votre Enfer, si nous n’avions pas été préalablement chassés du Paradis, à cause du péché originel ? On se trouve là, dans un point de contradiction logique. C’est la vision catholique, contre la protestante, la Vierge Marie vient refermer la blessure originelle d’Eve, elle écrase le serpent, c’est le message de l’Annonciation, le péché originel existe pour être vaincu. Dans votre logique, l’Enfer ne devrait pas exister, c’est un autre syllogisme, qui devrait le remplacer, celui très chrétien du pardon… Vous ne croyez donc pas à l’impureté ?
Claude Régy : (Coupant rapidement)… Pourquoi ? Où est-ce que vous prenez ça ? Qu’est-ce que vous en savez ? Où ils ont pris ça ? Il y a de l’impureté dans la mesure où il y a de la pureté, puisqu’il n’y a rien sans son contraire, comme la matière et l’anti-matière…
Yan Ciret : Vous parlez dans L’État d’incertitude, du danger du « nettoyage », celui-ci s’en prend toujours à ce qu’il considère comme impur ?
Claude Régy : Oui, si on parle de Sharon qui nettoie la Palestine, ou d’Hitler qui voulait nettoyer la planète des juifs.
Yan Ciret : L’écrivain Philip Roth parle de la « crasse » humaine, dans son livre La Tâche, il dit : « Qu’elle est en chacun, inhérente, à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie toute explication, toute compréhension. C’est pourquoi, laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie de barbare et le fantasme de pureté terrifiant ».
Claude Régy : Il faut que la crasse soit mêlée à la non-crasse, déjà si vous les séparez, ces deux notions, le travail est fait dans le mauvais sens. Que l’on soit limité n’empêche pas que l’on cherche l’illimité, on est crasseux et non crasseux…
Yan Ciret : Est-ce que vous n’avez jamais senti votre travail guetté par la pureté, le désir du cristal pur ?
Claude Régy : Non, au contraire, il faut aller jusqu’au bout de l’horreur.
Yan Ciret : De loin, votre travail peut apparaître comme la recherche, par le théâtre, d’une sorte de Graal, de lumière alchimique pure, « Purifiés » pour reprendre Sarah Kane, quand on s’approche, on voit évidemment, tout autre chose.
Claude Régy : Ce qui est intéressant avec le Graal, c’est qu’on ne connaît pas l’origine de la lumière, qui n’avait rien à voir avec le sang du Christ. La lumière crée des états de la réalité différents, on passe d’un état à un autre, il ne peut donc pas être question de pureté.
Yan Ciret : Calvin parlait pour le genre humain de « corruption totale ». Est-ce que vous pensez que nous sommes innocents ?
Claude Régy : L’innocence à l’état pur, répétitive, universellement partagée, n’existe pas.
Personne n’est réellement innocent.
(1. « L’Ordre des morts », Claude Régy, éditions Les Solitaires intempestifs, 1999.
(2. « L’état d’incertitude », Claude Régy, éditions Les Solitaires Intempestifs, 2002.
(3. Les nazis obligèrent, à partir de 1939, les femmes juives dont le nom n’avait pas de consonances hébraïques, d’ajouter « Sarah », à leur nom.
(4. « L’arbre séphirotique forme le cœur de la Cabale, c’est là son symbolisme le plus influent et le plus complexe. Les séphirot représentent les dix nombres essentiels qui, avec les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque, constituent le plan de la création de toutes les choses d’en haut et de celles d’en bas. Ce sont les dix noms, attributs ou virtualité de Dieu ; ils sont comme un organisme animé, encore nommé « le visage mystique de Dieu » ou « le corps du cosmos ». « Alchimie & Mystique », Alexander Roob, éditions Taschen, Bibliotheca universalis, 1997.
(5. « Jeanne d’Arc au Bûcher », mystère lyrique de Paul Claudel, musique Arthur Honegger, mise en scène de Claude Régy, avec Isabelle Huppert, Opéra Bastille, 1992.
(6. « Variations sur la mort », pièce de Jon Fosse, mise en scène Claude Régy, 2003, Théâtre de la Colline. Arche Editeur pour l’édition, 2002. Jon Fosse reçoit une médaille, du pape Benoit XVI, en 2009 à l’intérieur de la Chapelle Sixtine. Il se convertit au catholicisme, en 2013.
(7. La Transverbération est un phénomène mystique, il signifie être transpercé de part en part, à travers le cœur touchant là l’éros par une flèche enflammée. La personne sujette à cette possession, en garde les stigmates et les visions d’une « blessure spirituelle ». L’une des représentations les plus connues est la Transverbération de Sainte Thérèse d’Avila, sculptée par le Bernin, en 1652.
(8. Le premier « meurtre rituel » dont on accusa la communauté juive eut lieu en Angleterre, à Norwich au XIIe siècle. Un jeune garçon avait été retrouvé, lors de la pâque juive et vendredi saint, tué de multiples coups de couteaux. Les habitants en rendirent responsable la communauté juive, avançant que le sang de l’enfant ainsi « consacré » pouvait servir à la fabrication des pains juif de Pessah. Il s’en suivit des séries de massacres, dans tout le pays, avant l’expulsion totale, de cette communauté.
À lire aussi : Sarah Kane, dernier blasphème de l’Occident
Prochainement : Republication de « Après la chute », entretien de Claude Régy avec Yan Ciret in Revue Théâtre de la Bastille (n°18)