L’Europe contre les nations – Entretien Alain Finkielkraut

« Les hommes ont besoin de l’Histoire ; elle les aide à se faire une idée de qui ils sont.
Mais l’Histoire comme la sainteté, peut résider dans le cœur ; c’est assez qu’il ne soit pas vide. » 
V.S. Naipaul. 

Yan Ciret : Pourquoi vous en êtes vous pris si souvent au métissage, à ce vivre ensemble des sociétés pluriculturelles. Pourquoi vous en êtes vous pris à ce que Godard a appelé pour Sarajevo un « art de vivre» et là les deux mots comptent?

 Alain Finkielkraut : (long silence) Parce qu’il me semble qu’il s’agit tout à la fois d’une grande imposture et d’une grande illusion. Le métissage est le moyen pour l’illusion lyrique qui s’était investie dans le communisme de se perpétuer après le communisme. C’est la nouvelle mouture que prend le désir métaphysique de la fin de l’histoire, d’une transparence et d’une réconciliation finale des hommes. C’est l’avatar actuel de cet idéal fusionnel dont nous ne savons pas sortir. Je n’ai évidemment rien contre le métissage comme événement, je ne suis pas un nostalgique de l’Apartheid ou du repli des êtres sur leur identité. Mon problème n’est pas que l’Europe soit l’Europe en se soustrayant à toutes les influences du monde extérieur et que le Tiers-Monde soit le Tiers-Monde en se séparant de l’Europe. Je ne plaide donc pas pour que chacun reste entre soi. Je pense simplement que la communication entre les hommes n’a pas de solution dernière, qu’il n’y a pas de solution finale et que ce métissage dont on nous parle tant est un autre monde fictif par lequel on se détourne du monde réel. Autrement dit, il y a du donné et il faut partir de cela. Il y a de la finitude, il y a que nous ne sommes pas nés de n’importe où, que nous ne sommes pas n’importe qui, que nous appartenons à quelque chose et que nous ne pouvons pas être tout le monde. Il faut que chacun fasse son deuil de l’idée qu’il peut être tout le monde. Et le métissage tel qu’il fonctionne comme idéologie, nous entretient dans cette illusion, c’est-à-dire les hommes peuvent circuler les uns avec les autres, il n’y a plus d’opacité, mais une transparence merveilleuse, une fluidité extraordinaire et Sarajevo, que personne ne connaissait vraiment avant cette guerre, a été en quelque sorte vécue, perçue comme l’incarnation de ce mythe, où l’on pouvait être à la fois orthodoxe, musulman, catholique, Croate, Bosniaque, Serbe dans une sorte de carrousel généralisé. Je crois que premièrement cela n’est pas vrai et que deuxièmement ce n’est même pas souhaitable .

 

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Y.C Même théoriquement cela ne nous semble pas vrai?

