Sarah Kane, dernier blasphème de l’Occident

« Le suicide est une catégorie de l’Espérance. » Jacques Lacan.

 Devant une pièce telle que 4.48 Psychose, de Sarah Kane, quelque chose claque, comme une évidence, une manière lumineuse d’être en présence d’un chef d’œuvre. On se demande alors, pourquoi tant d’évitements, de refuges, de dénégations, d’appropriations fausses ou vampiriques. La langue est-elle maniée, dans sa profondeur la plus haute, avec une intensité telle, que personne ne pourrait s’y attaquer sans s’y brûler, s’aveugler sur son sens ? Certains y voit, opportunément, une pièce testamentaire, signée par le suicide de son auteur, d’autres refluent vers l’indicible, les zones obscures de l’invisible, la métaphysique de théâtre. Combien de manières, de ne pas lire, de ne pas voir, de ne pas entendre, et au final tant de façons de ne pas vouloir savoir.

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(©DR)

Les passions s’agitent, comme des ombres, autour de cette « suicidée de la société », elles se crispent dans la névrose qu’elles prêtent à Sarah Kane. On est loin, très loin, de la percée paradisiaque sans précédent, qu’opère 4.48 Psychose. Il faudrait pour comprendre, de quoi il retourne exactement, non pas la naturaliser dans un réalisme masochiste hors sujet, mais peut-être encore moins s’enfoncer dans un simple enfermement dans « La langue », dernier avatar de l’effroi devant l’infini possible des corps. Pour Sarah Kane, la réponse n’est pas de mettre une langue dans un corps, un corps dans une âme, de conjoindre cette fusion telle une nouvelle prison, mais bien de franchir, d’un seul coup, les limites de ce qui reste encore de la clinique, de l’aporie verbale de l’être. La question est ainsi clairement posée : qu’est-ce qu’un corps dont la communication s’avère par le temps qu’il emploie, dont le présent n’est qu’un futur dépassé, ou un passé qui vient comme une remontée vers tous les au-delà physiques du temps et de l’espace ? « Prédis le passé », dit-elle étrangement au détour de la pièce. Là, on imagine la rétraction, le malaise ; alors nous ne sommes plus dans la représentation (entendez le théâtre), l’incarnation de la parole, même « psychotique », surtout « schizophrène », en voie de disparition corporelle ?

Pour s’approcher de 4.48 Psychose, on peut reprendre Pascal : « Ce n’est point ici le pays de la vérité, elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu la couverte d’un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix », et puis ceci tout aussi accordé au poème de Sarah Kane : »Le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient pur néant… », dans le balancier de la voix divine et l’ouverture à l’infini, quelque chose se découvre, une pensée déchire calmement le rideau de fer des apparences. « … Ouvrez le rideau » est bien cette révélation finale et infinie de la lumière véridique, elle est aussi la dernière phrase de la pièce. Bien sûr, qu’il y aura blasphème pour ceux que le fait religieux, mystique, sacré, horrifie ; Voici, un auteur contemporain, qui replonge dans le phénomène christique, se prenant comme Artaud avant elle, ou Nietzsche, pour le crucifié du Golgotha, l’Anté-Christ. Elle l’écrit en deux vers qui sonnent l’ écho de la Scène : »Je suis ici/et là est mon corps », mais aussi : »Je meurs pour qui ne se soucie pas/Je meurs pour qui ne sait pas », enfin la Sainte Croix dont l’ombre se lève brutalement lorsqu ‘elle dit le déchirant : »Mon amour, mon amour, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Alors le Christ mourrant, l’amour, une même chose ? Ou la Trinité, ces trois corps qui n’en font qu’un, tout en restant distincts dans le partage divin ? On accusera un reste de foi, de croyance, avec un tour de psychanalyse familiale, on aura tôt fait de trouver les coupables : des parents sectaires, qui entraînent de force Sarah dans l’Evangélisme pur et dur. Et pourtant Simon Kane, son frère, de dire : »A lire ce que les journaux ont dit au moment de sa mort, on avait l’impression que nos parents nous avaient imposé cette religion fanatique et folle. Ce n’était vraiment pas le cas. Je pense que Sarah était de nous tous la plus fervente… », et d’ajouter combien l’auteur de Crave avait accès à la bonté, la compassion, au don de soi. Tous les témoignages concordent, humour ravageur, ironie brechtienne, gaieté, mais ils détournent de la légende nihiliste que l’on voudrait toute tracée. Une lesbienne arrimée à son statut de victime, une adepte des transsexuels (d’ailleurs, elle apprécie leur présence, leurs spectacles), une droguée gothique tombée dans la psychiatrie, une agressive de l’auto-punition, quelqu’un qui a payé de sa vie son exil de l’amour, une suicidaire en phase perpétuelle de rédemption, tous les clichés vont se succédant, sans jamais voir quel soulèvement aérien s’opère, se déclenche dans son écriture, comme dans son corps. Comment Sarah Kane nous met en rapport direct avec des puissances de vie, une approbation de la vie jusque dans la mort, pour paraphraser la définition de l’érotisme donnée par Bataille.

