Profondément ancrés dans les rites de passage, de régénérescence, les spectacles de Bartabas nous ont habitués à leurs cycles de métamorphoses. Entretien avec Bartabas sur Tryptik, sa dernière création.
Par Yan Ciret
Yan Ciret : Pouvez-vous nous rappeler la genèse de Triptyk, un spectacle qui est finalement bien plus qu’une adaptation équestre du Sacre du printemps ?Bartabas : La musique du Sacre du printemps m’obsède depuis sept ou huit ans, je n’arrêtais pas d’y penser en me disant qu’il faudrait pouvoir la jouer avec des chevaux. (…)
Entretien publié dans la revue « Mouvement », le 1 juillet, 2000. Adaptation de l’émission de Yan Ciret « Radio Libre », sur France Culture, juin 2000.
« Le Sacre de Stravinsky » par Zingaro en tournée, durant l’année 2020.
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Profondément ancrés dans les rites de passage, de régénérescence, les spectacles de Bartabas nous ont habitués à leurs cycles de métamorphoses. Les cavalières diaphanes préraphaélites, côtoient l’étrangeté des corps guerriers, les arts martiaux du Kerala déploient une gestuelle d’avant toute civilisation. Avec Triptyk, la dimension chorégraphique des spectacles de Zingaro s’enrichit même d’une séquence entière, sans présence équestre. Travail du deuil, après la mort de Zingaro, le cheval fétiche de Bartabas. Triptyk ou l’histoire d’un cavalier seul. Depuis toujours. Il a pris son orientation dans la matrice tzigane, indo-européenne, quelque part dans le berceau de tous les fantasmes de l’humanité originelle. Bartabas y cherche le premier homme, un commencement. Il y trouve une logique du territoire, l’une des plus convaincantes que l’on ait vue depuis dès lustres. Pourquoi? Parce que Bartabas sait qu’on appartient pas à une terre, pas plus qu’elle ne nous appartient. On peut juste en mesurer les distances ( à la manière d’un arpenteur kafkaïen), lui trouver des points de fuite ( la steppe, le désert, la toundra), la traverser moins que la conquérir. Éloge du nomadisme, évidemment. Mais aussi de l’implant, de la greffe, comme moment de passage, comme signe laissé derrière soi. C’est ce mystère de la transmission que sonde inlassablement Bartabas.
Zingaro, depuis quelques années, ne cesse de rejouer cette scène primitive. Bartabas a fait plus qu’y penser dans Triptyk Il a voulu que son Sacre du printemps (Stravinsky) s’ouvre sur ce regard affolé des hommes du Kerala, ces pratiquants d’un des arts martiaux les plus antiques du monde : le Kalaripayatt. Il a mis en scène quelque chose comme l’arrivée de Cortès au Nouveau monde, avec toute la capacité menaçante, destructrice, que peut avoir l’irruption de l’altérité radicale. Il y a là comme le noyau dur de toute la recherche de Bartabas. La musique de Stravinsky permet au corps d’explorer ce devenir autre animal, humain, minéral, aérien, tout y passe. Sans que jamais la tension des différences ne se perde. Tous les thèmes de Bartabas sont récapitulés, raffinés, épurés jusqu’à l’os. Ils se trouvent dans Triptyk lestés d’une intensité rare, chargés qu’ils sont de lumières asiates, de la tourbe rouge de Sibérie. La disparition rôde, étend son aile. Tout revient, à la fin, par un solo éblouissant de simplicité, d’une transparence sacrale.
Entretien avec Bartabas
Yan Ciret : Pouvez-vous nous rappeler quelle est la genèse de Triptyk, un spectacle qui est finalement bien plus qu’une adaptation équestre du Sacre du printemps ?
Bartabas : La musique du Sacre du printemps m’obsède depuis sept ou huit ans, je n’arrêtais pas d’y penser en me disant qu’il faudrait pouvoir la jouer avec des chevaux. Le Sacre aurait fait une heure trente, je n’aurais monté uniquement que le Sacre. Mais la pièce de Stravinski ne dure que trente minutes… Ma grande question a donc été : qu’est-ce que je peux construire autour ? Il m’est vite apparu qu’il fallait chercher l’autre face de cette fête païenne, trouver sa version sacrée. Je suis alors tombé sur la Symphonie des psaumes que je trouve particulièrement sublime dans l’œuvre de Stravinsky.
Yan Ciret : Pourquoi avez-vous choisi la version du Sacre par Pierre Boulez ?