A.F.: D’abord, si c’était vrai, il n’y aurait pas eu de guerre. Il y a quand même une guerre qui a éclaté. Il n’y a pas de lieu d’idylle. L’idylle n’existe pas, il y avait des tensions entretenues par les Serbes qui ont voulu créer la Grande Serbie, mais ils ont voulu la créer au détriment de la Croatie, qui était une nation, aussi bien que la Bosnie-Herzégovine qui était un ensemble de nations et il l’ont fait en s’appuyant sur des tensions existantes. Premièrement c’est faux et deuxièmement ce n’est pas souhaitable parce que: qu’est-ce que c’est que cette possibilité pour chacun d’être tout le monde ? C’est le tourisme. C’est le tourisme qui nous entretient sans cesse dans cette espèce de grande illusion. Je me promène d’une identité à une autre et elles me sont toutes absolument disponibles. Je pense, au contraire, que toutes les identités ne nous sont pas disponibles et qu’on construit un monde commun justement en prenant conscience de sa propre finitude et donc ce qu’on nous présente sous le nom de métissage, c’est d’abord l’illusion de la transparence entre les hommes, c’est la négation de toute finitude et de toute opacité, et c’est en plus un idéal touristique. Voilà pourquoi, précisément, je l’ai combattu. J’ajoute que tous ceux qui aujourd’hui nous parlent de métissage pour nier aux nations le droit d’être elles-mêmes et pour mettre sur le même plan le nationalisme pathologique qui érige la nation en absolu et l’aspiration à l’indépendance, tous ceux qui nous parlent ainsi sont des nationalistes qui s’ignorent. Simplement leur nation à eux, c’est quoi ? C’est le village global, c’est du haut de l’appartenance au village global qu’ils condamnent toutes les appartenances. Mais c’est le village global qui nous entretient dans l’illusion du métissage généralisé, nous avons toutes les chaînes, nous communiquons avec le monde entier, nous avons le sentiment que tous les obstacles ont été vaincu dans une sorte de sans distance généralisée et c’est cette vision technique des choses qui nous conduit en effet à nous désintéresser de Vukovar pour nous intéresser à Sarajevo. Mais cet intérêt pour Sarajevo est mensonger, cette ville, personne ne s’y intéressait vraiment ; on a plaqué sur elle la conception aujourd’hui dominante. Le véritable cosmopolitisme aurait consisté à se demander réellement : mais que se passe-t-il en Yougoslavie ? Qu’est-ce que la Yougoslavie ? Quels sont les problèmes de la Yougoslavie ? Qu’est-ce que cette région a de spécifique ? Pourquoi les Croates veulent-ils l’indépendance ? Pourquoi la Bosnie-Herzégovine est-elle aujourd’hui l’objet des convoitises serbes ? Aucune de ces questions n’a été posé, on a aligné la Yougoslavie sur l’état d’esprit du temps, sur l’idéologie du temps, ce qui a conduit en effet à mettre sur le même plan les Croates et les Serbes et ensuite à ne s’intéresser aux Bosniaques que parce qu’on y voyait la projection de nos propres préjugés, de nos propres fantasmes.

 

Y.C. : Est-ce la raison de votre engagement du côté des Croates plutôt que du côté bosniaque?

A.F.: Je me suis engagé là-bas pour les Slovènes, ensuite pour les Croates, j’ai suivi la guerre dans son déroulement. Mon engagement était contre la Grande Serbie. Je pense que la grande menace qui a pesé sur tous ces peuples, c’était la Grande Serbie et j’ai trouvé légitime que des nations essayent d’échapper à cette menace, donc j’ai défendu les Slovènes, j’ai défendu les Croates et j’ai défendu aussi la Bosnie-Herzégovine, je suis le premier à avoir parlé de crimes contre l’humanité pour Sarajevo, mon livre en fait foi : c’est en mai 92 que j’ai dénoncé le crime contre l’humanité qui se déroulait à Sarajevo au moment du siège simplement, il y avait pour moi un lien entre Vukovar et Sarajevo, c’était la même chose. Les gens de Sarajevo défendaient la Bosnie-Herzégovine qui n’est pas un état nation comme l’est la Croatie, il n’empêche que du point de vue serbe, c’était la même chose. Simplement on m’a rejeté dans le camp croate, précisément parce que le cosmopolitisme ou le pseudo cosmopolitisme qui prévaut aujourd’hui en France, a eu deux effets : tant que la guerre a eu lieu en Croatie on a renvoyé les deux nationalismes dos à dos et donc Vukovar n’a pas fait événement, comme je l’ai dit.

 

Y.C. : Vous pensez qu’il y a encore la possibilité d’un événement dans le village global?

