Un au-delà de « l’émergence des nouvelles écritures » devrait se dessiner, pour récuser ce que les formules peuvent avoir de normatif ou d’amnésique. Il n’y a rien de nouveau dans le montage des disciplines, performances, arts plastiques, pratiques textuelles, chorégraphies, musiques, il n’y a que l’apparition de ce qui était voilé, relégué à l’arrière plan. C’est un mouvement de fond, qu’un festival tel qu’actoral fait maintenant surgir, rend clair à la distinction des genres. Et non pas à leur confusion « transdisciplinaire » désormais largement officialisée.
La raison principale de ce retard, se rattache à la tenue à distance de deux lieux opératoires : celui du livre dans son rapport à la scène, à l’acte oral. Les dramaturgies servant d’agents de liaison, transitifs, entre ces deux pôles. Pour le dire, encore plus simplement, les opérations de langage se faisaient à l’intérieur de l’écrit, et non pas dans la voix, et encore moins par le corps. Le « tournant Artaud » a été une sorte de ratage par le théâtre, c’est plus largement encore, l’apport des avant-gardes du XXe siècle, et leur capacité explosive de destruction, de transformation des formes qui a été radicalement rejeté. La raison de ce refus, il ne faut jamais l’oublier, c’est le tranchant politique, de ces formes. Les glossolalies, l’usage bruitiste infernal de la radio de « Pour en finir avec le jugement de dieu » d’Artaud est immédiatement interdit. Peu de temps après, ce sera le film sonore sur ballon sonde de Gil J Wolman « L’anticoncept » qui se verra censuré, pendant de longues années, par la préfecture de police.
On peut dire qu’actoral n’aurait jamais eu lieu, si cette guérilla esthétique et politique n’avait pas été ce combat incessant. Toujours marginalisé, échappant à toutes les reconnaissances distributives du « culte du Livre » en soi, comme du « théâtre national populaire » dont les buts de démocratisation culturelle avaient pour perspective la rencontre du peuple et du chef d’œuvre, classique le plus souvent. Nous vivons, de par bien des côtés, encore sous cette double postulation de légitimité. De quoi, cette guerre est-elle faite, juste après l’anéantissement atomique de la seconde guerre mondiale ? D’une série de gestes plastiques, vocaux, lacérations, monochromes, mais pas seulement, tout autant des « formes de vie », qu’une reformation des linéaments du langage jusque dans ses origines perdues d’avant la catastrophe. Qu’est-ce qui va engendrer, de la même manière, la « poésie sonore » (François Dufrêne) et ses « crirythmes », la « poésie organique » (Gil J Wolman) et ses « mégapneumies » pour les dissidents du Lettrisme, puis le lien qui va s’opérer avec la « poésie action » de Bernard Heidsieck, puis la Beat Generation, ensuite Fluxus et plus tard un poète tel que Julien Blaine ? Une ligne extrêmement précise, sous l’apparence d’hétérogène, celle de briser « une certaine voix de la maîtrise » et « un certain usage unique du médium » qui avaient failli dans « leur défense des valeurs ».
Il existe une voix dominante, celle qui agit afin de se conjuguer à l’hypnose collective des manipulations et manutentions de masses, celle des informations et des actualités de l’Occupation, celle qui accompagnera les guerres coloniales, et puis aujourd’hui ce bruit de fond qui donne un caractère d’évidence à la financiarisation du monde, au néo-libéralisme planétaire. Cette voix a déjà compris les vertus de la diffusion totale universelle et permanente, de l’amplification, « le langage est un virus » disait William Burroughs. Une internationale informelle va se munir d’armes pour « désenvoûter » ce discours ambiant viral (c’était déjà le programme d’Artaud). Pour ce faire, il faut retourner les médias construits pour le contrôle et la surveillance. Ce sont des gestes d’inversions, d’interruptions, de ce flux que l’on n’appelle pas encore « société du spectacle ». Les « biopsies » de Bernard Heidsieck (ante-sample), mais aussi les premières permutations, collages sonores, superpositions, d’enregistrements aux magnétophones. C’est l’articulation entre le détournement d’un matériau nouveau et le travail du supra et de l’infra du langage, qui va former l’essentiel d’une « contre-société » se fondant sur une parole devenue performative.