Bartabas : Parce qu’il est incontestable qu’elle est la plus limpide, la plus lumineuse. Après avoir fait le choix des deux œuvres de Stravinsky, je suis allé voir Pierre Boulez, qui venait d’enregistrer la Symphonie des psaumes (on va d’ailleurs entendre, pour la première fois, cette interprétation). Je lui ai ensuite parlé de la notion de cercle « Qu’est-ce que ça signifie d’écouter de la musique dans un espace circulaire». Je lui ai expliqué le sens que cela avait pour moi au niveau de la mise en scène, l’importance égale du dos, de la face, de chaque partie du corps. À chaque seconde, chacun assiste au même spectacle, mais personne n’en a la même perception. Je lui ai dit, de manière un peu théorique, qu’il serait intéressant de retrouver ces variations d’angles dans la musique. Il m’a signalé qu’il avait lui-même écrit une œuvre à diffusion circulaire, Dialogue de l’ombre double, que j’ai choisi d’insérer entre le Sacre et la Symphonie des Psaumes.
Yan Ciret : Dans l’esthétique de Zingaro, cette utilisation de la musique contemporaine est nouvelle. Comment voyez-vous cet alliage avec Le Sacre qui garde quelque chose de très archaïque, d’explicitement violent?
Bartabas : Tout d’abord, dans les spectacles précédents de Zingaro, je choisissais un style de musique pour former un puzzle, qui aboutissait à une sorte d’opéra. Avec Triptyk, c’est la première fois qu’il a fallu s’inscrire dans une musique déjà écrite. J’ai toujours travaillé avec des musiques très anciennes, des musiques de voyageurs, en pensant que le cheval renvoie aux origines. L’inspiration du Sacre du Printemps est dans cette lignée. Par ses influences chamaniques, thème récurrent chez Zingaro, par sa violence barbare, très sophistiquée. On y trouve aussi des traces de Musiques populaires russes… C’est une œuvre extrêmement moderne dans sa conception, mais rattachée aux origines. J’ai fait une longue recherche sur Stravinsky, sur sa musique, mais aussi sur Nijinsky et toutes les chorégraphies du Sacre ayant existé. La première fois que Nijinsky a entendu Le Sacre du Printemps joué au piano par Stravinsky, Nijinsky était furieux. Il est parti en disant : « Jamais aucun danseur humain ne pourra soutenir ce rythme-là ». Je me suis dit que si aucun homme ne pouvait le faire, alors un animal le pourrait. Il y a dans cette musique une énergie animale, quelque chose de surhumain.
Dessins de la Danse du sacrifice et extraits de la partition du Sacre
parus dans le magazine Montjoie ! (juin 1913), © Valentine Gross-Hugo, collaboratrice de Njinski.
Yan Ciret : L’une des nouveautés remarquables dans Triptyk, c’est une approche plus collective de l’espace. Comment percevez-vous ce changement?
Bartabas : Pour la première fois, j’ai du aborder le travail de groupe sur scène, et non plus une suite d’éléments construits à la manière d’un puzzle : les différences entre les chevaux et les cavaliers sont aujourd’hui plus subtiles. Les chevaux ont la même robe, Ils vont par groupe, comme dans un ballet. Au lieu d’avoir des chevaux très différents et d’être à l’écoute de chacun, j’ai voulu les réunir avec un tronc commun de travail. Tous doivent pouvoir travailler à partir d’un tronc commun de voltige, de dressage, ce qui est nouveau chez Zingaro et qui a demandé énormément d’investissement de temps.
Yan Ciret : On a le sentiment que, pour vous, la notion «d’œuvre» s’accroît avec Triptyk. Est-ce seulement dû à la présence d’un classique comme Le Sacre du printemps ?
Bartabas : Je compare souvent ma démarche à celle de la danse qui est l’art dont je me sens le plus proche. Quand je pense à des gens comme Béjart ou Pina Bausch, ce n’est pas un hasard s’ils ont commencé leur carrière par des grandes œuvres écrites. Ils se sont ensuite forgés des styles très personnels. J’ai fait un peu le parcours inverse, en créant d’abord un style de spectacle, et j’en viens maintenant à une œuvre «classique». Auparavant la musique suivait les chevaux, ce qui était fondamental et donnait une grande liberté. Avec Le Sacre, la musique ne s’arrête pas: cela a demandé un énorme travail technique, auquel nous n’étions pas prêts voici quelques années.