 A.E : Sarajevo a fait événement, mais parce qu’on a vu dans Sarajevo une sorte de microcosme. Mais qu’est-ce qu’on a dit ? On a dit, le cosmopolitisme est en danger le cosmopolitisme, c’est Sarajevo : Sarajevo face aux nations. La guerre en Yougoslavie a été résumée comme la guerre des identités, des appartenances, des tribalismes contre le cosmopolitisme. En un premier temps, le cosmopolitisme était une valeur antérieure à la guerre puisque la guerre était entre les nations et à ce moment là il y avait une espèce de totale indifférence et effectivement Vukovar est passé aux profits et pertes. Après, on s’est dit non, le cosmopolitisme est dans cette guerre, puisque c’est Sarajevo qui est visée. Et quand les Croates et les musulmans sont entrés en guerre, on a dit : «Vous voyez». Au lieu de s’inquiéter de ce problème des deux agressés qui se retournent l’un contre l’autre, on a salué cet événement comme une aubaine, on a dit cela confirme notre discours. Aucune enquête n’a eu lieu. Aucun journal n’a envoyé un reporter à Sarajevo, à Zagreb, à Mostar pour savoir d’où cela était venu et pourquoi cela était venu. La question ne se posait pas puisqu’on avait déjà la réponse. C’est vraiment l’idéologie qui a fonctionné à plein et aujourd’hui où les deux agressés se réconcilient, l’opinion est tétanisée, on ne comprend pas, car il faudrait réviser ce préjugé, la guerre des identités contre le cosmopolitisme, et là personne n’est prêt à en payer le prix intellectuel. Cette réconciliation qui devrait être accueillie avec plaisir, avec soulagement, n’intéresse personne, sauf qu’on entend maintenant des gens dire : «Ce serait bien, mais si cela préludait à une reconstitution de la Yougoslavie ». Vous me demandiez tout à l’heure comment se fait-il que j’ai pris parti contre le mélange et le métissage ; c’est au nom du mélange qu’on a défendu la Yougoslavie dans un premier temps, contre ceux qui voulaient s’en libérer, c’est au nom du mélange qu’on a défendu la Bosnie dans un deuxième temps et maintenant c’est au nom du mélange que les mêmes exhortent les adversaires d’hier à se remettre ensemble. Au nom du mélange l’idée de séparation est devenue absolument intolérable et on en arrive à cette situation totalement grotesque où après une guerre meurtrière, on demanderait pour la justice pour la liberté, pour je ne sais quoi, que les agressés et les agresseurs vivent dans le même pays. Je serai pour l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine si les Serbes sont vaincus. On ne veut pas cela, on veut qu’avec les Serbes d’aujourd’hui tels qu’ils sont, les Croates et les musulmans fassent la paix. Les Croates et les musulmans ont fait la paix entre eux avec facilité, parce que la guerre qu’ils ont faite était une guerre artificielle, une guerre imposée, une guerre fabriquée de toute pièce par les Serbes, par la communauté internationale qui demandait le partage. Cette guerre a été ratée, ils se sont dit : c’est absurde nous sommes du même côté de la barque, il y a entre nous une véritable communauté de destin, en revanche si on obligeait maintenant sous pression internationale, les Croates et les musulmans à faire la paix avec les Serbes, ce serait pour eux une horreur, et c’est à ce cauchemar qu’évidemment on engage les gens puisque nous vivons dans l’idéologie ethnique, si j’ose dire du vivre ensemble. Il n’y a pas d’autre raison que le vivre ensemble, nous n’envisageons pas la séparation. Nous poussons les victimes dans les bras de leurs assassins. C’est ce à quoi nous conduit ce discours non maîtrisé du métissage parce que d’une certaine manière, il est la bêtise qui a succédé au communisme et qui occupe la même place.

  

Y.C. : Les musulmans ne se reconnaissaient pas comme musulmans, ils ne se savaient pas tels avant qu’on se serve de cela pour les anéantir, ce qui est le propre du fascisme? 

A.F.: Il faut faire très attention. Je ne pense pas que les choses doivent être dites comme cela. Le président de Bosnie-Herzégovine a gagné les élections à la tête d’un parti musulman. S’ils ne savaient pas qu’ils étaient musulmans, ils n’avaient qu’à voter pour autre chose.

 

Y.C. : Mais on les a acculé à se reconnaître musulmans.

A.F. : Disons qu’il y avait une partie importante des musulmans de Bosnie dont l’identité n’était pas si clairement déterminée… On les a radicalisé, on les a poussé à se reconnaître comme musulmans contre l’Europe. Il y avait là un enjeu pour l’Europe tenant compte de son héritage et l’héritage c’est aussi cela, de créer les conditions d’un islam européen. L’Europe a à ce point créé les musulmans qui se sont forgés dans la guerre pour certains d’entre eux et qui n’ont pas encore abdiqué, une identité islamique anti-européenne. Peut-être n’est-il pas trop tard pour vaincre cette tendance et en tout cas si il y a quelque chose qui peut permettre de la vaincre, c’est précisément la fédération de Croatie musulmane.

 

Y.C. : On a créé des musulmans pour faire accepter à l’opinion publique le fait qu’on puisse les liquider. Cela aurait été des catholiques, l’enjeu aurait été complètement différent et la réaction européenne aussi ?

