Royaume forain : L’éros du Diable
Documentaire/création sonore de Yan Ciret
Réalisation : Gaël Gillon
Depuis des millénaires, nous assistons à des rites magiques qui sont devenus des spectacles. L’anthropologie foraine remonte aux débuts des temps. Dès siècles avant notre ère, la Chine invente le pictogramme de l’acrobatie, cérémonie sacrée et voltige, anneaux initiatiques des Tang, l’Occident moderne voient arriver ces étranges caravanes, ces divinations et ces manipulations de sabre et de fleurs fabuleuses venues des cours impériales. Nains, contorsionnistes, animaux aux pouvoirs inconnus, viennent de l’au-delà du monde éclairer de leurs numéros de chaises en équilibre, l’Europe à peine sortie de la grande peur barbare.
Mais, très vite le corps forain devient le continent noir de l’histoire officielle, en lui se sédimente et se joue une autre version de l’espèce humaine. Il est « l’outsider », « une figure de l’altérité » comme le nomme l’historien Enzo Traverso. Entre le XIIe et le XVIe siècle, les jongleurs de foire sont brûlés pour sorcellerie, comme les hérétiques, les sorcières, les nomades. Une classification des corps se met en place. Les pratiques occultes, l’alchimie, l’ésotérisme, refluent vers les marges de la société. Le spectacle du cirque du monde devient clandestin pour échapper aux persécutions. Les signes religieux s’inversent : la croix, la roue, le pendu des Tarots : corps forains, corps subversifs, royaume noir et lumineux : l’éros du Diable. La part maudite, que porte le corps forain, vient autant des cultes païens, du chamanisme, que des roms et des gitans venus de l’Inde, en passant par la Perse ; des forains d’Europe qui se donnent en spectacle sur les parvis des églises, et les champs de foire. Le cirque va devenir ce réservoir de formes clandestines que l’on retrouve aujourd’hui au Festival d’Avignon.
Jan Fabre avec ses performances, renoue les liens des métamorphoses de l’humain et de animal. Son récent travail au Musée du Louvre reprenait les Wunderkammer ou chambre des merveilles de la Renaissance qui furent les laboratoires de ces encyclopédies de la nature qui devinrent cabinets de curiosités, puis entresorts de cirque, baraques foraines, expositions des monstres.
Dans le royaume forain, les mystiques franchissent les portes de la perception, parmi eux, Jan Fabre installe ses crânes, ses armures, ses collections d’insectes, de scarabées, dans des rites de carnaval, le Musée devient chambre des merveilles et cabinet des énergies vitales. Le corps se métamorphose en se sanctifiant de ses blessures, les vierges, les guerriers, Lucifer, le messager, sont des allégories du passage de la vie au-delà de la mort, l’animal est un roi couronné, la bête une divinité.
Romeo Castellucci et la Societas Raffaello Sanzio ont transfiguré la matière, les chairs et les corps. Clowns vampires, phénomènes de foires, Christs sataniques, lanternes magiques, squelettes et embryons irradiés, tout un univers atrophié de mutants sous des cages de verre, de sacrifices, et de passages sur une piste de cirque, où les ombres reviennent comme des fantômes de morts-vivants. Avec la Divine Comédie foraine, on trans-humanise à travers les cercles et les visions de Dante. Le Diable au centre du monde.
François Tanguy et le théâtre du Radeau avec ses figures burlesques, séraphiques ou monstrueuses, tragiques ou féeriques, construisent des Baraques, des tentes et des ménageries, ils assemblent, déplacent, des territoires, des Campements nomades. L’homme est un animal, l’homme est une machine, l’homme est un souffle. François Tanguy, l’auteur de Fragments Forains, repart sur les traces d’Artaud au Mexique, il retrouve ce qu’Aby Warburg a appelé, aux débuts du siècle dernier, les « images survivantes », une généalogie de fossiles prêts à revivre à travers le corps humain, et que les rituels Hopis réactivent dans les corps forains. L’historien a vu le serpent contorsionniste revivre, le reptile dansant dans les vertèbres du clown amérindien.
Johann Le Guillerm est le cirque qui fait cercles des symboles et nous montre ses plaies comme un fakir au-dessus d’un Enfer dont il fait un Paradis. L’univers circassien est avant tout celui de la transmutation des formes. C’est l’éternel retour dans le cercle des trois principes physiques et spirituels, ceux de la bête, de la technique et de l’homme.
Avec : Johann Le Guillerm, Philippe-Alain Michaud, Romeo Castellucci, Pascal Jacob, Monique Sicard, Jan Fabre, Jean-Paul Favand, Alexandre Romanès, Catherine Millet, François Tanguy, Patricia Falguière, Adrienne Larue, Stéphane Ricordel (Les Arts-Sauts), Pascale Risterucci, Pierre Etaix.
Musiques : Scott Gibbons (spectacles Romeo Castellucci), Cantates de Chiara Guidi, et les musiciens des Arts-Sauts et de Johann Le Guillerm.
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