Yan Ciret : Dans la généalogie des interprétations du Sacre, aviez-vous des repères auxquels vous pouviez vous référer ?
Bartabas : Selon moi, c’est à Pina Bausch que l’on doit la plus belle interprétation du Sacre du printemps. Le spectacle est vraiment le sien, tous ses thèmes y sont présents, et en même temps, il y a une parfaite adéquation avec la musique de Stravinsky. Je n’ai pas analysé toutes les raisons qui m’ont mené à cette œuvre, mais je sens que mon univers lui correspond. On y voit avant tout la confrontation. C’est la caractéristique principale de Zingaro depuis ses débuts. Je me souviens des différents numéros du frison : les combats-jeux, les charges agressives, les rapports dominant-dominé, des choses plus abstraites, pour en arriver avec Chimère (1. au cheval qui s’assoit dans l’eau et que l’on regarde, ou dans Eclipse (2. au cheval seul. Mais il me manquait ce qui apparaît dans la Symphonie des psaumes, l’accord, ce qui est fluide, l’harmonie… Aujourd’hui, je me rends compte que ces trois pièces sont terriblement liées à la mort et à l’absence. C’est très personnel et terrifiant à la fois. Ce spectacle Triptyk ce n’est en fait que ça, même si je n’ai pas voulu consciemment tirer un trait ni parler du frison disparu (ndlr : la disparition du cheval fétiche de Bartabas). Au départ, je cherchais une image, comme dans le film Mazeppa (ndlr : film de 1993, se basant sur la passion du peintre Géricault pour le mouvement du cheval, Mazeppa est aussi un poème de Lord Byron) . pour que le sacrifice ait lieu à cheval: que l’élu soit même le seul à être à cheval. Et j’en suis arrivé à l’inverse: l’élu est le seul qui est privé de monture.
Mazeppa par Jean Louis Théodore Géricault (1820)
Yan Ciret : Comment avez-vous traité la circularité paradoxale du Sacre du printemps : ce qui revient ne fait retour que par son inverse, son double, là mort revient par la vie, le «sauvage» fait retour sous le visage du « civilisé», etc. ?
Bartabas : Le cercle fonde une continuité dans le mouvement. En ce sens Le Sacre du printemps évoque bien l’espace circulaire. Déjà à la lecture du livret on trouve le «cercle des adolescents», le «cercle mystérieux»… Et puis c’est une musique qui n’arrête pas de changer de température, d’ouvrir des fenêtres, avec des arrêts brusques. Il a fallu travailler sur ces variations brutales, en pensant qu’un cheval ne peut pas s’arrêter aussi brusquement…
Yan Ciret : Dans ce nouveau Triptyk, l’évolution du cheval est mise sur le même plan que la danse, avec ce point culminant, à la fin, où l’animal devient une parabole de la danse, c’est-à-dire un corps sans gravité, qui a atteint un point d’équilibre entre l’air et la terre, un endroit qui risque à chaque instant la rupture. Mais est-ce que cela n’était pas déjà présent dons votre travail, depuis les premiers Cabarets équestres ? (3.
Bartabas : Depuis les débuts, dans chacun de mes spectacles, il y a eu des danseurs. Mais je me suis aperçu que le vocabulaire d’un chorégraphe, même excellent, ne tient pas devant la présence du cheval. Il y a quelque chose de «kitsch» dans le mouvement du danseur quand il est confronté au mouvement de l’animal. Cela parait précieux, artificiel – pas juste. Le cheval a une telle présence, surtout s’il est en liberté, qu’il est très difficile de construire en rapport une gestuelle de danse. Là où il faut bâtir un langage, l’animal se contente d’être «naturel». Il faudrait que l’homme soit en retour «naturel» lui aussi ; si cela peut exister comme catégorie! C’est ce que j’ai cherché à travers la musique: «l’homme originel», en passant par les musiciens du Rajasthan ou d’ailleurs. Dans Chimère, lorsque j’ai travaillé avec Shantala (4., on a élaboré une construction – avec sa danse indienne – qui s’achevait par une sorte de jeu avec le cheval et des signes très naturels. Cela fonctionnait, même si on était aux limites de la danse.
Yan Ciret : Quels sont les grands principes d’identité qui vous ont conduit, dans Triptyk, à tracer cette géométrie très particulière, des rapports entre les cavaliers et cet art martial du Kerala? Ne s’agit-il pas de reprendre une double postulations comme elle était déjà présente dans Eclipse : féminin / masculin, noir / blanc, toutes ces ambivalences contraires ?
