Poursuite !

Rien ne paraît pouvoir enrayer la mise en lumière du réel. Le cloisonnement des disciplines s’en trouve déplacé au point que les frontières entre représentation et expérience s’avèrent sans objet. C’est dans cette perspective, selon Yan Ciret, qu’il faut envisager l’avènement de ce pinceau lumineux du théâtre, du cirque et du music-hall, qu’est la «poursuite».

Publié dans Lux, des lumières aux lumières, Gallimard,  Les cahiers de médiologie n°10

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Poursuite ! 

Rien ne paraît pouvoir enrayer la mise en lumière du réel. Le cloisonnement des disciplines s’en trouve déplacé au point que les frontières entre représentation et expérience s’avèrent sans objet. C’est dans cette perspective, selon Yan Ciret, qu’il faut envisager l’avènement de ce pinceau lumineux du théâtre, du cirque et du music-hall, qu’est la «poursuite».

 

Elle est l’emblème d’une double emprise de la lumière. D’un côté celle d’une technique de surveillance carcérale, pénitentiaire, de l’autre celle d’un téléobjectif pointé sur des dramaturgies de corps mis en spectacle. Dans les deux cas le balayage par lumière projetée est indissociable d’un mouvement, d’une action. On éclaire pour surveiller et punir, de la même manière que l’on cerne et capte l’apparition de music-hall, de cirque ou de théâtre. La poursuite est métonymie visuelle de l’ordre social ou de la piste en cercle.

poursuite

Son invention, à la fin du XIXe siècle, signe un renversement : l’éclairage des salles et des scènes qui tendait vers l’infini du jour, vers le plein feu, se trouve brusquement focalisée à l’extrême, réduit à l’artificialité d’une lentille d’observation.
Cette recherche d’intensité lumineuse n’est pas neuve. Au Quattrocento, Brunelleschi avait fixé le regard par un trou perforant un panneau portable, rétrécissant ainsi «l’empire du voir», la resserrant sur une vision unique. Déjà à la manière de l’ouverture d’une poursuite, cette lentille s’agrandissait vers le côté enduit d’argent bruni de la plaque. Grâce à un jeu de miroir, l’argent devenu réflecteur photographique avant l’heure reflétait l’image du ciel, la découpe des nuages. C’est un tel dispositif qui a permis la saisie de leur mobilité. Le principe de la poursuite est contenu dans cette image-mouvement détachée de la totalité du monde organique. A cette vue partielle, fragmentée, encore empreinte du modèle pictural, rétinien, il ne manque que le faisceau lumineux.

Le tracé de la poursuite commence à poindre lorsqu’au XVIIIe siècle, Lavoisier propose à l’Académie des Sciences son adaptation de la lampe à huile d’Argand et Quinquet, qui en 1782 est entrain de bouleverser l’éclairage des scènes de théâtre. L’une de ses propositions vise à installer des «projecteurs» appelés réverbères. Ce sont en fait de vastes réflecteurs de tôle orientant la lumière de la lampe. Le changement majeur est tout autant l’abandon progressif des lustres d’éclairage à bougies suintantes, que le passage de la rampe d’avant-scène à des lumières venues d’en haut. La herse dans les cintres, de forme identique à la rampe, tout comme derrière le cadre de scène, les portants auxquels sont accrochés des lampes, vont, eux aussi, peu à peu, céder la place à la lumière électrique. Le siècle suivant voit ces innovations s’accélérer rapidement.

En 1846, c’est la première application véritable de la lumière électrique à la scène, par un appareil qui figure l’astre solaire. Un arc électrique est placé dans le foyer d’un miroir parabolique, et des rayons parallèles sont projetés sur un écran de soie. Pour obtenir une «impression soleil levant» par la lampe à arc, il faut attendre «Le Prophète» de Meyerbeer à l’Opéra de Paris en 1849. La poursuite n’est plus loin désormais.

