Body Sample ou les mutations du corps

Parler de la transversalité en termes uniquement plastique revient généralement à prendre la conséquence pour la cause. Le réassemblage généralisé des formes ne serait qu’un simple décloisonnement identitaire de techniques arbitrairement séparées par des lustres d’obscurantisme. Beaucoup se sont engouffrés dans ce qui est devenu une mode, pour promouvoir une dilution des pratiques. Il y a des raisons économiques, idéologiques à ce «grand magma» où tout est dans tout et réciproquement.

bodysampleQue le Ministère de la Culture ait pris sous la même coupe le théâtre, la danse, la musique, et toute autre forme de spectacle, est significatif dans ce sens. Les scènes institutionnelles sont de plus en plus missionnées financièrement pour le multidisciplinaire, la transversalité, comme si cela était une fin en soi, permettant de ne plus penser la spécificité des esthétiques (et donc de l’art précisément), ni même leur manière de fusionner.

L’encouragement à abandonner la tradition correspond, outre la paresse et l’ignorance à une volonté de nouveau à tout prix, sans se demander si ce « modernisme» n’est pas, justement, anti moderne. Force est de constater qu’aujourd’hui, plus que jamais, le culte du progrès en art a de beaux jours devant lui, avec en prime une économie presque totale de la conscience historique qui induit les dépassemenæts. Une étude critique serait la bienvenue pour analyser ce phénomène grégaire d’adhésion au multimédia à l’interdisciplinarité à tout va du cirque, de la danse, du théâtre et des arts plastiques. Sans compter que ce phénomène n’est pas neuf, comme on voudrait nous le faire croire.

La plupart des expériences importantes du XXème siècle se sont faites sur le mode des croisements de frontières, Il n’est que de penser aux avant-gardes russes ou, plus près de nous, à la scène new-yorkaise des années 60 et 70, sans parler de Bob Wilson ou de Pina Bausch. C’est sur ce fond de montée en puissance d’une « esthétique unique» qu’il faut voir ce qui s’annonce comme transversal : en faisant un premier travail qui consiste à rassembler ce que l’on sépare dans l’Histoire (la science, l’art, la technologie) et à séparer ce que l’on amalgame (les disciplines). Ce n’est qu’à partir de là qu’on pourra voir ce qui se dégage de réellement novateur.
 

Corps animal

Pour se saisir du phénomène, il faut se demander à quoi correspondent ces alliages, ces retours (de la performance notamment), sous quels principes agissants ils sont placés. Prenons une comparaison simple : qu’y a t il de commun entre Damien Hirst et la Societas Raffaello Sanzio? A priori, une visible recherche sur le fossile, l’os et le déchet, leur glaciation historique dans une ère muséale. Le dernier spectacle de la Societas, Genesi, sous-titré Museum of Sleep, contient des pièces quasi identiques aux oeuvres du leader des Young British Artists. Les mêmes têtes d’animaux prises dans des boîtes de verre de galeries d’anthropologie, des squelettes animaliers et des taxidermies similaires abondent dans ces deux oeuvres, dont la contiguïté ne laisse pas de troubler. C’est qu’elles interrogent la même temporalité organique, le même refoulement de cette organicité décomposée, en putréfaction. Elles montrent qu’une partie reptilienne ou mortuaire de l’homme est décontaminée en apparence, mise sous vide pour être exposée. Il n’en est évidemment rien, et les catastrophes virales d’animaux se mangeant industriellement entre eux viennent le rappeler.

Le corps originaire s’est muséifié au profit d’une industrialisation corporelle, la science se chargeant de son devenir. L’homme est sans cesse contaminé par l’animal, puisqu’il en est lui-même un, telle que la virtualité scientiste s’en est emparé. La Societas Raffaello Sanzio réintroduisant la théologie, le corpus christi, pour démontrer que l’incarnation tranche dans le corps, pour lui donner une image qui se représente dans le temps et hors du temps. On décèle dans leurs mises en scène, comme dans les installations de Damien Hirst, la transversalité bestiale des corps humains, comme elle apparaît aussi à travers l’animalité génétique, médicale.

