Entretien « art press », 262, novembre 2000
Politique de la fraternité, politique des affects, les pleurs d’Achille sur le corps mort de son amant Patrocle, larmes de César portant la tête décapitée de son rival Pompé, étreintes des révolutionnaires à la Convention, devant la levée de l’armée de masse. Ces césures affectives et politiques, Pierre Alferi n’a jamais voulu en faire le deuil. Les tenir à distance. Il tient toujours les deux pôles. Pour cela, il invente des formes. La « Revue de littérature générale » (P.O.L.). Mais en donnant une singulière machination, machinerie, conspiration du silence. Toujours paradoxale. Comment peut-on tenir les deux ? C’est tout l’enjeu de cet entretien. Il faudra l’intercession d’Olivier Cadiot, pour nous « entendre», nous, comprendre. Pierre Alferi a voulu éviter deux choses, la Déconstruction de Jacque Derrida (son père), et le constructivisme des avant-gardes (ses autres pères antagonistes/Ezra Pound).
©Visuel Yan Ciret
C’est cette place « excentrale », qui fait de Pierre Alferi notre auteur majeur. Entre l’excentrique, l’excentré, et le « central ». On ne peut plus écrire après lui, comme avant. « Chaos Divers », « Kiwi », « Hors sol », il faudra faire autre chose. Il aura démonté (Pierre Derrida) et remonté ses magnifiques « Ciné-poèmes » (Pierre Alferi), en prenant la suite de Derrida, le « dépassement/reprise », pour échapper à la « totalité » de Hegel. Trop attaché à l’ancien, l’antique, le convulsionnaire (traduction de John Donne) « Ne te demande pas pour qui sonne le glas, il sonne pour toi ». Pour quitter les rives des modernes. Il aura ainsi démultiplié les formes, les sens, les signes (le dessin), les sons (avec Rodolphe Burger), les voix (avec Jeanne Balibar). Puis « relever », à partir de la poésie chinoise, japonaise. Il n’est plus là, nous sommes seuls.
Sur la « Revue de littérature générale »
Pierre Alferi, entretien par Yan Ciret
Yan Ciret : Peut-on définir la visée de la « Revue de littérature générale » comme un inventaire du monde par le langage ? Ceci la rapprochant d’un but encyclopédique, le tout formant un ensemble en permanente prolifération, hybridation des genres et des registres, sans discours a priori sur les valeurs ?
Pierre Alferi : Un but encyclopédique ? Pourquoi pas, à condition d’y entendre le désir de percevoir et de nommer qui est présent dans toute écriture, et non quelque positivisme. Si la revue s’est intéressée à l’hybridation des registres, ce n’est pas pour elle-même, mais dans la recherche d’effets indissolublement esthétiques et politiques.La conservation des vieux codes littéraires – jusque dans les romans vieillots qui se veulent subversifs et les débats d’idées réduits à de faux scandales médiatiques – est en effet un acte politique, comme leur critique. Mais il ne s’agit pas de valeur (qui n’en a pas ?) ; c’est de concepts que nous pensions, pensons toujours avoir besoin.
Yan Ciret : Pourquoi avoir insisté dès le premier numéro sur l’aspect mécanique, manufacturé, technique et manuel, jusqu’à en parler en termes d’objet, de maquette, n’y avait-il pas là le risque d’un formalisme ?
Pierre Alferi : Les objets en question sont des diagrammes de pensées (et nul ne pense sans schèmes). On y cherche la précision d’un rêve, une piste. Parce que tout ne se démonte pas, la seconde livraison plongea dans le flux de récits impatients. L’image de la boîte à outils appela ainsi celle de pression motrice. Tout l’enjeu était justement de dépasser l’opposition superficielle entre forme et force, de suggérer que l’une est l’autre, que la littérature ne se réduit ni à l’ordinateur ni à la tripe.
Yan Ciret : La « Revue de littérature générale » a-t-elle eu pour but l’absence de hiérarchie entre les différents modes de production humains ? Quels contenus politiques peut-on donner à une telle horizontalité ?
Pierre Alferi : Le terme d’« horizontalité » ne convient qu’à ces productions en tant qu’elles deviennent matériau de fiction. Mais il est vrai que dans l’exacte mesure où elle tente de se dégager des hiérarchies symboliques, la fiction ouvre un espace politique, dont les contenus ne tiennent pas dans une ou deux phrases (pas même celles de Rimbaud). D’autres hiérarchies peuvent s’établir sur elle, plus capricieuses, plus nécessaires. L’horizontalité – sauf comme égalité politique – n’est donc pas l’horizon.