Si l’on a compris que c’est le corps qui est dans la voix, et non l’inverse (ce qui n’est toujours pas passé dans le théâtre contemporain, à quelques exceptions près). On peut envisager ce qu’il y a de commun entre la Performance, dans son sens historique, depuis le Cabaret Voltaire dadaïste, les futuristes, jusqu’aux plasticiens Chris Burden, Bruce Nauman, ou Marina Abramovic avec ses rituels barbares et le « théâtre performatif » qu’actoral propulse au-devant de la scène. Mais ce qu’il faut mesurer, c’est surtout l’écart qui s’est créé entre le « one shot » des happenings des années soixante (Allan Kaprow, les actionnistes) et les formes théâtralisées de la performance, d’où émerge, une nouvelle définition, de la notion de scène. Ce qui se fait à Montevideo est une hybridation inédite des discours, une greffe de disciplines contradictoires, dans le processus même de leurs échanges. C’est ce « timing » dans le déroulement d’un festival qui permet ces rapprochements de généalogies différentes, voire opposées, en rupture les unes par rapport aux autres. Il y a donc un déplacements des formes illégitimes (vues comme telles), clandestines, pour ne pas dire exclues ou minoritaires, vers une centralité, qui a toujours été la place du théâtre, dans nos sociétés occidentales.
Ce moment actoral ne pouvait exister que sous certaines conditions. Il fallait qu’un temps X historique soit révolu, au profit de sa déclinaison, au sens où sa décomposition « positive » allait entraîner une illimitation quasi physique des possibilités à venir. Il ne faut, bien entendu, ne pas entendre « déclin », au sens d’une chute, mais comme on décline une forme à l’infini, en la faisant varier. Telle est la tâche du mixeur ou de re-mixage sonore, qui fait revenir à nouveau l’ancien dans sa différence répétitive. C’est tout le parcours du metteur en scène, mais aussi écrivain et plasticien scénographe Hubert Colas, d’avoir ouvert cet espace d’actoral à ce moment de l’apogée de la tradition européenne de l’art du théâtre. Pour travailler sur les extrêmes du corps, de sa représentation, et sur les écritures des limites, tandis que le théâtre connaissait la poignante beauté du couchant. Encore une fois, ces décombres sont des zéniths de la création, ces ruines un achèvement aveuglant dont il faut surmonter la perfection et surpasser la fin, la destination. Cette tradition existe encore, reste vivante, mais le plus haut point semble avoir été atteint par des metteurs en scène comme Giorgio Strehler ou Klaus Michaël Grüber ou même Peter Stein. D’où fallait-il repartir ? Très précisément, de ces braises laissées encore vives, dont actoral hérite, peut-être plus sûrement que les descendants académiques.
Mais rien n’aurait pu naître, si le « mouvement moderne » lui-même n’était entré en crise, c’est à la jointure, à la coïncidence, de ces deux phénomènes qu’actoral se place comme un renouvellement et une poursuite des acquis de la modernité. Le Festival. 12 fait d’ailleurs coexister des positions dissemblables, sur cette fin des utopies avant-gardistes. Charles Pennequin qui vient avec un « Parlons de l’avant-garde », ne peut avoir le même discours que Christian Prigent, qui fut l’une des figures des avant-gardes, notamment à travers la revue « TXT ». Tandis que le philosophe Serge Margel tente de s’avancer plus loin que Debord ou Foucault sur l’idée d’une « société du spectral »(1. où justement la performance de masse, captée par le management régit aussi la volonté de célébrité collective, en tant que « valeur ». On le voit c’est le « turn over » oblique de tout le « mouvement moderne » d’émancipation qui est pris en ligne de mire. Débutant avec les fêtes pastorales de Rousseau, celles de l’être suprême de Robespierre, jusqu’à Mai 68, la finalité était de faire passer l’art dans la vie. L’axe esthétique et politique oscillait autour du terme de Révolution. La festivité généralisée aura eu raison de tout, comme le disait Nietzsche dans « Aurore » : « L’art des artistes doit un jour disparaître entièrement absorbé dans le besoin de fêtes des hommes. »