Le diable, probablement. Le remplacement d’organes humains par des substituts prélevés sur des porcs ou des agneaux nouveau-nés crée des hybrides qui s’apparentent à ceux des Métamorphoses d’Ovide. Cet accouplement de la bête et de l’homme n’est pas neuf, toutes les mythologies en regorgent, simplement les performers actuels s’y réfèrent de plus en plus fréquem¬ment, comme pour lutter contre le reflux de ce type de corporéité, remplacé au profit d’un corps de consommation de masse, c’est à dire consommable par la production en chaîne ou par le spectacle marchand type Loft Story, forme consumériste du body art.
 
 

Corps transversal

Une danseuse de théâtre gestuel comme Tatjana Khabarova (1) s’enfonce très loin dans celle idée d’un corps originaire encore proche du chaos primordial. Aucune parole n’est proférée, à peine quelques cris rituels fissurent son monde d’avant la naissance du langage. Sa morphologie androgyne, accusée par une extrême maigreur; un crâne blanc et glabre, la fait ressembler à un alien non sexué dans l’ordre naturel. Venue de Russie avec le groupe Derevo, elle représente parfaitement ce corps mutable, glissant du mouvement arachnéen ou félin à la cérémonie symboliste, occulte. Magie noire, certainement, mais spiritualisée, comme lorsqu’elle accole à son torse d’amazone une partie chevaline, se métamorphosant en centaure. À la fin de son spec¬tacle Reflexion, elle lève vers le ciel un arc tendu par une flèche lumineuse. Comme pour la Societas Raffaello Sanzio la présence de l’alchimie rejoint des états limites du corps, bouclant ainsi des contraires, les faisant jouer dans le temps. C’est sans doute là que naît une véritable transversalité esthétique, rendue nécessaire par un corps qui emprunte à des registres hétérogènes. L’animalité portera vers une danse mobilisant de manières différentes toutes les parties de l’anatomie, tandis que la recherche philosophale amène un théâtre gestuel ritualisé par des signes.

Que s’est il donc passé pour que ces corps soient réellement  » transversaux» par rapport à ceux qui les ont précédés ? Sûrement leur rapport à l’Histoire. Il est en effet évident que le, temps historique a changé avec le dégel de l’empire soviétique et l’assomption de l’ère globale. Ce sont toutes les frontières géopolitiques qui ont volé en éclats et avec elles les lignes de partage des corps que l’Histoire produisait. C’est à l’intérieur des corps eux-mêmes qu’il faut chercher le «démembrement» ethnique, religieux, national. Que Tatjana Khabarova ait hérité de la période pré stalinienne ne fait pas de doute. Tout le travail organique de Meyerhold se retrouve dans son théâtre gestuel, avec quelque chose de moins mécanique, comme si la bestialité et la spiritualité que le totalitarisme avait évacuées revenaient à travers la transdisciplinarité. Il ne faut donc pas voir dans l’interdisciplinaire un vague assemblage installationniste, mais la mutation de l’Histoire dans des corps prenant en charge sa nouvelle marche. Il ne s’agit plus d’un corps coupé en deux blocs (féminin/masculin), ou binaire, mais plutôt d’une indifférenciation qui laisse la place à toutes les transformations.
 
 
 

Corps fragmenté

L’autre spécialiste du «dépeçage » dans le performing art théâtral, Marina Abramovic, née en 1946, vient elle aussi de l’Est, de Serbie. Comment ne pas voir que ses liturgies d’ossuaires, de sang et de chair ont anticipé la violence qui allait aboutir à l’éclatement de l’ex Yougoslavie ? La réduction de l’humanité à un cannibalisme féroce renforce dans chacune de ses vidéos (souvent hurlées, heurtées, chutées ), la portée politique de ce théâtre de la cruauté. La mutilation de son propre corps à coups de rasoir marque la trace de l’inscription d’un conflit qui, de fait, s’incarne littéralement, à la manière d’une transe, De la même manière que pour Tatjana Khabarova, le corps perd son unité. Il doit se «refaire» (au sens d’Artaud) pour lutter contre la désorganisation qui le guette. La transversalité devient donc le moyen d’atteindre l’unité à travers le multiple des appartenances.