Puisqu’il n’est question que d’éros dans 4.48 Psychose, du désir, non pas dans ses formes dépressives, uniquement fantasmatiques, mais verticales, tendues, jaillissantes dans le feu de l’action de « grâce » du verbe ; il s’agit pour elle de projeter cet érotisme au plus loin, vers l’universel, c’est à dire de dégager ce qu’il a de plus particulier pour celui qui l’éprouve, de trancher le lien du pacte social dont le règne ne vit que du ressentiment, de défier une fois pour toute l’infirmité sexuelle (qu’elle pense, à raison, générale), de se soustraire à la misère des pulsions plus ou moins animalisées ou spiritualisées. De ces deux versants symétriques, Sarah Kane n’a cure, sa « colère », comme elle la nomme, traverse, balaie l’ignorance pathologique de qui croit savoir, alors qu’il erre de n’être ni un corps, ni une âme, encore moins une voix qui est alliance musicale des deux. Elle l’écrit simplement dans 4 .48 Psychose : »Rappelle-toi la lumière/Rien n’a davantage d’importance/Arrête de juger sur les apparences et porte un jugement exact », et pour les « malins » qui « croient » s’être débarrassés de la liturgie vivante des formules, des paroles, des actes, et donc de la sexualité toute entière : »Ton incrédulité ne guérit rien ». On entre-là, plus avant, dans le « mystère » Kane, dans la chair même de ce qu’elle cherche à nous dire, avec une volonté farouche de se faire comprendre. Un passage de Saint Jean, donne une clef, la portée toute mozartienne du message de Sarah Kane, Jésus y affirme : »Je ne cherche pas ma gloire ; il est quelqu’un qui la cherche et qui juge. En Vérité, en vérité, je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort » ; c’est ce message qui éclate, à chaque vers tourné dans les blancs essaimés à chaque page de la pièce, on le trouvera impensable, incroyable, sauf pour ceux qui veulent en faire l’expérience, ceux qui se savent sauvés d’être dans le langage et donc au-delà : être dans la parole, c’est ne jamais connaître la mort. Scandale considérable, déflagration inouïe dans une société dont elle dit elle-même : »Je préfère prendre le risque de susciter des réactions de défenses violentes plutôt que d’appartenir passivement à une civilisation qui s’est suicidée ». Vous avez bien lu, c’est la société qui est la vraie « suicidée », pas Sarah Kane, pas celle qui prononce ces mots terribles. Une chose encore, pour en finir avec l’aura mortifère qui encense dans la folie, Vince O’Connell le réalisateur de Skin(1. relève ceci : »Elle avait la capacité de faire vibrer l’espace. En tant que personne aussi elle avait cette capacité. Drôle, pleine d’empathie, un grand cœur. Je n’ai jamais connu personne qui fût plus doué qu’elle pour la vie. Elle avait une immense soif de vivre… ». Le centre de gravité de l’expérience soudain se déplace, il n’est plus question d’une descente aux Enfers, mais bien d’une assomption vers plus de clarté, une vision de la plus grande lumière, reprenons l’Apocalypse : »Et ma vision se poursuivit. Lorsqu’il ouvrit le sixième sceau, alors se fit un violent tremblement de terre, et le soleil devint noir comme une étoffe de crin, et la lune devient toute entière comme du sang et les astres du ciel s’abattirent sur la terre… », plus loin le souffle de la révélation se poursuit, s’enfonçant encore plus avant : »De nuit, il n’y en aura plus ; ils se passeront de lampe ou de soleil pour s’éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière… », il fallait que Sarah Kane soit entrée aussi profondément dans ces mots bibliques pour qu’elle puisse faire de 4.48 Psychose, cet hymne paroxystique à la « vie éternelle ».