A.F.: Je crois que c’est le contraire. C’est à dire que, quand c’était des catholiques, il ne s’est rien passé. Ce sont les catholiques qui se sont fait massacrés et l’on s’en foutait complètement, on souhaitait au contraire que les Serbes l’emportent. Il se trouve qu’en Bosnie-Herzégovine la guerre est devenue plus brutale, plus féroce, que les Serbes n’ont pas fait le travail assez vite et qu’en plus le massacre des musulmans a ému les pays islamiques et cela l’Occident a été obligé d’en tenir compte, mais il faut bien comprendre que le revirement de l’opinion publique a eu lieu en Bosnie quand les musulmans ont été visé. Tant qu’il s’agissait d’une guerre des Serbes contre les catholiques croates, l’opinion publique n’a pas bougé. Et cela est vrai pour la gauche, parce que la gauche française n’a manifesté son émotion qu’en Bosnie et cela pour deux raisons. Parce qu’en effet les Bosniaques apparaissaient comme les héros du cosmopolitisme européen, et parce que pour toute une partie de la gauche, en voyant les Serbes et les Croates s’acharner sur les musulmans, on avait la preuve si vous voulez de la violence, du racisme européen et la gauche anticolonialiste, silencieuse, la gauche ultragauche a commencé à donner de la voix. Je me souviens d’un article de Baudrillard expliquant sans sourciller, l’article était intitulé Pas de pitié pour Sarajevo, que l’Europe voulait se blanchir. C’est totalement délirant. D’abord l’Europe a fait quelque chose à Sarajevo qu’elle n’avait pas fait à Vukovar et puis deuxièmement, les musulmans de Bosnie sont des blancs. Ce sont des Slaves et les « arabiser» si vous voulez, comme le fait Baudrillard, c’est un pur fantasme d’ultragauche ; ce ne sont pas des Arabes, ils n’ont jamais été des Arabes.

 

Le Nouvel Ordre

 

Y.C. : Est-ce que vous voyez un retour de l’ordre moral, de la censure ?

 A.F.: Je suis en complet désaccord avec cela. Il y a un discours moralisateur qui menace, mais il n’est pas là où l’on pense, il n’est pas chez les censeurs de Fun radio, le discours moralisateur il est dans le soutien aveugle à un film comme Philadelphia qui est un film purement moralisateur totalement manipulateur, totalement mensonger, simplement c’est la bonne cause, on lutte contre l’exclusion et quand on lutte contre l’exclusion on sensibilise les gens à un problème et toute exigence artistique est nulle et non avenue. Le voilà le discours moralisateur. Ce discours est aussi présent dans le soutient au film de Spielberg. Là encore, on ne peut pas prendre ses distances, mais nous ne sommes pas aujourd’hui menacés par le retour de l’ordre moral.

  

Y.C : Vous ne croyez pas que le spectacle, le marché, sont des facteurs de pornographie morale et donc de censure ? 

A.F. : Je crois que le déferlement pornographique qu’il y a aujourd’hui est un coup définitif porté au libertinage. Et Fun radio c’est cela aussi, il ne reste rien du libertinage. Ni dans les propos stupides du docteur ni dans les propos des adolescents, cette espèce d’extraordinaire invention verbale qui est un héritage européen autour du sexe, cela a disparu dans la crudité d’un langage projeté extrême et dans la sexologie. Aujourd’hui on a la rencontre imbécile de la misère, de l’obscénité et de la bêtise de la sexologie. Et tout cela au détriment du libertinage qui lui ne peut prospérer que là où il reste quelque chose de la pudeur. C’est l’alliance du libertinage et de la pudeur qui est morte et cette pornographie fait chanter tout le monde, si j’ose dire, en tout cas elle rend toute critique impossible parce que tous ceux qui s’y opposent sont classés comme puritains et on a tellement peur d’être puritain.

  

Y.C. : Mais cette idée de purification revient par le biologique. On a trouvé le gène de l’homosexuel aux États-Unis, on a trouvé aussi que le rythme cardiaque des Noirs n’était pas le même que celui des Blancs.

