Chalet Lost History avec des textes intégrés de Manuel Joseph
Galerie Chantal Crousel du 13 décembre au 21 février 2004
Par Yan Ciret, in Art press n° 301, mai 2004,
Une figure domine toute l’œuvre de Thomas Hirschhorn, celle du Travailleur, du prolétaire de la globalisation (qu’il appelle macro-isation) producteur de sa propre destruction, esclave de l’histoire dont il n’est plus que l’objet manufacturé, disponible, flexible. Mais l’Arbeiter d’Hirschhorn, s’il n’est réduit qu’à son devenir marchandise, exploitable jusque dans son image, sa mort, son cadavre, tient entre ses mains des armes redoutables, à l’instar de la figure prophétique du « Travailleur » forgée par Ernst Jünger.
Le Travailleur qui est pris dans la masse de l’information, de la communication, qui le dissout dans les flux des échanges, sans cesse l’excluant de son destin tragique (Hirschhorn est un artiste essentiellement européen) ; ce Travailleur est aussi le Guerrier ou le Barbare des frontières, celui qui oscille entre le statut de réfugiés, d’exclus, et la conquête, l’occupation de territoires. Ces deux figures conjuguées, confondues en une seule, rendent compte de l’extrême brutalité de Chalet Lost History, sa dernière exposition ou plutôt son « occupation expansionniste » d’un territoire dont la Galerie se trouve l’expulsée. Il faudrait analyser le statut de l’État dans l’œuvre d’Hirschhorn, notamment son rapport chirurgical à l’impérialisme et aux populations déplacées. Une relecture moderne du Masse et puissance d’Elias Canetti. Et sa vision entropique du chaos, de la destruction anthropologique de l’humanité par elle même. Le seuil de départ de Chalet Lost History se trouve justement dans le pillage par les irakiens, de leur propre mémorial antique, la mise au saccage de leur fondation historique sumérienne, mésopotamienne, muséale, qui va de pair avec le vol des frigidaires, ventilateurs, sur le même plan de nécessité et d’indifférence des notions de valeurs.
Chalet Lost History, Galerie Chantal Crousel
La problématique de Chalet Lost History est, sûrement, l’une des plus ambitieuse affrontée par Thomas Hirschhorn depuis ses débuts. Elle aurait dû se résumer à une critique du néo-capitalisme, une défense des exploités, des opprimés, par un éclairage très cru sur les ravages (religieux, économiques, politiques) dont ils seraient les victimes, en l’occurrence de la guerre d’Irak. Seulement le geste déjà connu (emblématisé comme sa marque de fabrique) de l’artiste, – se voyant lui-même en travailleur-producteur-guerrier -, n’a rien d’un simple constat par connexions de l’emmêlement des signes, des symboles, des mythes, des drames médiatisés par la bourse de la publicité CNN des charniers, des exécutions, des parades nationalistes de tous les camps. Les cercueils de soldats américains, les chromos de la presse de guerre, les sacrifiés sans nom, aux visages calcinés, aux membres pulvérisés, les villes bombardées en ruine, tous ces découpages, ces dépeçages, pris dans des magazines, collés ad nauseam sur les murs cartonnés de l’ex-galerie, « peinturlurés » de lacis orientaux orangés, n’ont pas de sens en eux-mêmes. Il a toujours paru étrange, que l’on enferme ces machines de guerre complexes dans une sorte de graphisme politique, retourné par sa propre fonction d’embellissement marketing.
Que quelques critiques, conservateurs, « esthètes de la pensée critique » à bon compte, aient voulu s’emparer d’un otage (Thomas H.) qui ne semblait pas désavouer ce point de vue, au fond très « politiquement correct » : soit. Les règles de l’art se nourrissent de ces fausses autonomies, art-anarchisme social, côte fiduciaire des œuvres-démarches libertaires, espace public investit comme mise à disposition « démocratique » de l’art et privatisation de l’esthétique par ses marchands, ses relais, etc., mais tous ces fantasmes confortables empêchent de voir clairement les processus réellement « terroristes » qu’Hirschhorn met en place de manière frontale, asphyxiante, pesant de tout un poids lourd de violence anti-humaniste latente. Chalet Lost History exsude d’une moiteur pornographique et mortifère, inconfortable, dérangeante. En toute bonne conscience, on pourrait y voir l’inextricable juxtaposition de collages nauséabonds, de réalités prises dans une même glue visuelle, le tout venant de photos pornographiques, d’attentats meurtriers, d’images de touristes visitant Louxor, alignées avec les artefacts et bibelots de la culture de la haute et basse Égypte ancienne ; les cultes de passages mortuaires du démembré Osiris y sont dépouillés de toute leur valeur religieuse, à cause et grâce à leur excavation archéologique, mais surtout au profit du commerce des faux que sécrètent sans cesse l’histoire et l’art.