Là, le lecteur, le metteur en scène de Sarah Kane, recule, ne comprend plus ce qu’on veut lui dire, il y aurait une éternité, elle serait à portée de la main, non pas cachée, inaccessible, mais intensément révélée, il suffirait de se mettre à l’écoute d’une respiration, d’une prière, derrière le néant, le rien, il y a tout : ça n’a pas de nom, comme Dieu. Pourtant, tout est dit, avec une transparence violente, parfaitement contrôlée : »Nous sommes anathèmes/les parias de la raison/Pourquoi suis-je frappée ?/J’ai eu des visions de Dieu/et ce sera accompli/Ceignez vos épées:/car vous serez mis en pièces/ce sera accompli/Voyez la lumière du désespoir/l’éclat de l’angoisse/et vous serez menés aux ténèbres/s’il y a anéantissement/(il y aura anéantissement)/les noms des offenseurs seront criés sur les toits », voilà une presque paraphrase des psaumes, des derniers vers de l’Apocalypse (si, si, relisez), avant que ne vienne cette phrase évangélique, belle comme un trait d’éclair du Tao : »La santé mentale se trouve dans la montagne de la maison du Seigneur à/l’horizon de l’âme qui éternellement recule ». Il faudrait, bien sûr, lire cela dans l’anglais de Shakespeare, de Blake ou de T.S. Eliot, entendre vibrer les assonances, les allitérations qui viennent frapper l’écoute comme un éclaircissement permanent de tous les sens : « Capture/Rapture/Rupture » ; le son s’ouvre comme une masse claire d’entendement, tous les mots sont dans un seul et dans chaque mot, il y a tous les autres, il suffit d’avoir l’oreille juste. L’une de ses traductrices touche du doigt, l’extrême singularité de l’écrivain à créer un opéra verbal, qui outrepasse toutes les fonctions/fictions de communications habituelles(2. : »Je pense à cet exemple extraordinaire au début de 4.48 Psychose, où elle parle de l’hermaphrodite who trusted hermself alone – elle joue sur him, her, et le début du mot hermaphrodite… C’est intraduisible ! C’est comme une façon de dire, par l’invention même de l’écriture : qu’est-ce donc que cet état étrange où on est à la fois lui, elle, et hermaphrodite ? Est-ce qu’on peut l’être, est-ce qu’on peut l’être autrement que dans ou par le langage ? », avec ceci on a fait un pas de plus hors du rang de tout ce qui tend à recouvrir la pointe la plus aiguë de la physiologie poétique des pièces de Sarah Kane. Il s’agit, en effet, de transmuer le corps par le texte, dans une configuration qui est la sienne, on parlera de Transsubstantiation, ou pour reprendre Dante de « transhumaniser », c’est à dire de circuler dans tous les états de la conception du monde. Que les termes se rapportent à des phénomènes mystiques ne changent rien à l’affaire, elle haïssait les préjugés d’une certaine Eglise, mais les « événements », les « transports », la percée du mur organique, cela elle l’a non seulement gardée, comme seule une sainte l’aurait fait, mais plus encore elle a activé cette insémination dans une société qui n’en veut pas et la pourchasse. Sarah Kane est venu nous dire que nous étions d’un temps, et de tous les temps, contre ces corps putrescibles que l’on voudrait voués à l’éternelle jeunesse de la négativité marchande, à la consommation des vanités, à toutes les formes de prostitution légale. Nous sommes bloqués, figés, gelés, dans une aphasie physique et verbale de plus en plus grande, et elle de le dire d’une seule épure : »En un temps accident où il n’y a pas d’accident /Tu n’as pas de choix/le choix vient après », on nous donnera tout, mais plus tard, ailleurs, si l’on souffre, c’est à dire si l’on obéit, si l’on accepte : »Ce monstrueux état de paralysie ».