Bartabas : En fait, j’ai analysé Le Sacre du printemps selon un autre type de dualité, celle qui existe entre ceux qui ont accès au cheval et ceux qui ne l’ont pas – au départ, quelque chose de très primaire. Il y a une sorte de barbarie des hommes à cheval, une violence contenue qui passe à travers la précision, la sophistication, l’élégance. Face à cela, j’ai cherché un rapport plus «animal», celui d’un homme originel qui serait en relation avec la terre. C’est alors que j’ai trouvé cet art martial du Kerala. Ceux qui le pratiquent ne sont pas des danseurs, ils ont quelque chose en eux de très simple, de très naturel, avec un rapport au sol extrêmement intéressant dans leur assise, dans leurs appuis… Ce rapport à la terre est d’ailleurs omniprésent dans Le Sacre du Printemps. J’ai aimé aussi que l’origine de leurs mouvements soit fondée sur l’observation des animaux Leurs positions proviennent de celles de l’éléphant, de l’oiseau, du geai, de la poule, du cheval. Ce ne sont pas des « artistes» au sens occidental : ils suivent l’enseignement de maîtres, sans pouvoir en vivre. Ils commencent dès l’âge de quatre-cinq ans, puis arrêtent vers vingt ans, pour prendre un métier. C’est un engagement physique très intense, qui demande une sorte de dévotion, de sacerdoce.
Kalarippayatt, Arts Martiaux, Kerala, Inde, Couteau
Yan Ciret : Leurs corps ont une intensité particulière, à la fois souple et rigide, comme si le fait qu’ils soient désarmés déterminait un retour à l’essence du geste, à une sorte de fonds commun, universel, dans lequel le mouvement est le signe d’une cosmogonie plus vaste…
Bartabas : Oui : d’ailleurs le plus haut niveau de leur art, ce sont les armes. Cela fonctionne avec des rangs et des degrés, comme le karaté. Mais je leur ai dit immédiatement que les armes ne m’intéressaient pas ; ce qui était assez choquant pour eux. Je préférais l’origine de leurs mouvements, leurs échauffements, et surtout la façon dont leur corps est le reflet de la spiritualité de leur travail. Cela, c’est vraiment tout mon travail. Comment le corps d’un percheron fait par l’homme, pour le travail des champs, peut se retrouver avec une pareille musculature? Parce que des générations entières ont constitué en amont ce fond corporel. Il en est de même des gens du mouvement. Ceux qui ont travaillé depuis l’âge de quatre ans le kalaripayatt, en Inde, ont un corps façonné de telle manière qu’il transpire cet art. Un danseur pourrait refaire, apprendre les mouvements de kalaripayatt, mais le rendu n’aurait rien à voir. Un danseur classique sera longiligne, tendu vers le haut ce serait le contraire de cet appel vers le sol que je cherchais.
Yan Ciret : On connaît vos voyages vers les terres chamaniques de Sibérie ; et on retrouve très clairement cette dimension dans Triptyk. Qu’est-ce qui vous intéresse essentiellement dans le chamanisme ?
Bartabas : Tout d’abord, le chamanisme est une conception de l’humain dans le monde, il permet de se situer à I’ intérieur de ce qui nous entoure. Le chamanisme est une «religion» beaucoup plus moderne que toutes les autres. C’est la seule qui essaie de concevoir l’homme dans son environnement, pas au-dessus ni différent du monde. Toutes les religions placent l’homme au-delà, elles le différencient notamment du règne animal. Dans la taïga, les hommes font cadeau d’une partie de leur chasse aux esprits de la forêt, à ceux des animaux, pour les respecter. Cela parait absurde, mais c’est fondamentalement moderne, on redonne une partie de ce que l’on a pris, en ne prend pas plus que ce dont on a besoin. Le totem chamanique, ou en Sibérie, les piquets à chevaux pour accrocher le cheval céleste, tout cela est extraordinaire de modernité, de force.
Yan Ciret : La plastique du cheval n’introduit-t-elle pas en tant que telle, une forme de rituel? Il fait partie de ces animaux sacrificiels comme le bouc biblique du sacrifice d’Isaac ou le taureau purifié au sang de Mithra ; ce qui l’amène à devenir un corps conducteur d’énergie par lequel une initiation se trouve possible?