C’est là que la forme se fait scalpel de l’idée, et non plus discours, messages para-idéologique. Il faut voir dans les dispositifs formels, et uniquement en eux, la vérité d’un travail qui doit en partie son succès à cette facilité de le transformer en « éditorial » sur « l’état du monde » dans son chaos le plus manichéen, le Nord contre le Sud, les pauvres contre les riches, ceux qui possèdent la géopolitique et ceux qui en sont privés (ce qui revient à rejoindre, à l’envers, l’axe du bien et du mal). Le premier acte est d’en juger sur les matériaux pauvres qu’utilise Hirschhorn, et de n’y voir que l’emploi des déchets de la société occidentale, un misérabilisme des matières dont le Travailleur destitué par le nouveau libéralisme mondialisé ne peut qu’hériter. Art de la misère et misère de l’art, on dira : facile, trop simple, si ce n’est hypocritement compassionnel. Le problème surgit dés que la précision (faussement bâclée, souvent élégante) de la forme vient ramener le scotch à son sens ambigu (adhérer/déchirer), le ruban adhésif à un faux sarcophage de carton pâte, le carton d’emballage à une dérisoire pyramide évidée de tout sanctuaire ; le cisaillement, l’agglomération, deviennent un art en soit, une contre propagande à la pensée humanitaire (abolition de toutes strates culturelles, historiques). Le cutter qui sert de lame primordiale à la lacération de l’artiste, aux cadrages, aux disjonctions, est aussi celui qui a servi dans les avions du 11 septembre, ceux qui allaient s’écraser sur les Tours du World Trade Center. Le Guerrier revient comme le refoulé de l’appareil de production d’objets que « sculpte » Thomas Hirschhorn. Dans Chalet Lost History, les éléments abondent de ce renversement matériologique, les boites de bières ou de Coca-Cola coagulées, superposées, peuvent servir de jerricanes d’essence, comme de bombes artisanales.
Il se repose, et c’est le plus important, le statut du « peintre ou sculpteur d’histoire », et le trouble qui oblige le regard, l’expérience, à se confronter avec ce qui est présenté comme étant « le réel officiel », même contesté. Après tout « la liberté menant le peuple » de Delacroix est surtout le portrait d’une femme dénudée, masculine, d’une amazone. Avec Hirschhorn, la sculpture d’histoire aussi est détournée, la situation construite en devient la perversion, l’anéantissement. De son maître Beuys, il a gardé le formalisme « il faut construire une cathédrale », sauf que dans Chalet Lost History, l’histoire devient un pur néant allant d’annulation en effacement (plus on la montre, plus elle disparaît, ainsi la vidéo porno de l’exposition qui oblitère la vue du sexe par son excès de « vues chirurgicales »). La cathédrale se mue donc en bunker infernal, en labyrinthe crânien, se vidant de sa substance, comme l’histoire (en clin d’œil) au Lost highway de Lynch qui se brûle dans les dédales d’un scénario diabolique. Les textes coupés de l’écrivain Manuel Joseph, légendant, de manière aléatoire ou pas, les images et constructions bancales, viennent d’un roman en cours appelé l’Amélioration. Lorsqu’on sait qu’Hirschhorn n’a comme mot d’ordre que « dégradation », on entrevoit que son appréhension « massive » et unidimensionnelle, devient vite une virtualité matérielle, productrice de formes déjà détruites, sans sublimation possible.
Thomas Hirschhorn présente Manuel Joseph – Exposition « Exhibiting Poetry Today: Manuel Joseph » (CNEAI 2010)
Là encore le terrorisme s’élève au rang d’art du négatif sans reste, d’abolition du vivant, les mentions de Khaled Kelkal ou d’Action Directe et Nathalie Ménigon sur les murs, tous les pillages détournés d’écritures de Manuel Joseph, rejouant ceux des Irakiens, amènent à une autre lecture. Surtout lorsque l’on sait que l’écrivain a vendu au plasticien son texte, pour un massacre, pour un Tombeau tout aussi héroïque parce que lui aussi pillé de fond en comble. Tout l’art d’Hirschhorn est cet impossible passage au niveau symbolique, à la métaphore, l’allégorie, qui caractérise l’accès dialectique à l’histoire. On trouverait sur tout cela des éclaircissements dans le récent livre du philosophe Mario Perniola Le sex-appeal de l’inorganique (Ed. Lignes/Léo Scheer), un passage peut définir cette sensation purement objectale qu’Hirschhorn installe, plus il « envahit », plus il agrandit ses formes, les sature, plus il les liquide, laissant le passant dans un monde d’étouffement, d’impossible distance, où comme l’écrit Perniola : »Voici en effet la grande mutation dont nous sommes témoins et protagonistes : se sentir non plus Dieu ni animal, mais une chose sentante. Pour elle, le minimum perceptible est déjà le maximum perceptible ou mieux, dans le minimum perceptible est déjà contenu le maximum. Dans ce féroce réductionnisme sensitif, nous recueillons non l’être en soi de la chose ni son essence, ni ce qu’elle serait sans la présence de l’homme, mais plutôt un sentir humain réduit à sa plus simple expression. Toutefois, ce sentir minimum semble ne rien perdre ; tout le surhumain et l’infra-humain dont nous sommes capables, tous les espoirs et toutes les abjections, tout l’univers intellectuel et pratique sont implicites dans le plus infime contact. Il est prêt à jaillir de ce point où il est comprimé, et à se déployer en une profusion de manifestations, développant une efficacité opérationnelle qui s’étend à tout champ d’activité. » Pour l’art constructiviste et destructeur de Thomas Hirschhorn : ce qu’il fallait démontrer, l’esthétique sera inorganique ou ne sera pas, les vivants sont d’outre-tombe, les images sont nos fantômes.
Yan Ciret