Dans 4 .48 psychose, l’appel du refus est absolument radical, tournoiements de glaives, clairvoyance de feu, une guerre totale, rien ne restera debout de l’ancienne possession des esprits, des pouvoirs d’envoûtement, de l’humanitaire sordide que distille le corps sociétal, comme un poison anesthésiants, avec ses fausses promesses, elle le sait parce qu’elle le vit dans une extralucidité que peu avaient atteint avant elle : »Marionnette morcelé, bouffon grotesque./Maintenant je suis là je peux me voir moi/mais quand je suis envoûtée par d’ignobles fantasmes de bonheur,/l’infecte magie de cette engin de sorcellerie,/Je ne peux toucher mon moi essentiel. », on pense de manière irrésistible à Artaud et l’insurrection blasphématoire de Pour en finir avec le jugement de Dieu. Lui qui pense que : »La société mange les corps », et comment ne pas entendre Sarah Kane, lorsqu’il parle des : »Inspecteurs-usurpateurs de la santé publique ». Même dialogue avec la médecine, la camisole chimique, même emprisonnement médical, même assurance d’être infecté par des sévices sociaux, corps et âme ; le médecin : vous délirez, monsieur Artaud, et lui de répondre : je ne délire pas, je ne suis pas fou. Non, au contraire, tout comme Sarah Kane, il voit juste, d’ailleurs elle va le lire (dissuadée d’abord par la persuasion d’un professeur détesté) : »Je ne l’ai donc découvert pour moi que très récemment. Et plus je le lis et plus je suis fascinée. Ses essais sur le théâtre sont époustouflants, et c’est surprenant de voir combien mes propres pièces ont à voir avec eux. Pourtant Artaud est le premier auteur de ce courant que j’aie abordé jusqu’à présent. Je suis certaine qu’après lui je vais passer à Bataille. (3. » Est-il besoin d’ajouter, qu’elle fut une immense lectrice, que le nom de Bataille ne vient pas là par hasard ? Il faudrait donc se demander : qu’est-ce que lire, effectivement, Artaud ou Sarah Kane, quelles dispositions physiques particulières, doit-on avoir pour participer de l’expérience fondamentale que cela implique. Pour elle qui dit dans 4.48 Psychose : »J’ai atteint la fin de cette effrayante et répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse étrangère et crétinisée par l’esprit malfaisant de la majorité morale », il faut arriver à se mettre en soi et « hors de soi », parler les autres, comme on parle soi-même. C’est ici que le théâtre va avoir son importance capitale, parce qu’il est le lieu de la Transfiguration du corps par le texte, de cette fracture temporelle, comme Jerzy Grotowski qu’elle admirait, elle appellera cette nouvelle histoire du corps performing. A la suite du maître bouddhiste du Théâtre Laboratoire, elle comprend que seule une performance de grande ampleur, anthropologique, peut refaire couler la source des corps, de tous les corps, dans un chant où l’un ne s’oppose plus au multiple, comme dans la dialectique hégelienne.

Elle va s’y essayer, de front, dans sa mise en scène de L’Amour de Phèdre : »Lorsque pour la première fois nous avons fait l’épreuve de la scène finale, avec tout le sang et les faux intestins, nous avons été complètement traumatisés. Toute la troupe était là, couverte de sang, tous venaient de violer, de tuer, de se trancher la gorge, (…) malgré tout, il était clair pour nous tous que cette scène était une conséquence de notre travail en amont sur le texte, nous y étions arrivés sur la base de toutes une série d’étapes de développement émotionnel. », il faut donc défaire et refaire les corps par un mouvement de théâtre de la cruauté, amené la peste qui guérit, le remède qui gît dans le mal. Sarah Kane voit, dés le commencement, les limites de la représentation occidentale classique. Elle sait que ses pièces, sa parole, ne peuvent tenir dans ce cadre de l’acteur jouant un rôle. Il faudrait remonter aux séismes corporels et psychique du martyre mystique du Prince Constant, de Grotowski et Ciezlak, pour entrevoir une tentative aussi réactive à toute forme de théâtralité. Il faut tout l’art du performer, de l’action physique, pour trouer l’illusion que nous sommes bien qui nous croyons êtres, des identités repliées sur leur identification sociale. Il n’est donc plus question d’interpréter, mais comme dans l’art corporel ou body art, d’être là, dans la présence s’effectuant par effraction de l’instant, par des gestes cathartiques qui s’inventent à partir du langage. Ce sont des épiphanies, des transes, des illuminations, un choc qui fait revivre toutes les expériences à travers l’anatomie parlante de l’acteur dans la performance. Voilà pourquoi, la plupart des mises en scène, jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas saisi la matérialité, l’épaisseur de visible à détruire, l’engagement de tous les possibles, que demandaient les pièces de Sarah Kane. Une fois de plus, tout est là, lisible, il suffit d’être avec elle, lorsqu’elle écrit dans le Guardian, journal à grand tirage, : »De plus en plus, je trouve la performance bien plus intéressante que le jeu ; le théâtre autrement plus exigeant que les pièces. Contrairement à mes habitudes, je pousse mes amis à voir ma pièce Manque avant de la lire, parce que je l’envisage comme un texte destiné à la performance plutôt que comme une pièce de théâtre. Si le mot « performance » a des connotations sexuelles, ce n’est pas par hasard. », ici dans ce qu’elle énonce, il faut la suivre jusqu’au bout ou laisser tomber. Résurrection des corps, réincarnation, un vaste ensemble d’opérations organiques se mettent en place, retrouver le vrai sexe impossible ; le trancher s’il le faut, le rattacher à celui qu’on avait amputé, retrouver la vérité qui a été retirée de la vision, et qu’il soit comme le disait Rimbaud : »Loisible de posséder la vérité dans un corps et dans une âme », c’est le programme surhumain que s’est donné l’auteur d’Anéantis.