A.F.: Et le racisme des Noirs, ce n’est pas le vrai problème aujourd’hui aux États-Unis, quand Jessie Jackson et d’autres expliquent que les Juifs sont coupables de tout, c’est cela le vrai problème. Il est beaucoup plus grave vous comprenez. Dès lors qu’une minorité devient antisémite, devient raciste, elle est beaucoup plus difficile à combattre, parce que précisément elle s’abrite derrière l’antiracisme, le sentiment d’exclusion et là on est complètement en désarroi devant cette violence du racisme noir, on ne sait pas quoi faire. Je pense que ce problème là est beaucoup plus grave que toutes ces conneries qui peuvent être dites sur le gène de l’homosexualité, parce que là il y aura des réponses et de toute façon cela n’empêche pas l’avancée, le progrès du discours politicaly correct aux États-Unis qui est au contraire un discours favorable aux minorités et même un discours au nom duquel les minorités établissent leurs lois, font régner même une sorte de terreur idéologique dans les universités.

 

Y.C : Vous avez fait un rapport pour le code de la nationalité, quelle influence vous pensez avoir eu? Des gens m’ont dit que cela aurait eu une grande influence?

A.F.: Je n’ai pas fait un rapport, j’ai fait un témoignage qui a été effectivement relativement bien accepté. Je crois que cela a aidé au moment de la discussion de la commission d’enquête.

 

Y.C. : Dans quel sens à votre avis ? 

A.F.: Dans le sens d’une adhésion volontaire à la nationalité française.

 

Y.C. : Vous ne pensez pas que tout enfant naissant en France est français automatiquement ?

A.F. : Non, je ne le pense pas. Je pense que le droit du sol est une impossibilité pratique dans la mesure où cela pourrait créer un appel d’air absolument terrible et donc…

 

Y.C. : Est-ce qu’il n’est pas inévitable?

A.F. : Non. Je ne pense pas que cela veuille dire quoi que ce soit. Pour être Français, il faut parler la langue. Et puis l’adhésion volontaire n’est pas une humiliation. Ce qui est humiliant, c’est de dire à des gens qui veulent être Français qu’ils ne peuvent pas l’être sous prétexte qu’ils n’ont pas le sang français. Ça c’est raciste, mais demander à des gens, à partir du moment où ils sont nés de parents étrangers, leur demander de choisir, ce n’est pas humiliant. Ce serait humiliant en plus, pour leurs parents, de dire qu’à partir du moment où ils sont nés sur le sol français, ils sont Français quelque soit leur origine. L’origine cela compte, la tradition cela compte, le donné cela compte et refuser d’en tenir compte, me semble totalement irresponsable et illégitime.

 

Y.C. : Pour vous, l’idée d’intégration passe par cette décision volontaire?

 A.F: Oui, cela passe plus par une décision volontaire que par une sorte de détermination a priori.

 

Y.C. : Si quelqu’un, on revient au métissage, décide de ne pas choisir ?

A.F.: Oui, mais à ce moment là, on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

 

Y.C. : Il semble à la personne que deux cultures la traverse ?

A.F.: On est toujours traversé par plusieurs cultures. La France n’est pas seulement une culture, c’est aussi une société, c’est aussi une nation. C’est une appartenance active. Ce n’est pas faire violence à quelqu’un que de lui demander s’il veut être un citoyen français.

 

Y.C. : Vous croyez que l’idée d’une immigration zéro est une stupidité ?

A.F.: C’est une idée impossible, c’est irréalisable. Je crois que la question ne doit pas être posée dans ces termes. La question c’est celle-ci : dans une société comme la nôtre, dans un mode d’immigration, est-ce que nous sommes prêts à rester français, à intégrer les gens qui arrivent à une histoire, à une culture qui est la nôtre ? Ou est-ce qu’il faut prendre prétexte de cette immigration pour désintégrer l’identité française ? Je pense que c’est l’intégration qui s’impose et non la désintégration. Je pense que l’hospitalité, c’est l’intégration et non la désintégration. Là, Je pense qu’il y a un véritable choix. Je l’ai appris tout à l’heure. Au Québec par exemple, si on a adopté une loi de défense de la langue française c’est du fait de l’immigration. Il faut défendre la langue, il faut obliger les immigrants à parler cette langue précisément pour créer les conditions d’une perpétuation de la culture française.

 

Y.C. : La langue s’est toujours faite par mélanges, par hybridation, par prolifération du sens.