L’effondrement de la modernité à vouloir « monter à l’assaut du ciel », c’est-à-dire à provoquer un « changer la vie » (Rimbaud) et un « changer le monde » (Marx) n’a jamais été vraiment remplacé. Sauf a contrario par l’art contemporain, dont on connaît la propension à être indexé sur la « main invisible du marché » (Adam Smith). D’ailleurs, qu’est-ce qui empêcherait actoral de programmer Jeff Koons, Damien Hirst ou Murakami (pour ne prendre que les versaillais) ? Rien a priori, sinon que ce festival met en exergue une autre figure, très particulière, qui a connu des mutations paradoxales, dont l’une est d’être sûrement la plus efficiente. Celle de la « critique désœuvrée », qu’est-ce à dire ? Les temps de décomposition, de déclin obsidional, du discours politique, des formes artistiques, des postures rhétoriques, philosophiques ou spirituelles, engendrent une porosité, une plasticité des montages d’attitude, de présence. L’époque du « désœuvrement », après la déconstruction (Derrida) ou la destruction (les situationnistes), n’a plus de frontières imposées. Si l’on reprend les « programmations » (mais le mot ne convient pas, tant il s’agit d’autre chose) d’actoral, au fil du temps, on s’apercevra que cette « figure de la critique désœuvrée » domine, par sa capacité à changer les énoncés, pour renverser, faire glisser les règles des éléments de langage institués. Manuel Joseph dérègle la formulation, mais conserve strictement les structures, (je le revois récitant « Zones » d’Apollinaire, en descendant la rue Jean-Pierre Timbaud), ce qui donne un phrasé scénique que la saturation sonore ne couvre jamais de manière uniforme ; les samples d’Anne-James Chaton peuvent être la reprise du mythe (« l’Eneide » de Virgile) ou de l’information et de sa propagande, il est de plus un lecteur de Marx d’une grande acuité et un critique de l’après « désœuvrement » par le concert, ses listings des traçabilités immatérielles de la consommation, par ses détournements des slogans en mots d’ordre ; Nathalie Quintane a directement accès à l’informe ressemblance de la société (son inconscient, son éros), elle balance entre le géomètre expérimental et la chronique réaliste d’une anthropologie du CNRS dirigée par Mallarmé (qui s’est rendu compte, qu’elle compte parmi les plus importants écrivains français, depuis longtemps) ; Christophe Fiat est, peut-être, celui qui est allé le plus loin dans l’exploration d’un « pop art » européen, c’est-à-dire celui qui n’oblitère jamais le tragique, l’épopée, sa capacité à traverser la philosophie, la scène, la performance, et le roman de genre, la radio, lui permette de cadrer des dramaturgies où ses « héroïnes » sont directement plonger dans l’histoire « under cover » .
Que le festival. 12 d’actoral soit mis sous l’égide du critique et écrivain Thomas Clerc approfondit encore ce « désœuvrement critique ». On pourrait citer, dans le même sens, des écrivains sans œuvres, ou plutôt du désœuvrement créatif, comme Enrique Vila-Matas, Jean-Yves Jouannais, et la plupart des modernes, des mélancoliques Mémoires de Debord à l’encyclopédie fatale des désastres de G. W. Sebald. Avec cette chose si particulière, que Thomas Clerc n’a pas contredit Walter Benjamin dans son livre sur Paris(2., mais au contraire, il l’a prolongé, en montrant la muséification de Paris, comme une autre forme du deuil, du Trauerspiel, « le désœuvrement de la forme d’une ville », puis il a réglé sa dette aux « modernes » y compris en les assassinant (quel plus bel hommage !)(3.. Et il est l’auteur d’un magnifique livre sur Maurice Sachs, auquel il accole le signe de « désœuvré » ; qu’un critique comme Thomas Clerc passe à la « performance » pour actoral n’est qu’un exemple de plus de « l’activisme du désœuvrement ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que la prophétie de Baudelaire se réalise : « Le grand art se fera désormais dans la critique ». L’un de ceux, à l’avoir compris et intégré, c’est Arnaud Labelle-Rojoux. Il est, justement, le chainon manquant entre le « mouvement moderne » (il a dix-huit ans en 68) et le post-modernisme actuel. Son « œuvre » est emblématique de la décomposition de l’art moderne, maintenant plasticien du détournement, écrivain érudit et critique inspiré (sa sublime vie et mort du Caravage)(4., retravaillant ses livres d’historiens de cette période des avant-gardes. Il y englobe toutes les entrées à la manière des encyclopédistes des Lumières(5.. S’il ne veut pas (plus), que l’on appelle « performance », ses mises en scène composites ou lectures concerts, c’est que quelque chose de plus profond se joue désormais dans la visibilité d’une performance, lorsqu’elle se trouve désamorcée de l’aléatoire, du danger. On en trouve la trace dans ses collaborations avec la Cie du Zerep de Sophie Perez et Xavier Boussiron. C’est une autre forme de dramaturgie qui se coalise alors sur les restes du théâtre classique, mais passée par le prisme de toutes les expérimentations plastiques du XXe siècle ou contemporaines.