Mais quelle est donc cette quête ? Pourquoi tant d’ésotérisme, d’actes occultes, de signes qui s’inversent dans leur contraire ? Dans 4.48 Psychose, elle prend sur elle le pire en rémission : »J’ai gazé les juifs, j’ai tué les kurdes, j’ai bombardé les arabes, j’ai baisé des petits enfants pendant qu’ils demandaient grâce, les champs minés sont les miens, tout le monde à quitté la fête à cause de moi, j’avalerais tes putains d’yeux les enverrais à ta mère dans une boite et quand je mourrai je vais être réincarnée en ton enfant mais cinquante fois pire et folle putain je vais faire de ta vie un putain d’enfer vivant JE REFUSE JE REFUSE DETOURNE TON REGARD DE MOI », nous sommes donc chassé du Paradis de « la fête », et elle descend au plus profond de l’espèce humaine, pour s’affronter au Péché originel, ou si vous préférez au Mal. Il faut prendre à sa charge la totalité du monde pour regarder en face, là où cela a déraillé, quand la chute nous a envoyé vers la liberté de faire le Mal. L’empathie de Sarah Kane, dans ce sens, l’amène à incorporer le biopolitique dans son entier (génocides, guerres, épurations ethniques), à travers cette biologie qui un jour a mal tourné, pour nous en délivrer. Elle a beaucoup pris sur elle, jusqu’au sacrifice final. Il suffit peut être de repenser à la Génèse : »Yavé Dieu planta un jardin en Eden, à l’Orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Yavé Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. », comme l’on sait la suite va précipiter la corruption sur l’univers : »Et Yavé Dieu le renvoya du jardin d’Eden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. Il bannit l’homme et il posta devant le jardin d’Eden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de vie. ». C’est à cela qu’il faut s’attaquer pour Sarah Kane, renouer, et en découdre, avec ce qui là fut conquis par le Mal. On risque bien sûr la stupeur, l’incompréhension des contemporains, parce que pour éliminez le mal et le bien, les deux s’engendrant, il faut passer hardiment au-delà du bien et du mal, s’engouffrer dans la brèche de la destruction, du négatif, elle dit : »La seule chose qui est permanente c’est la destruction », mais tout autant parvenir au positif de la faute, de la damnation. Redoutable ironie de Sarah Kane : »Ce n’est pas votre faute, je n’entends que ça, ce n’est pas votre faute, c’est une maladie, ce n’est pas votre faute, je sais que ce n’est pas ma faute. Vous m’avez dit ça si souvent que je commence à penser que c’est ma faute. », elle a compris qu’en faisant venir la faute, la culpabilité, en les dévoilant dans son propre corps, elle trouverait les moyens de les éliminer de la conscience. C’est ce risque, qu’elle a pris. La « psychose » de Sarah Kane est cette performance qui cherche instamment à sortir de la normalité de l’accouplement du bien au mal.