A.F.: Non. La langue a connu son évolution naturelle, elle a été aussi notamment en France protégée par des décisions de l’État. C’est très intéressant, comment un discours de gauche rejoint les pratiques de droite. On dit voilà, il faut laisser faire, pas d’interdiction, pas de législation, moyennant quoi la mainmise américaine planétaire sur notre langue est assurée. Aujourd’hui, on répète : il est interdit d’interdire et qui s’en réjouit sinon précisément la technique et le marché ? Je crois qu’il est tout à fait légitime de vouloir protéger une culture surtout lorsqu’elle est fragile, minoritaire et menacée. Elle est menacée par quoi ? Par l’uniformisation de l’anglais planétaire et pour revenir à votre première question, cela va pouvoir faire une boucle, je crois que le métissage est toujours lié à l’alibi de l’uniformisation. Nous sommes aujourd’hui d’autant plus favorables au métissage que nous nous uniformisons. Ce qui est extraordinaire. Le métissage, c’est quoi ? C’est le nouveau nom de l’idylle fusionnelle et en même temps c’est au travers du discours du métissage que progresse de façon absolument irrésistible l’uniformisation planétaire.

 

Y.C. : Vous êtes toujours contre le foulard à l’école ?

A.F.: Oui.

 

Y.C. : Pourtant là, c’est maintenir une culture dans sa radicalité ?

A.F.: Non. C’est maintenir les femmes dans l’oppression. Et quand vous voyez que des jeunes filles sont tuées en Algérie parce qu’elles ne portent pas le foulard, je pense que la moindre des choses, la moindre des solidarités, c’est d’interdire ce signe qui n’est pas du tout un signe religieux, mais un signe d’oppression, un signe d’intégrisme, c’est de l’interdire ici dans nos écoles.

  

Y.C. : Pour vous les Droits de l’Homme sont toujours valables pour la planète entière?

A.F. : Oui, bien sûr. Seulement cela ne veut pas dire que nous sommes tous pareils et que nous sommes tous de la même nation. Je pense effectivement qu’il y a dans les différentes nations un certain nombre de principes universels qui doivent pouvoir s’imposer.

 

Y.C. : Est-ce que l’intégrisme est pour vous simplement une réaction contre le capitalisme, contre la technique?

A.F.: Non, je ne pense pas que ce soit une réaction contre la technique parce que cela se marie très bien. Les intégristes adorent la science, ce qu’ils n’aiment pas, c’est la littérature.

 

Y.C. : Qu’est ce que vous avez penser de la pub Benetton, celle avec le treillis sanglant d’un soldat croate ?

 A.F.: J’ai détesté la pub Benetton depuis le début. Vous voyez d’ailleurs à quoi mène un certain discours cosmopolite antiraciste, cela commence avec les Noirs, les Blancs, les petits enfants de toutes les couleurs et cela continue… C’est un peu comme Berlusconi, il y a des gens qui attendent qu’il devienne fasciste pour s’apercevoir qu’il est fasciste. II était fasciste avant de devenir fasciste. Il y a un fascisme moderne qui est Berlusconi. De même il y a une ignominie Benetton qui a toujours existé. Je ne suis pas surpris par cela. C’est pour moi la continuation, la perpétuation et la confirmation d’une infamie dont on aurait du s’apercevoir plus tôt.

  

Y.C. : Est-ce que vous ne pensez pas que Baudrillard avait vu juste quand il a dit que nombre d’intellectuels étaient venus se greffer comme des vampires d’énergie sur le drame de Sarajevo ?

A.F.: Oui, mais il a raconté n’importe quoi sur cette guerre et les serbes n’ont pas du tout fait le travail de l’Europe. L’Europe n’a pas su répondre aux Serbes pour des raisons qui tiennent à son incapacité, à sa veulerie. Il y a de l’irresponsabilité intellectuelle dans ses propos. J’ai réagi en disant qu’il n’y a pas de bornes à l’irresponsabilité. On peut dire tout et n’importe quoi. La vérité n’a aucune importance pour un certain nombre d’intellectuels français.

  

Y.C. : C’est indigne pour vous ?

