Le peuple des opprimés, des humiliés, a été l’une des spéculations intellectuelles majeures de notre temps. Qui est-il ? Que veut-il, au-delà des offenses? La question de Reich est toujours restée sans réponse : pourquoi les masses ont-elles désiré le fascisme ? Le livre de Bruce Bégout De la décence ordinaire n’esquive pas la question.
La « mobilisation générale » des peuples par la propagande, le bellicisme, et la figure prométhéenne du « travailleur » de Jünger ne restent pas hors champ d’une méditation sur la notion clef d’Orwell, celle de common decency. On peut la définir comme une pétition de principe sur la « décence populaire », « la fraternité ouvrière », un chaînage de valeurs communes de solidarité, d’humanité, de moralité, dévolues en propre aux classes « défavorisées ». Avec Orwell, tous les mots comptent, leur usage est déjà une politique. Éric Hazan, sur le même sujet, faisait remarquer que le décapage des mots, ce mensonge de la langue qui est surtout l’emploi de la langue du mensonge, imposait une idéologie de l’oppression. Que les médias désignent les pauvres par l’expression « gens de condition modeste », retire à la pauvreté sa réalité en gommant la possibilité de l’orgueil de cette classe sociale. Ce qui revient à nier, par un nettoyage linguistique, l’existence même de cette situation.
Dans la dernière partie de son livre, Bruce Bégout développe une même analyse extrêmement serrée de ce déni de réalité dont Orwell sera le très lucide contempteur. Les ravages de la « novlangue » qu’il inventa, sorte de sabir ubuesque au service de la tyrannie technique et économique, ont pris aujourd’hui des tours vertigineux, dont on ne sait s’ils sont grotesques ou effrayants ; probablement les deux et de manière indissociable. Mais c’est à partir de là que quelque chose dans De la décence ordinaire se met à montrer des signes de faiblesse. À vouloir trop suivre Orwell dans sa proposition, souvent diffuse, voire imprécise, de common decency, le risque est grand d’affaiblir la pensée de l’auteur de 1984 et de La Ferme des animaux. Reprendre sa profession de foi sur l’impossibilité du peuple à comprendre le mal que lui veut le pouvoir, comme s’il y avait une essence communautaire des « gens de peu », n’est peut-être pas le meilleur service à rendre à l’œuvre d’Orwell. Par toute une série de contre-feux et de clignotants rhétoriques, Bruce Bégout désamorce cette lecture possible d’une tentation populiste, conservatrice ouvriériste à l’Anglaise, issue de la tradition libérale de l’habeas corpus.
Ce qui donne à cette plaidoirie une forme à deux temps. Une double détente, qui commence par essayer de cerner cette notion, qui sinue à travers les textes et articles, sans jamais vraiment se fixer autrement que par un vague partage du sensible. Puis d’en déceler les revers, la naïveté théorique, ou les contradictions. Existe-t-il cette entraide naturelle, cette vertu innée, une bonté des sentiments des hommes ordinaires ? Orwell n’est pas complètement dupe sur le fait que la lutte de tous contre tous et la méchanceté grégaire n’appartiennent pas qu’aux riches. Bruce Bégout conscient de l’écueil va, finalement, faire osciller la common decency entre une forme d’éthique populaire infra-politique et son pendant, la critique acérée, percutante, de la modernité et du totalitarisme que produit Orwell. C’est le mélange de ces genres qui introduit une distorsion. Autant les passages sur l’expérience biographique d’Orwell qui valide son engagement, son déclassement volontaire, sa proximité avec l’univers de la misère, sa dénonciation de l’intellectuel organique, touchent juste, autant les retours sur une définition de ce code de l’honneur ou de bonne conduite a minima s’évapore dans une absence de contours sérieux. Ce n’est pas faire grief à ce livre d’en voir les limites, parce qu’il rend particulièrement claire une chose importante. Il y a deux figures orwelliennes qui coexistent, l’une visionnaire, fabuliste, satirique, qui le situe dans la lignée de Kafka et de Jarry, ou même de Swift, pour qui, Bruce Bégout le rappelle très justement, Orwell a des sentiments plus que contrastés. Et puis une autre figure, celle qui croit en la valeur intrinsèque, presque anthropologique, des pauvres, des classes les plus démunies. C’est une image old fashion, un peu piétiste, plus proche de Dickens, d’un meilleur des mondes qui vivrait dans les détails d’une vie ordinaire, simple, mais sachant profiter au mieux de l’existant.