En d’autres temps, elle aurait sûrement été chrétienne (catholique anti-catholique, comme le dit mon ami Romeo Castellucci), hérétique, brûlée vive, pour avoir proféré de tels blasphèmes : »Craignez Dieu/et la malignité de son appel », « J’ai toujours marché libre », « Voler est l’acte saint », « Je gèlerai en enfer », et puis surtout : »Christ est mort/et les moines sont en extase/Nous sommes les abjects/qui déposons nos guides/et brûlons l’encens vers Baal », puis le suicide qui se profile avec la netteté d’une lame sous le soleil : »NE LAISSEZ PAS CA ME TUER/CA ME TUERA ET ME BROIERA ET M’ENVERRA EN/ENFER ». Mais la dynamique qui régit la psychose de la pièce, ne la scinde pas seulement en fragmentations éparses d’identités, elle l’enveloppe dans une forme oratoire précise. Celle-ci remplace l’idée de bien et de mal, par l’avènement de l’amour et de la justice, catégories dont la puissance d’intransigeance, d’absolu, ne peut se confondre avec rien d’autre. Ce fol amour médiéval de Sarah Kane (jouissance sans fin, le gioi che mai non fina de Cavalcanti), n’est pas qu’un pur fantasme désincarné(4., un Graal dont on ne fera jamais l’expérience, il ne reste pas à l’état platonicien de l’imagination de l’autre femme, morte de surcroît dans 4.48 Psychose. Le désir est le médiateur de l’amour devenu justice et de la justice devenu amour (Dieu est amour ? Non. L’amour est Dieu, si vous voulez), l’une des nombreuses litanies de la pièce peut se voir comme une révolution des sphères du désir répercutée dans la vie physique : »Rire et plaisanter/se faire aimer de celui qu’on désir l’Autre/persister et rester fidèle à l’Autre/jouir d’expériences sensuelles avec celui qu’on a investi l’Autre/nourrir, aider, protéger, réconforter, consoler, soutenir, soigner ou guérir/être nourri, aidé, protégé, réconforté, consolé, soutenu, soigné ou guéri/former une relation mutuellement agréable, persistante, coopérante et/réciproque avec l’Autre, avec un égal/être pardonné », c’est bien cela où il fallait en venir, se déprendre du démonisme, rétablir malgré l’empoisonnement des substances, l’équilibre des trois unités : l’Esprit (le nombre), l’âme (la géométrie), le corps (l’architecture), enfin, réconcilier, faire communiquer ces trois énergies, sexuelles primaires dans l’ordre du chaos primordial, ensuite émotives ou amoureuses, avec les forces spirituelles. Que rien ne vienne entraver la vitalité de ceci qui circule, comme le sang dans les veines ou la lumière philosophale, tout 4.48 Psychose se dirige vers ce point ultime, non pas morbide, déchu par la dépression, mais résolument orienté vers le devenir éternel. Dans cette harmonie, elle peut dire sans trembler, avec cette paix féroce, intraitable d’humour et de compassion, qui la caractérise : »Je n’ai aucun désir de mort/aucun suicidé n’en a jamais eu ».

Yan Ciret

(1. Skin est un scénario de court métrage, écrit par Sarah Kane, tourné en septembre 1995 et diffusé sur Channel 4, en 1997.

(2 . Extrait d’un entretien avec Séverine Mangois qui a traduit en Français L’Amour de Phèdre, et travaillé sur la dramaturgie de 4.48 Psychose pour C. Benedetti. Les propos sont recueillis par Anne-Françoise Benhamou pour la revue du TNS de Strasbourg, OutreScène.

(3. Dans un entretien avec Nils Talbert, Sarah Kane dit ceci : « Ceci dit, pendant l’écriture de chaque pièce je relis sans cesse certains textes. Pour Purifiés, c’était Woyzeck, 1984, La sonate des spectres de Strindberg et La Nuit des rois de Shakespeare. Pour Anéantis, c’était plus marquant encore, parce que cette pièce en fait est constituée pour moi de trois parties – la première est fortement orientée par Ibsen, la deuxième par Brecht, et la troisième par Beckett. A quoi il faut ajouter Le roi Lear de Shakespeare. Pour L’Amour de Phèdre c’était Baal et l’Etranger de Camus. Pour Crave, ma quatrième pièce, ça a été The Waste Land de T.S. Eliot, et pour la nouvelle pièce, c’est Artaud qui m’occupe maintenant. « 

(4. Simon Hattentstone, dans un texte écrit peu après la mort de Sarah Kane, parle d’une: »(…) définition de l’amour qui explique parfaitement les ambiguïtés de l’œuvre de Sarah : »Je serais prêt à traversé dix kilomètres de verre pilé à plat ventre juste pour pisser un coup dans l’eau de son bain. » Cette phrase vient The Love of a good man d’Howard Baker.

Article paru dans Visages de la mélancolie, Théâtre/Public N°171,  2003