Bartabas : La confrontation avec les chevaux ne pardonne pas. Dès que l’on quitte le rituel, plus rien n’est vrai, et tout s’élimine naturellement. C’est une ligne de perception qui pour moi est évidente. Je distingue immédiatement ce qui est vrai, de ce qui n’est pas vrai. Et puis, l’aspect messe et corrida me fascine. Aujourd’hui, la corrida est le seul spectacle où tu prends le risque – en payant cher ta place – que le spectacle soit nul. Et tu le sais. Un moment de grâce extraordinaire peut arriver, mais il ne pourra jamais se reproduire à l’identique. Cette notion-là – fondamentalement archaïque – est pour moi, l’une des dernières notions valables qui nous restent.
Yan Ciret : Comment «placez-vous» l’accident, l’imprévisible, dans vos spectacles ?
Bartabas : J’ai toujours dit que l’accident faisait partie du spectacle. Cela ne veut pas dire qu’il soit souhaitable. C’est dans les moments où tu n’es plus rien, que la manière dont tu vas te relever, enchaîner ou improviser, va révéler ta véritable humanité. Comme l’entrée et la sortie révèlent le grand acteur, l’accident révèle le grand cheval. Avec Triptyk, la chose est encore plus périlleuse, puisque la musique, elle, n’attend pas. Récemment, l’un des indiens est tombé, huit chevaux au galop arrivaient par derrière, il s’est glissé dans l’ombre et a disparu. J’ai pensé que tout le tableau allait s’écrouler… en fait absolument pas: dans la composition du groupe l’un des indiens disparaissait. Et cela n’entraînait aucune rupture.
Yan Ciret : On ne peut pas assimiler le travail de dressage équestre à celui des répétitions d’acteurs. À travers Zingaro, il semble que vous cherchez un mouvement originel, une lignée organique qui nous mette en contact avec des forces primordiales. Peut-on répondre par la technique à cette recherche?
Bartabas : Pour prendre un exemple précis, un cheval qui «passage», c’est magnifique, mais est-ce que l’on peut refaire artificiellement ce mouvement par dressage, le codifier? Dans la danse, est-ce que l’on peut rendre un mouvement par la seule technique? Je ne crois pas. Un mouvement peut être restitué par un état par ce que tu y mets. C’est très complexe, parce que cela t’amène à rechercher l’état dans lequel s’exprime un mouvement. Ce n’est pas rechercher seulement la géométrie de ce mouvement. Pourquoi l’homme a-t-il trouvé beau ce mouvement d’un cheval qui «passage» pour frimer devant une jument? Pourquoi a-t-il voulu le restituer une fois le cheval monté? Ce qui a donné cette attitude, mâle ou glorieuse, c’est quelque chose qui est dans la tête ou dans le cœur. Il s’agit de recréer l’attitude intérieure qui fait la qualité de ce mouvement. Trop de réglage peut tuer l’expression, l’émotion. Il faut laisser des moments de danger, d’imprévu, ne pas trop fixer les choses. À trop vouloir régler la beauté, on la tue.
Yan Ciret : Dans la partie du Dialogue de l’ombre double, quelle relation s’établit, selon vous, entre la chorégraphie et les statues équestres qui ressemblent à une sorte d’ossuaire, d’hymne aux chevaux morts?
Bartabas : J’ai voulu travailler sur des parties de chevaux, des mouvements inachevés. Je ne voulais pas que ce soit des sculptures finies. Le danseur doit compléter le mouvement, créer des volumes autour. Je n’ai pas voulu faire quelque chose de cadavérique, même si tous ces bouts de chevaux blancs donnent un côté ossuaire.
Yan Ciret : Dans une interview, il y a deux ans, vous disiez vouloir échapper à l’Asie. Pourtant Le Sacre du printemps ramène constamment à la part asiatique de la Russie, les interprètes du Kerala à l’Inde…
Bartabas : Je n’ai jamais dit vouloir échapper à l’Asie ! Ce qui est vrai, c’est que je n’ai jamais souhaité travailler sur des pays, mais plutôt sur des couleurs. Bien évidemment derrière Chimère, il y a tout l’univers de l’Inde, mais je n’ai jamais cherché à restituer une quelconque tradition équestre liée à un pays. Éclipse, c’était un mélange, une fusion de Japon et de Corée – ce qui avait d’ailleurs beaucoup choqué. Ce que j’ai dit en revanche, c’est qu’il ne fallait pas que cela devienne un genre. Je ne voulais pas que Triptyk puisse être rattaché à un pays précis. C’est comme le Kalripayatt qui déborde son inscription géographique, puisqu’il est à l’origine des arts martiaux dans le monde entier, autant en Asie qu’ailleurs.