La réalisation de l’arc-en-ciel, lumière d’un arc concentrée au moyen d’une lentille traversant un prisme reproduisant le spectre solaire, concrétise la vision cyclopéenne d’un œil unique, d’un «œil-lumière». Le premier projecteur moderne est utilisé en 1860 pour la représentation de «Moïse» au même Opéra de Paris (1). Le dernier maillon de la mise en place du projecteur de poursuite passe par le Gesamkunstwerk de Wagner à Bayreuth. Pour la première fois la salle est plongée dans le noir. Se crée ainsi une matrice communautaire tout entière focalisée sur le déroulement du spectacle scénique. De l’obscurité provoquée, puis vaincue, nait le combat hypnotique de la lumière et des ténèbres. L’expressionnisme allemand allait s’en souvenir, faisant de cette lutte le paradigme de l’affrontement du bien et du mal.

La poursuite, elle, ne connaît pas cette symbolique de la lumière ; elle ne renvoie pas aux mêmes considérations morales. Sa perception s’attache plus à désigner, à prélever dans le vivant la particularité d’un corps en mouvement. La nuit qui l’entoure n’est nullement un hors – champ maléfique, plutôt un gouffre que l’on ignore et qui nous ignore. La solarisation primitive imprime une dialectique de l’élection et de la damnation, de l’élévation et de la chute comme dans Lola Montes d’Ophüls ou M. le maudit de Fritz Lang. Mais sa singularité est ailleurs. Ces projecteurs de haute intensité agissent à la manière d’une loupe, d’un œilleton lumineux. La poursuite garde dans sa forme circulaire la mémoire de son origine solaire. Ce sera l’éclairage des stars et des exceptions sociales ou surnaturelles. De tout ce qui échappe à ce que la norme du contrôle essaie d’emprisonner. Le poursuiteur qui manie l’appareil ne cherche qu’à capter-capturer une ligne de locomotion, dont il est le témoin, le réceptacle, le guide, le gardien (2). Il aligne sa conduite sur la vision humaine, ouvre et ferme l’iris, passant de l’éblouissement à la vue distincte. Il faut une lumière extrêmement puissante pour distinguer objets, formes, sur le fond rouge des rideaux de scène ou celui des décors de cabaret. La poursuite abolit la distance en rendant visible de simples détails, permutant le lointain et le proche, alternant le microscopique et le panoramique. Le poursuiteur intensifie alors la lumière : plus le mouvement se fait rapide, plus l’éclairage doit être important. On perçoit bien pourquoi la poursuite a pu être comparée à un «doigt de lumière», en quoi elle est un prolongement tactile de l’œil.

Plus encore, la poursuite se substitue à l’œil lui-même, elle vise sa cible dans un angle réduit entre 2° et 3°. Son iris à lentilles convexes se situe dans l’axe de l’iris humain du poursuiteur. La mobilité de l’appareil commande aux mouvements de l’œil. Il reviendra à Gilles Deleuze de montrer que «L’image est mouvement comme la matière est lumière» (3) et que: «L’œil est dans les choses, dans les images lumineuses en elles-mêmes», prolongeant en cela les théories de Bergson dans Matière et Mémoire décrivant :»La figure de lumière qui impose ses conditions à la figure rigide».

La star et l’exception sont lumineuses par elles-mêmes. Leurs corps absorbe la lumière autant qu’elle la réfléchit. Cette rencontre de l’image et du mouvement mis en lumière renvoie à ce que Dziga Vertov appelait le «ciné – œil». Avec la poursuite nous ne sommes jamais loin du cinéma, de la mobilité des cadrages de la caméra. Au final, l’invention des frères Lumière et les projecteurs ont bien comme ancêtre en commun : la laterna magica. Sous le nom de «lanterne de projection pour théâtre» et munie d’un objectif spécial – sorte de téléobjectif réglable – ce projecteur diffusait des images-lumières sur la scène. Unique différence : les premières caméras Lumière projetaient autant quelles enregistraient.