A. F. : Oui, c’est indigne de dire qu’on veut l’Europe blanche. C’est complètement faux. Tout d’un coup Le Pen est battu, on peut le constater, alors…

 

Y.C. : On dit qu’il s’est intégré complètement.

A.F. : Voilà. C’est toujours la même chose, nous sommes les grands salauds, nous pratiquons la purification ethnique où ? C’est n’importe quoi. Nous sommes puritains. Il y a Basic Instinct à dix heures du matin sur Canal Plus, on est des puritains. Nous vivons dans une société qui n’a jamais été aussi ouverte, même si effectivement cela crée des tensions, on est des racistes et Le Pen a triomphé. Ce sont des gens pour qui le fascisme n’a jamais été une expérience, qui n’ont jamais eu un mort dans leur famille et cela j’espère que vous l’inscrirez, du fait du nazisme et du fascisme, alors pour eux, si vous voulez, quand il y a une reconduite à la frontière, c’est du fascisme, mais quand vous savez dans votre peau ou dans votre famille ce que c’est que l’hitlérisme, vous ne parlez pas comme cela. Mais pour des Baudrillard qui sont des hyper privilégiés, qui ne savent ni de près ni de loin ce que représente le racisme, en effet Pasqua peut être Hitler mais ça, pour moi, ce n’est pas loin de Faurisson.

 

Y.C. : Vous pensez qu’ils ont complètement coupé le lien avec le principe de réalité?

A.F.: Complètement. C’est tout à fait clair, c’est à dire Le Pen égal Hitler égal Pasqua égal n’importe quoi. Vous avez Balibar qui vous explique qu’il y a de la purification ethnique en France, sous prétexte qu’il y a eu une reconduite à la frontière qui est un peu malhonnête, c’est l’indifférence totale à la réalité et cette indifférence, elle vient de gens qui n’ont jamais été confrontés avec la réalité même de ce dont ils parlent. S’ils avaient subi d’une manière ou d’une autre le nazisme dans leur chair, jamais ils ne se livreraient à ce genre d’orgie analogique. C’est l’orgie des privilégiés, l’orgie des nantis, l’orgie des membres du colloque mondial, l’orgie de ces gens qui gagnent des milliards dans des conférences et qui n’ont rien à foutre de rien.

 

Y.C. : C’est donc un sorte de nihilisme?

A.F: Je ne sais pas ce que c’est. Pour moi, c’est lamentable.

 

Y.C. : Est-ce que vous croyez que l’on peut encore voyager?

A.F.: Oui, j’ai voyagé en ex-Yougoslavie. On peut encore voyager mais on ne peut le faire qu’à l’encontre de l’autre. Le vrai cosmopolitisme ce sera ces voyages-là. Pas celui des cosmopolites actuels qui ne veulent rencontrer qu’eux-mêmes puisqu’ils ne supportent que les cosmopolites. Pour ce qui est du tourisme, je suis tout à fait d’accord qu’il y a d’autres manières de voyager. Prenez Bourdieu se réveillant pour Sarajevo qui dit : « Nous les intégrés nous sommes des cosmopolites et Sarajevo est une ville cosmopolite.  Donc c’est la ville où nous nous rencontrons nous mêmes. » Cela n’a aucun sens. Des cosmopolites ne voulant rencontrer que des cosmopolites, ce sont des touristes qui ne veulent rencontrer que des touristes. Et c’est cela le tourisme actuel, c’est comme à Venise, les gens ne voient qu’eux-mêmes. C’est la nouvelle identité obligatoire.

  

Y.C. : La rencontre avec l’étranger, avec l’autre est toujours difficile, elle passe toujours par la singularité et par la solitude aussi, pas par n’importe quelle communauté et c’est peut-être ce chemin difficile qu’on a perdu.

A.F.: Je suis entièrement d’accord. Il ne doit pas y avoir, du tout, la célébration de l’autre qui est l’abolition d’autrui. Pour parler comme Baudrillard qui adore ce genre d’expression, c’est l’extermination symbolique. Baudrillard joue beaucoup sur le mot extermination, parce que précisément cela ne le concerne pas.

  

Y.C. : Est-ce que vous pensez qu’on va pouvoir sortir de cette direction, de cette espèce d’acosmie, d’expulsion du monde?

A.F. : J’espère que oui, mais je n’y crois pas beaucoup.

 

 

Paris, avril 1994.