Yan Ciret : Avec Triptyk, la musique ne permet-elle pas de radicaliser davantage cet art du temps qui est l’une des marques de Zingaro?
Bartabas : Je suis en effet très attaché à la notion de temps, à ses différences de perception : comment un temps parait long ou bien court etc. Sur ces questions de temps, je me retrouve étonnamment avec Pierre Boulez. Mon travail, souvent jugé sensuel, intuitif, semble très éloigné du sien, alors qu’il en est finalement extrêmement proche. Parce qu’on se pose la même question fondamentale: comment travailler sur le temps? La durée de mes spectacles étant invariablement les mêmes, comment les «perceptions de temps» peuvent à l’intérieur de chacun d’entre eux, différer aussi fortement ?
Yan Ciret : Rétrospectivement, comment voyez-vous votre évolution ou sein de Zingaro, dont vous êtes le créateur ? Vous semblez à la fois raréfier votre présence et davantage vous affirmer par la mise en scène ?
Bartabas : Mon histoire dans Zingaro est très spéciale. D’une participation à plein temps, comme meneur, dans les premiers cabarets, elle s’est transformée en un rôle de guide, avec Opéra équestre ou Chimère, jusqu’à Éclipse. Avec Triptyk j’en arrive à faire quelque chose de très différent. Mais voilà, il y a cinq chevaux de base qui ont fait l’histoire de Zingaro, son inspiration. L’un est mort Zingaro, qui était un peu le fondateur de notre théâtre. Et puis j’ai décidé de ne plus monter les autres, trop âgés, après la dernière d’Eclipse. On est là dans des choses personnelle. Avec les nouveaux chevaux, je ne retrouve pas le même niveau de sensation. Il faut le temps de reconstruire une histoire. Je dois repartir de zéro. Mes anciennes montures n’étaient pas plus exceptionnelles que d’autres, mais j’avais vécu des émotions tellement fortes avec elles. Bien sûr, ce n’est pas par hasard si j’ai voulu monter Le Sacre du Printemps après la mort du frison. Et je savais, inconsciemment, que j’aurais davantage un travail de metteur en scène et de chorégraphe, que d’interprète.
Éclipse, le Théâtre Zingaro, 1997 (spectacle monochromique qui joue sur la dualité homme/femme, noir/blanc, etc.)
Yan Ciret : En dernier ressort, comment qualifieriez-vous votre démarche ? Elle paraît de plus en plus se rapprocher de l’idée tragique, dostoïevskienne, qui dit que : « c’est la beauté qui sauvera le monde »?
Bartabas : La recherche de la beauté… Ce serait presque une définition de l’art ! C’est la notion principale, même si cela passe par le nihilisme ou l’horreur. L’idée de grâce serait plus juste que celle de beauté, qui est un mot tellement galvaudé. La grâce suppose un humour sur soi; elle préexiste partout dans le monde, mais sommes-nous capables de la montrer? On devient artiste, quand on sait rendre perceptible la grâce. Mais la grâce, c’est avant tout du travail. Pour reproduire le mouvement naturel du cheval, il faut le dresser, l’assouplir, lui cadencer le trot, le muscler, lui apprendre son temps de suspension. Son équilibre n’est plus le même : un cheval avec un cavalier est comme s’il était sur une pente de 30 %. Il faut recréer le mouvement naturel. L’homme et le cheval ont ceci de commun qu’ils sont des animaux peu doués. L’homme ne court pas très vite, ne vole pas, il ne saute pas très haut, mais tout d’un coup, dans la danse, par le travail, il obtient cette grâce.
Yan Ciret : Pourrait-on parler d’une «pulsion éthique» avec Zingaro ; quelque chose qui se règle sur l’exemple du cheval en tant que spiritualité pré-humaine ?
Bartabas : Ce que je cherche avec Zingaro, c’est principalement un état moral. Politiquement et socialement, l’histoire de Zingaro est là: dans son mode de vie, dans son mode de travail, dans sa quête morale; cela fait un tout. Ce souci du monde, à travers le travail, indique que pour nous, tout doit tendre vers une grandeur morale, sinon rien n’a de valeur.
(1. « Chimère », 1994.
(2. « Eclipse », 1997.
(3. « Cabaret équestre », 1984.
(4. Shantala Shivalingappa, actrice et danseuse d’origine indienne. Elle a travaillé sur Chimère, mais aussi avec Peter Brook et Pina Bausch.
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