L’analogie de la poursuite avec le cinématographe ne s’arrête pas là. Les artifices des scènes de la fin du XIXe siècle, du début du XXe, fontaine de lumière, bijoux lumineux, se développent en parallèle avec les techniques de déplacement, train, voiture, aviation, etc. ; avec de nouveaux usages du corps, sports, jeux olympiques, éloignement du naturalisme déclamatoire pour l’acteur de théâtre. La poursuite cristallise l’éclairage de nouveaux types de motricité liés à la modernité. Elle n’est pas autre chose qu’une image – mouvement en trois dimensions.

Le geste du poursuiteur est semblable à celui du projectionniste, mais peut-être est-il encore plus proche de ceux du pré-cinéma montré dans les foires et les cirques. Il ressemble à celui des premiers cameramen pour qui l’enregistrement de l’action prime avant tout.

Les échanges entre théâtre et cinéma sont à l’origine de l’essor de la poursuite à partir de 1900. Le cinéma influence non seulement l’éclairage des représentations théâtrales, des numéros circassiens, mais plus encore les spectacles de cabaret. La caméra perd sa fixité avec les panoramiques et travellings, plongées et contre – plongées. La poursuite s’émancipe de la théâtralité pour se calquer sur les mouvements de l’homme à la caméra. C’est à ce moment qu’apparaît l’un des genres majeurs de ce premier cinéma : le film de poursuite. L’appareil accompagne les fuites éperdues comme dans The Motor Pirate de l’anglais Arthur Melbourne en 1906. L’acteur de théâtre et de cinéma gagne en liberté corporelle, en virtuosité gestuelle. Il s’affranchit du statisme hiératique de la rampe. Le poursuiteur doit l’accompagner désormais dans chacune de ses évolutions. Mais l’impureté disciplinaire de la poursuite l’inscrit durablement dans le registre populaire : comme focus sur le risque et l’exploit de cirque, où quitter la lumière de poursuite c’est risquer de perdre la vie ; comme éclairage de la source sonore pour le music-hall ; en tant qu’équipement des palais des sports (poursuiteur est aussi un terme de cyclisme). Sans compter les utilisations militaires, aériennes pour repérer l’aviation adverse ou à terre les déplacements des lignes ennemies. La poursuite est le contraire du halo ou du flou, son rayon de lumière dissout les brumes, elle ne laisse aucune place à l’indistinct, et pourtant elle introduit un effet d’irréalité. Avec elle nous entrons dans une chambre noire dans laquelle l’ouverture de diaphragme est en prise avec un violent déluge de lumière, le cristallin effectue alors un gros plan à la manière des loupes, télescopes, trous de serrures, qui servaient d’insères dans les débuts du cinématographe. Ce changement d’échelle emprisonne ce qui est montré, le défait de son lien (historique, social) avec ce qui l’entoure. A l’inverse de la nuit américaine qui fait voir la nuit en plein jour, la poursuite allume un bloc d’espace-temps lumineux dans ce qui est nocturne.

On en retire l’impression que le réel fuit à son tour. Comme s’il s’évanouissait au fur et à mesure qu’on le révélait, ne laissant plus place qu’à un devenir lumière de l’espace, à des lignes de fuites abstraites et des archétypes. Deleuze faisait remarquer :»Qu’il arrive (…) que le personnage devienne étrangement et terriblement plat, sur fond d’un cercle lumineux, ou bien que son ombre perde toute épaisseur, par contre-jour et sur fond blanc», ce gros plan pousse «jusqu’à ces régions où le principe d’individuation cesse de régner». Cela peut être l’extrême solitude de la star, assimilée à son aura d’icône hollywoodienne, que la poursuite met en exergue. Mais aussi l’ambiguïté politique dans le Méphisto de Klaus Mann, de cet acteur passé au nazisme, ou le travestissement d’Helmut Berger parodiant Marlène dans Les Damnés de Visconti. Les poursuites en sacrifiant tout à une forme du présent spectaculaire ont quelque chose de faustien, d’un trompe-l’œil an-historique.
La lumière aveuglante peut aussi dévorer sa propre image. La brûler sous trop de feu, trop de gloire. Comme si la luminosité devenait l’emblème d’un trop d’affects retournés en pulsion de mort. Là encore la poursuite avère son double jeu, elle rend visible ce qu’elle va faire disparaître. Il y a du sacrifice dans le destin de ceux qu’elle illumine, qu’ils soient prisonniers ou célèbres.