Yan Ciret : Vous avez conçu cette revue comme une boîte à outils, un mécano général (voir « La mécanique lyrique », texte manifeste et anti manifeste qui ouvre le numéro 1, signé Pierre Alferi et Olivier Cadiot). L’abolition des frontières entre celui qui fabrique et celui qui monte, entre le lecteur et le producteur, ne serait-elle pas l’ultime utopie de l’avant-garde ?
Pierre Alferi : Comment souscrire à un crédo que l’industrie culturelle est la première à entonner ? Dans l’accès immédiat qu’elle offre, les médias prolifèrent dans l’interactivité qu’elle propose à ses nouveaux usagers qui ne sont que des souris surfeuses dans une grande surface labyrinthique. Les changements de définition en cours (notamment pour le « montage », l’ « auteur », la « production ») laissent de nombreuses frontières intactes, qu’il ne serait déjà pas mal de déplacer. Un simple lecteur, par exemple, peut produire davantage avec sa lecture que bien des producteurs. Quant à « l’avant-garde », c’est un sujet d’histoire, mais dans le mot l’exigence reste.
Yan Ciret : La « Revue de littérature générale » a-t-elle été une revue expérimentale ou une constitution d’œuvres à part entière, la notion d’auteur paraissant disparaître au profit de l’arborescence du réseau, du sampling généralisé des formes ?
Pierre Alferi : L’expérimentation suppose que l’on suspende la définition de ce qui fait une « œuvre ». Disparition de la notion d’auteur ? Certes, il a été pensé des choses décisives là-dessus. Cela dit, le sampling généralisé ou l’arborescence d’une toile infinie sont des mythes entretenus par les marchands de logiciels. Qu’il s’agisse d’un réseau télématique ou de la trame d’un texte, la question est bien sûr : quel réseau ? Pour quoi faire ? C’est dans cette direction que s’est engagée la revue, en explorant quelques modes de lecture non asservie.
Yan Ciret : Dans ce sens, l’espace littéraire de la revue vous paraît-il adéquat ? Dès le second numéro, l’hypertexte prend le dessus créant des lignes de forces, des énergies, de lectures, proche de l’internet.
Pierre Alferi : La revue est restée livre pour montrer que l’hypertexte était un prolongement technique – et pour le moment pauvre – des réseaux de significations que tisse la littérature (comme la musique, les arts plastiques, etc.). La circulation de l’attention dans une revue, dans des domaines de savoir et des types d’écriture distincts, présente une assez vague analogie avec l’usage de l’internet. La revue a plutôt essayé de dégager certaines « lignes de forces », d’énergies, de « lecture » qui lui disaient : elles seules importent, quel qu’en soit le support. C’est pourquoi on peut envisager une troisième livraison avec de l’image et du son, sans pour autant s’astreindre à en passer par des serveurs. Grâce à l’article ci-dessus, nous pouvons vous recommander les dernières robes, dans une variété de longueurs, de couleurs et de styles pour chaque occasion, de vos marques préférées.
Yan Ciret : Pourquoi cet arrêt de la revue dès le second numéro ?
Pierre Alferi : Raisons anecdotiques : fatigue, besoin d’écrire.
Yan Ciret : N’avez-vous pas eu l’impression que le « Revue de littérature générale » pouvait sembler un « remake » des grandes revues d’avant-garde, mais sans le substrat idéologique qui les sous-tendait ? Cela n’a-t-il pas été l’un des problèmes de ligne (politique) de la revue ?
Pierre Alferi : Encore une question rhétorique et pas franchement bienveillante, mais sous une forme un peu moins simple, elle se pose comme à toute revue sans doute. C’est que la politique change les lignes, et change aussi de lieux. Sans doute les avatars récents de l’ «engagement » des « intellectuels » nous ont-ils incités à trop de prudence dans sa publicité (petits actes militants sans gloire). On a beau faire des choix politiques clairs, avec les associations notamment, il manque de fait un discours surplombant, un poétique politique globale, pour les légitimer. Faut-il vraiment le regretter ? Pour rien au monde, nous ne voudrions d’un « substrat idéologique ». Quant au remake – de quoi au juste ? Et puis l’histoire du cinéma, par exemple, est faite de remake.