En opposition, il vient immédiatement à l’esprit le livre de Musil L’Homme sans qualité, qui brosse un tableau autrement plus complexe de l’homme de la rue ou de l’individu ordinaire englouti par la foule. On pourrait ajouter Les Somnambules de Broch, ce qui ne retire rien à la force des œuvres prophétiques d’Orwell, à son courage intellectuel et physique. Il fut l’un des rares à avoir vu juste dans des temps de barbarie, notamment durant la guerre d’Espagne. Mais sa common decency, aussi méritante puisse-t-elle paraître, dessine une voie politique d’intensité basse. Bruce Bégout, avec beaucoup de rigueur et une douce empathie envers son sujet, s’emploie à lui donner des vertus par la négative. C’est-à-dire que la common decency romprait avec le romantisme révolutionnaire, qui cache souvent une volonté de puissance, de pouvoir et de domination. Il n’y a pas pour Orwell à créer ex nihilo un « homme nouveau » par la violence ou l’utopie, mais à extirper le mal présent par une attitude de décence ordinaire. Bruce Bégout fait alterner ces points de vue qui ont un certain mal à s’ajuster, il est souvent d’ailleurs le premier à le reconnaître. Il décrit parfaitement la transformation orwellienne de l’intellectuel, au sens générique, en manager, avec raison. On songe aux néo-conservateurs, à Léo Strauss et à ses disciples, à Allan Bloom ou, plus près de nous, Paul Wolfowitz ; tous ces intellectuels « conseillers du prince » et acteurs du pouvoir. En ce sens, De la décence ordinaire fait d’Orwell un anti-Machiavel.
Mais, en regard, on n’évite pas les préventions absurdes contre l’art moderne, Dali étant cloué au pilori par Orwell, pour déviation malsaine, comme le mentionne Bruce Bégout ; avec le danger d’un certain conformisme moral, d’une normalisation sur des critères d’une décence plus qu’ordinaire. On peut ajouter une détestation, à géométrie variable, de la technique, de la mécanisation de l’humain, tout en l’agrégeant à une défiance viscérale envers de véritables innovations. Ce qui pose la question essentielle : si la common decency est avant tout anarchie, alors sur quoi se fonde son communisme, si ce n’est ni sur le politique, ni sur le droit ou les institutions ? La position étant, à l’inverse des avant-gardes politiques et esthétiques, de ne pas en passer par une imposition, aussi héroïque soit-elle ? De la décence ordinaire laisse cette quête ouverte, y apportant même la part de sentimentalisme que ce lien d’une société plus juste implique pour lui – Orwell n’est pas Brecht. Une nostalgie de la consolation n’y est pas non plus étrangère. On se rend compte que ce livre ouvre tous ces espaces, comme s’ils étaient à venir, comme si l’écrivain d’Hommage à la Catalogne avait laissé éparpillé derrière lui, disséminées en friche, des pistes encore inexplorées. Bruce Bégout les arpente, cherchant à les préciser, les enrichir de sa propre pensée, n’hésitant pas aussi à les contredire ou à les laisser en suspend. On ne pense pas uniquement, à la proposition, combien actuelle, de réduire l’échelle des inégalités de 1 à 10, mais à une manière de prendre les choses à niveau d’homme, en refusant l’indécence arrogante du surplomb prédateur des puissants.
Yan Ciret
Article publié sur nonfiction.fr, 2008.