Ce double geste cristallise ce qu’est actoral, une poésie mise hors d’elle-même, une voix en action, et un point de vue sur le monde. Nous venons, après le désœuvrement de l’art, du social, de la métaphysique, nous sommes du temps de : « La communauté désœuvrée » pour reprendre le philosophe Jean-Luc Nancy. Une autre « passeuse » d’actoral Chloé Delaume avait tendu un fil entre ce désœuvrement de l’art et les millions de désœuvrés (chômage, désaffiliation), de par le monde, sous le jour de l’avènement d’une force messianique. Dans le premier numéro de sa revue « Evidenz », avec le philosophe Mehdi Belhaj Kacem, ils avaient pensé à cette rencontre des masses désœuvrées et des artistes, avec qui, ils auraient désormais une communauté de destin. Comme si l’espérance pouvait revenir, à travers une promesse, en écho à celle que Jean-Luc Godard prophétisait : « Les pauvres sauveront le monde, malgré eux. » C’est l’une des marques fortes de ce festival, d’activer/de désactiver, on pense à la présence de Pierre Alféri qui, avec Olivier Cadiot et « La revue de littérature générale », clôturait une époque, tout en ouvrant un espace séminal d’écriture où se trouvait déjà, la plupart de ceux qui ont traversé ou traversent actoral. Les enjeux ne sont pas ici de simples « événements » (events) esthétiques, spectaculaires, où à la vidéo et l’auteur, s’ajouteraient un acteur partenaire, pour une lecture illustrée, participative. C’est le noyau dur de la discipline qui est mis à l’épreuve, activé au risque de la confrontation, de la perte, de la dialectique des formes, pour reprendre la formule de Bataille.
Celui dont la rature, la négation, une manière de soustraire par le vide, fut la marque du « désœuvrement », je veux parler d’Edouard Levé est le même auquel le Festival. 12 rend hommage. Tous ses gestes furent radicaux, concertés, comme des dissolutions de la notion même d’œuvres. Son livre, le justement nommé « Œuvres » est la liste, non pas d’œuvres conceptuelles, dans une toujours possible réalisation, mais leur « destruction créatrice ». On n’a pas fini de mesurer l’importance de cet artiste du négatif, de comprendre que l’effacement de l’acte sexuel, dans sa série photographique sur la pornographie, de l’identité dans son album « Amérique », ne sont que l’activation par l’absence du geste même de créer. Ce manque fondamental de l’être par le non-être a un pouvoir d’aimantation, un vertige dont le calme apparent, ne fait qu’accroître, au final, la puissance de vie. La langue épurée, les tercets finaux de son dernier livre « Suicide » n’ont que peu de comparaison avec ce qui se publie. Si Thomas Clerc a pu s’intéresser à Maurice Sachs, c’est au dadaïste Jacques Rigaut, lui aussi suicidé, que m’a toujours fait penser Edouard Levé. Lorsqu’il m’envoya son « Journal », il me fit une dédicace à laquelle je n’ai réellement prêté attention, que plus tard, lors de sa disparition : « Pour Yan Ciret ce « Journal » sans intimité, ni enchantement. Amitiés. ». Suivait sa signature nouée en un seul trait sinueux. Cet évidemment neutre masquait une sensibilité extrême, dont il a su faire une œuvre malgré tout ; elle a toute sa place à actoral tant Édouard Levé est resté inclassable, et pourtant immédiatement identifiable. Notre dernier moderne, ou notre premier classique ? Plutôt un brillant noir sur noir mat, dont la lumière nous parvient, toujours plus pénétrante.
Yan Ciret
Article paru dans la revue IF, n° 36, 2012
1.« La société du spectral », Serge Margel, éditions Lignes, 2012.
2. « Paris, Musée du XXIe siècle, le 10e arrondissement », Thomas Clerc, éditions Gallimard/L’Arbalète, 2007. Livre qui prenait celui de Walter Benjamin « Paris capitale du XIXe siècle », à revers.
3. « L’homme qui tua Roland Barthes », Thomas Clerc, éditions Gallimard/L’Arbalète, 2010.
4. « Récit de la vie de Michelangelo Merisi dit le Caravage », Arnaud-Labelle-Rojoux, éditions Al Dante, 2004.
5. « L’acte pour l’art », Arnaud Labelle-Rojoux, éditions Al Dante, 2005.