Face à ce «corps originaire », qui vit son arrachement en se tenant au plus près des lignées organiques qui le composent, en remontant sans cesse vers elles, il existe un corps samplé au-delà de son origine, Dans le body art, le cas le plus célèbre est celui d’Orlan. Bientôt actrice jouant son propre rôle dans le prochain film de David Cronenberg, elle a fait de la «technobiologie» une performance corporelle. À la manière de l’échantillonnage musical des DJ, Orlan puise dans d’autres morceaux pour se recomposer un visage du troisième type. Là encore, la fracture de l’Histoire a mis tous les temps et tous les espaces à disposition du présent. Le modèle pourrait en être le supermarché, mais aussi le clonage, les manipulations génétiques. L’infini des possibles fait muter le corps dans une autre dimension qu’on peut nommer  » le contemporain absolu», c’est à dire qu’un corps peut perdre toute identité propre, pour se voir en tant que sampling généralisé de toutes les formes existantes ou ayant existé. C’est le temps qui, à son tour, sort de ses gonds, et les expérimentations sur l’ADN ou le génome, permettent désormais toutes les filiations, même avec le passé. Nous sommes à la fin d’un corps chronologique. Des metteurs en scène et plasticiens comme Jan Fabre ou Jan Lawers ont développé des oeuvres où l’alliage des disciplines correspond à cette perturbation de l’échelle temporelle. Dans le cas de Jan Fabre, son travail s’est fait celui d’un enthomologiste, le corps y devient le laboratoire d’une minéralisation, une sorte d’ensauvagement primitif mis en rapport avec une pétrification. Le corps originaire se taxidermise, là aussi il devient objet d’exposition muséal. Toute la gamme des devenirs biologiques sont convoquée pour figurer dans une vaste encyclopédie où la scène et la galerie d’art contemporain sont mises au même niveau, de la même manière que le corps empaillé couvert d’insectes (sculptures) se tient au même rang que les chorégraphies anatomiques de ses derniers spectacles.

Dans tous les cas, les corps sont choisis pour leur vérité anthropologique (ce qui est aussi le cas pour nombre de chorégraphes, tels qu’Alain Buffard, Xavier Leroy ou Jérôme Bel). Qu’ils soient mutilés ou difformes pour la Societas Raffaello Sanzio, ou sans particularité dans les pièces de Jan Fabre et de Jan Lauwers, ce sont les corps qui font oeuvre. On pense à Body Little Body on the wall où Wim Wandekeybus, le corps peint à la manière d’un totem vivant, n’avait d’autres ressources que le mouvement et l’immobilité, pour exister dans un espace fermé Cette chorégraphie de Jan Fabre reposait sur le corps ready made, inspiré de Duchamp, de la même façon que la danseuse chorégraphe espagnole La Ribot s’est elle-même affirmée comme oeuvre à vendre, poussant encore plus loin l’objectivation corporelle. Le sampling fonctionne là par une parcellisation du corps, photographié par parties réassemblées au tout de la nudité de l’artiste. Chaque cliché indique la similitude des fragments corporels par rapport à la marchandise, au marché de l’art. Les pièces de La Ribot sont montrées alternativement lors de performances dans des galeries ou sur scène. La transversalité s’exerce, dans ce cas, comme la possibilité pour un corps d’échapper à toute assignation fixe par la grâce de l’exhibition, à toute représentation qui ne serait pas hors d’elle-même qui ne feindrait pas la surface sans organe. Dispositif foncièrement ironique, qui n’en témoigne pas moins que le lieu où tout se joue est bien l’anatomie du joueur lui-même.

Yan Ciret

Article paru dans artpress, n°270, 2001