Un dramaturge tel que Bernard-Marie Koltès ne laisse pas, uniquement, une œuvre théâtrale. Ce documentaire sonore conçu par Yan Ciret et réalisé avec Pascale Rayet, souligne combien il continue de nous ouvrir une pensée de l’altérité radicale. Un portrait diffusé sur France Culture in « Surpris par la nuit ».La « figure de l’étranger » qu’il place au centre de ses écrits, de manière anthropologique autant que dramatique, dévie les règles de la scène classique. Privilégiant le « noir » ou plutôt les « blacks », le « chant des Arabes entre eux », c’est-à-dire le Coran, l’immigré, le réfugié ou le déplacé par l’exil, Bernard-Marie Koltès regarde notre univers occidental, depuis son envers, sa part maudite.
Vingt ans après sa disparition, presque jour pour jour, le chaos des fractures des identités différentes n’a fait que s’accroître. Hervé Guibert lui demanda, dans une interview au journal « Le Monde », s’il n’avait pas substitué « la lutte des races à la lutte des classes ». La religion catholique, la formation jésuite, n’expliquent pas à elles seules la spiritualité mystique qui s’est révélée, en pleine lumière, depuis la parution de ses premières pièces, après sa mort.
Et jusqu’à sa correspondance « Lettres » et un scénario inédit « Nickel Stuff » que publient aujourd’hui les éditions de Minuit. L’écrivain superpose à l’hypothèse christique, l’hypothèse communiste au sens messianique et évangélique. Ce versant inaperçu durant la première période de sa « gloire théâtrale », dans les années quatre-vingt, vient nous rappeler qu’il conçut l’écriture comme une mission, un sacerdoce, une vocation au don suprême, à la manière de son maître Dostoïevski ou du « Journal » du cinéaste Andreï Tarkovski. Influencé par Melville, Conrad, Lowry, et surtout Faulkner, il rêva d’un « Adam noir », d’une autre fondation du monde, par un renversement qui lui fit aller le plus loin possible, aux limites de sa propre identité française. Comme Rimbaud qui se fit appeler « Abdel Rimb » en Abyssinie, ou T.E. Lawrence dont il admirait les « Sept piliers de la Sagesse » et le transfuge britannique devenu Arabe : Bernard-Marie Koltès se donna aussi pour nom « Cheick Abdallah K. »
Amateur passionné de stars du Tiers-Monde, Bob Marley, Burning Spear, Bruce Lee, Mohamed Ali, et d’écrivains d’ailleurs à l’instar de Mario Vargas Llosa ou James Baldwin ; mais aussi lecteur fanatique de Proust ou de la Bible. Il fut un auteur de films, qu’il tourna comme « La Nuit Perdue » ou qu’il laissa inachevés, ainsi un projet avec la cinéaste Claire Denis, tout comme il a été ce lecteur matérialiste de Saint Jean de La Croix et spiritualiste de Marx. Celui qui a fait des vaincus et des damnés de notre monde des héros dignes d’Homère ou de Shakespeare, de la malédiction de Babylone, la ville maudite des exclus, une terre d’élection. Voyages, Afrique, mythes indiens quechua, langues perdues des citées englouties, expériences indicibles qu’il ramena vers le théâtre, tout ceci traversa une vie courte, fulgurante, et d’une « irradiante gaîté». Depuis ce 15 avril 1989, date de sa disparition, emporté par le SIDA, Bernard-Marie Koltès ne cesse de nous voir, comme au jour du jugement dernier, – qui terminait sa pièce « Quai Ouest » dans les hangars portuaires insalubres de New York, pour une nouvelle Genèse, avec ce sourire d’Archange à la violence d’une intraitable douceur.
Yan Ciret
Avec François Regnault, Thierry de Peretti, Georges Lavaudant, François Koltès, Simon Njami, Nicolas Klotz, Hammou Graïa, Tanguy Viel, et Edouard Glissant (sous réserve), Claire Denis (sous réserve).
Avec les voix de William Faulkner, Mario Vargas Llosa, James Baldwin, Mohamed Ali, Claude Stratz et Bernard-Marie Koltès.
Lectures par Stanislas Nordey, Bruno Boëglin, Patrice Chéreau, Hammou Graïa.
Soundtracks Mali, Tikal (Guatemala), Nicaragua, New York, Managua et Mexico City.