C’est aussi pourquoi la poursuite a partie liée avec la surveillance et le pouvoir. Les miradors et les projecteurs de poursuite des prisons semblent prendre au spectacle son efficacité à éclairer ce qui est opaque. Les tours d’accrochages, les passerelles et les ponts de lumières du théâtre sont en communauté architecturale avec l’enceinte pénitentiaire. Mais plus profondément la définition que Michel Foucault donnait de la surveillance : «Capable de tout rendre visible mais à la condition de se rendre elle-même invisible» traduit cette mise en visibilité d’un individu par un corps social rendu anonyme. La poursuite peut se voir comme une manière de «répartition des individus dans l’espace» (4). Foucault parlera de machineries optiques, mécaniques, de ces «espaces, lignes, écrans, faisceaux, degrés» chargés de mettre en représentation l’évadé, celui que l’on veut punir. La poursuite est l’envers spatial, le symétrique optique du Panopticon de Bentham, «Dans son panoptique se dissocie le couple voir/être vu : dans l’anneau périphérique on est totalement vu sans jamais voir : dans la tour centrale, on voit tout, sans jamais être vu» (Ibid).

Mais cette période paraît se clore. Le couple surveiller/éclairer se désunit. De nouveaux projecteurs installent une autre forme d’éclairage (5). De la même manière les écrans de surveillance se substituent aux poursuites dans le monde pénitentiaire. Alors que paradoxalement, on voit revenir sur les plateaux de théâtres, dans les nouvelles pistes de cirque, les cercles lumineux. Patrice Chéreau (les empruntant à Giorgio Strehler) les a magistralement utilisés, encore récemment, dans sa mise en scène de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Les foyers lumineux démultipliés, se croisaient, échangeaient leur territoire, décrivaient des courbes de plan-séquence et des arabesques chorégraphiques. Les poursuites autonomes paraissaient délivrées de l’obligation d’éclairer le jeu seul. La représentation les intègre à nouveau comme l’un des signes majeurs de sa théâtralité. La poursuite est devenue l’une des incarnations de la lumière non captive, comme si son devoir de servir devenu obsolète, elle pouvait enfin réussir son évasion au-delà de l’image, au-delà de la surveillance sociale et du contrôle des hommes et de leurs tours d’illusion.

 

Yan Ciret

Article publié dans la revue « Les Cahiers de médiologie » (n° 10), Lux, des Lumières aux lumières, coordonné par Monique Sicard, Gallimard (2000).

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(1). Ces premiers projecteurs à arc devaient être mis dans les loges les plus éloignées possible de la scène, sortes de cabines fermées avec aspiration pour les gaz dégagés par l’appareil.

(2). La poursuite crée une vision morcelée et une raréfaction de l’espace. Celui-ci étant identifié à la lumière qui le géométrise à la manière d’un plan cinématographique. Il y a une miniaturisation de la situation qui fait scène. Cette capture des gestes entraîne des mobilités corporelles nouvelles : magie, numéros. Le plus grand cinéaste de cette axe music-hall/Prison est sans conteste Robert Bresson. Sur son usage du plan captif voir Robert Bresson de Philippe Arnaud P.23, éditions Cahiers du Cinéma.

(3). Ces extraits sont issus de Cinéma 1, L’Image-Mouvement, Éditions de Minuit, 1983.

(4). Ces extraits sont issus de Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975.

(5). Avec les lampes halogènes ou au xénon, mais surtout grâce au système HMI, devenu l’un des éclairages scéniques parmi les plus novateurs, il donne une lumière à la blancheur bleutée proche de la lumière solaire. Utilisé pour les tournages cinématographiques, de grands éclairagistes ou chefs-opérateurs, comme André Diot, ont contribué à l’introduire au théâtre.

 

 

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