Dans chacune des nouvelles d’Adam Haslett, un bruit sourd frappe dans un brouillard, c’est un coup de hache silencieux, qui s’abat sur la vitre de l’espérance. Appelons cela, la fatalité. Le couple, ou le dédoublement solitaire du malheur, achève de mettre en évidence cette dépression psychique. « Il est la chaîne et le boulet. Elle aura beau lutter, il finira par l’entraîner dans l’abîme. », c’est dans l’une des plus impressionnantes nouvelles de ce recueil Vous n’êtes pas seul ici. Au commencement, il y avait une promesse, une croyance, puis tout s’est dégradé, parce qu’il y a pire que la mort. Celle-ci aurait pu apporter une fin, mettre un terme à la douleur, la mort justifie tout. Mais les personnages d’Adam Haslett ne peuvent ni vivre ni mourir, c’est cela leur part de tragique. Étrangement, ce sont toujours les autres qui meurent, s’absentent, reviennent plus vivants que les vivants eux-mêmes.
La seule manière de s’en sortir sera de longer la faille de solitude, de se tenir sur la ligne de démarcation qui sépare de la folie. Puis pour ne pas sombrer, on se raconte des histoires dans l’obscurité, enfin on finit immanquablement par aller voir de l’autre côté. « Un an après le suicide de ma mère, j’ai enfreint la promesse que je m’étais faite de ne pas ajouter au chagrin de mon père (…) », cela s’appelle Le commencement du chagrin, puis le père finira – accident ou suicide – par se tuer dans un millier d’éclats de verre, sur une route de nuit. Le fils plongera dans un masochisme rédempteur, jusqu’à armer son propre assassin, dans une lente progression vers l’autodestruction. Ce sera bien cela qui le sauvera : d’avoir devancé le crime social, celui qui est décidé pour vous quelque part, ce décret de mise à mort qu’il ne vous reste plus qu’à accomplir. Toutes les nouvelles, de ce premier livre, sont marquées de ce sceau de lucidité. Non pas une voyance, mais quelque chose qui vous unit à votre destin de manière irrémédiable. L’adolescent de Prémonition sait que sa vision est une prescience de l’accident mortel de son frère, personne ne l’écoute, même son père qui a connu le même phénomène irrationnel. On ne veut rien savoir de la vérité, surtout quand elle est l’arrangement le plus secret, les parents veulent la mort des enfants, pour disparaître à leur tour, sans laisser de traces de leurs mensonges.
Pour ne pas être fou, il faut être deux.
Chacun d’un côté de la fêlure, on aura reconnu l’un des plus vieux thèmes de la littérature américaine : Scott et Zelda Fitzgerald, l’ascension, puis la ruine, la maladie . C’est le coup de génie d’Adam Haslett d’avoir su trouver le style de ce qui s’effondre, sans refus ni révolte. Mais dont l’expérience s’apparente à une fantastique mise à l’écart de la société et sa foi en un univers de simulacres. La dépression déplace avec elle de brusques écarts de conscience qui déchirent cette fausse réalité. Le personnage de La fin de la guerre avance les yeux ouverts dans sa déchéance : »Malgré toutes les explications, il n’a jamais pu se défaire de la conviction que son expérience avait un sens. » Il finira par s’approcher du corps rongé de pustules et moribond d’un adolescent fasciné par les rois shakespeariens. Professeur d’histoire en Amérique, devant cette « archive kafkaïenne », il va retrouver la mémoire, finir de bégayer dans l’oubli, et s’extraire de son enfer. Cette nouvelle est sans doute la plus troublante, tant elle opère une fissure spatiale dans ce récit d’une perte d’identité. La moitié de Vous n’êtes pas seul ici se passe sur le vieux continent, alors que son fantôme dédoublé prend corps aux Etats-Unis, dans une anamnèse devenue folle, à force de remords ressassés. Les landes d’Ecosse, Shakespeare, Kafka, Homère, Sophocle, sont toujours là pour hanter le nouveau monde de leurs mythologies : psychanalyse, culpabilité, filiation anthropophage.
Quelle a pu être la prophétie démoniaque qui amène tous ces personnages à ne plus vouloir se reconnaître en eux-mêmes? Comment l’Amérique a-t-elle pu engendrer des « hyper-puissances » négatives, qui la minent de l’intérieur? Ces questions, on les reconnaît dans la nouvelle littérature américaine, celle qui fait remonter la fêlure intérieure à d’autres dépressions, financières, morales, politiques et existentielles. L’histoire y explose, sous les coups d’une vaste entreprise de normalisation, anéantissant l’individu par désaffection. Le schizophrène devient le conducteur de cet effondrement, il est celui pour qui l’explosion a déjà eu lieu et qui se demande, comment et pourquoi continuer. C’était déjà le dédoublement du passé et du futur de Jonathan Franzen dans Corrections, le double hermaphrodite de Middlesex de Jeffrey Eugenides, repartant du mythe de Tirésias, pour aboutir à Detroit. Ces écrivains comme Rick Moody, Jonathan Safran Foer, et Adam Haslett, ont cette particularité de repasser par l’Europe, et sa littérature tragique. Comme s’il fallait une autre doublure narrative, pour trouver la source de la malédiction américaine.
Deux prophéties encadrent le fond de tous ces romans, celles qu’on peut lire dans L’Amérique de Kafka et dans Moby Dick de Melville. Karl Rossmann, le personnage de Kafka découvre les Etats-Unis et finira dans le « Grand Théâtre d’Oklahoma », pourtant il ne rêve que de cette mécanique, enfantine et miniature, entrevue derrière une vitre à Prague. Le spectacle devenu monde va l’absorber, le disloquer comme une marionnette. La suspension ou la chute de la destinée s’opposent à une autre prédiction, encore plus violente. Sous ce jour, l’admirable essai de Peter Szendy Les Prophéties du Texte-Léviathan – Lire selon Melville, finit de nous ouvrir des portes. Il saisit en quoi la baleine blanche, ce livre monstre qu’est Moby Dick, devient cette page visionnaire et maléfique avec quoi l’Amérique écrit son histoire. L’écriture s’y déroule comme une machine infernale, qui mène à l’engloutissement, parlant d’une « apparition » sur un visage : »Melville écrit en effet qu' »elle l’avait inondé de ses rayons, vaguement rétrospective et prophétique, révélant quelque irrévocable péché passé, annonçant quelque inévitable malheur à venir. » C’est cette lumière, dans laquelle sont pris les personnages de Vous n’êtes pas seul ici, une lueur qui immobilise et fracture les êtres, ne leur laissant qu’un présent d’éther, dont le passé est coupable, et l’avenir maudit. On pense à cette phrase dans le Journal de Kafka: « Rossmann et K., l’innocent et le coupable, tous deux finalement punis de mort sans distinction, l’innocent d’une main plus légère, mis à l’écart plutôt qu’abattu. »
Yan Ciret
Adam Haslett
Vous n’êtes pas seul ici
Editions de l’Olivier
Peter Szendy
Les prophéties du texte-léviathan – Lire selon selon Melville
Editions de Minuit