Une pièce éblouissante comme Procès ivre, adaptée en 1971 de l’hypothèse christique dostoïevskienne, contient en elle tout ce que Koltès va développer par la suite. Et à un tel degré qu’on peut la voir comme le double noir, maléfique, de Roberto Zucco, l’ultime pièce qu’il acheva peu de temps avant sa mort, du sida, en avril 1989 à l’hôpital Laënnec.
Yan Ciret, in Art Press, n° 270, 1er juillet 2001
Le parallèle est d’ailleurs fascinant. À près de vingt ans d’intervalle, la fin de Procès ivre se nimbe d’une lumière de lune négative, Raskolnikov y prononce son nom comme si sa seule énonciation attestait sa sainteté de criminel. On pense évidemment au martyre du Christ, omniprésent dans tout le texte. De manière inversée, le sériai killer Roberto Zucco achève son cycle meurtrier dans une explosion aveuglante, solaire. C’est le christianisme que Koltès transfigure sous le signe du sang versé. Il en devient apollinien et dionysiaque, à la manière nietzschéenne, se vivant le couteau à la main comme il est dit dans Procès ivre. Ces principes avancent de manière dialectique, l’assassin va vers la pureté ; tandis que la pureté, elle, est faite pour devenir impure, souillée par le sang et par là sauvée. Comme si le trajet entier des écrits de Bernard-Marie Koltès consistait dans ce passage hors des ténèbres. Grâce à cette lutte, le héros est celui qui sort de l’ombre, qui se rend à l’incandescence immatérielle.
À travers elle, il rejoint l’éternité retrouvée. Cette nature immortelle du héros l’apparente aux dieux qui ne naissent que d’eux- mêmes. C’est l’une des particularités des pièces de Koltès, que de réintroduire un nouveau type de héros tragique dans le théâtre, alors que celui-ci avait disparu avec les dramaturgies post-beckettiennes. L’exergue ésotérique de Jung ouvrant Roberto Zucco fléchait ce retour vers la tragédie originelle. En invoquant le culte sacrificiel de Mithra, elle reprenait les deux pôles des pièces grecques : l’Orient et l’Occident.
On peut compter Bernard-Marie Koltès, parmi ces «transfuges», ces scorpions blancs qui renient un monde pour un autre, se retournent contre leur appartenance. Très précisément, il abjure la race blanche pour, comme Genêt ou Rimbaud avant lui, épouser le camp des vaincus. L’obsession de l’Afrique noire, des marges de l’empire occidental, de celui qui, comme il le dit, porte sa malédiction sur son visage, l’amène à transférer la mystique catholique vers les corps du tiers-monde. C’est le sens de la comparaison de la Transfiguration du Christ avec les états du corps de Bruce Lee, dans te Dernier Dragon. Grand lecteur des mystiques, saint Jean de La Croix ou sainte Thérèse d’Avila, Koltès greffe l’extase et le corps glorieux sur les prophètes et les leaders charismatiques des pays pauvres. Ce transfert se lit dans ses textes sur Bob Marley ou Mohamed Ali, ex Cassius Clay converti à l’Islam, de même que dans l’influence que représentent pour lui T.E. Lawrence et les Sept Piliers de la sagesse. Dans Quai Ouest, Abad le personnage «black» exhale une étrange aura, dégage une fumée surnaturelle. Il est décrit comme le négatif de ce roman-théâtre faulknerien, se déroulant dans un hangar de l’Hudson River à New York. Sa fonction de révélation en fait une sorte d’ange exterminateur, mettant à jour la pulsion de mort, de suicide et d’échec, de ceux qui l’entourent. Il tue par compassion et amour, comme un messie ordonne la résurrection d’entre les morts, révélant la profonde inversion des valeurs qui innerve toute l’œuvre de Koltès. L’image du monde s’y trouve renversée, et Abad, par son ascension dans la pièce, rejoint le mythe d’un Adam noir. Il remonte vers l’origine pour y substituer un autre commencement.
Dieu ne demande rien
Le théâtre de Koltès est l’un des plus dérangeant qui soient, s’il est lu dans sa profondeur mystique et théologique. Il remet en cause la nature des corps (fantômes, spectres), leur genre (animal, divin) et leur sexe (hermaphrodite, travesti). C’est en cela que ses pièces ou ses romans déplacent les notions de bien et de mal, par l’incarnation. Dans Procès ivre, Raskolnikov prend la voix de sa propre mère et Sonia se prostitue : «Parce que la seule logique est celle de l’amour; et je sais bien que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour. Je suis sûr que Dieu ne demande aucun compte ; en dehors de l’amour. Dieu ne demande rien.» Plus loin, Sonia appelle la main divine pour la sauver, alors que son double Dounia est violée.
C’est aussi le destin des vierges chez Koltès que d’être condamnées à un viol initiatique, philosophal autant que physique, avant d’être vendues à la prostitution qui est l’accomplissement de leur parcours de sainte hérétique. Ces changements d’état ont la valeur d’une transsubstantiation, ils élèvent le personnage au rang de grand principe allégorique, tels la Vierge mélancolique de Dans la Solitude de champs de coton ou l’Ange qui clôt la Nuit juste avant les forêts. Dans Roberto Zucco, Koltès fait intervenir la Vitae nuova de Dante. Il y est question, comme dans la Divine Comédie du trasumanar, de la transfiguration comme passage vers la grâce. D’où le trajet qu’emprunte le héros de Roberto Zucco, qui se transfigure dans un devenir lumière éternelle. Cette alchimie incarnée fait de l’œuvre romanesque et théâtrale de Bernard-Marie Koltès, l’une des plus irrecevables pour notre époque. Parce que sous l’aspect du «thriller» social de ses scénarios, il s’y fait jour un pari sur la puissance visible de l’invisible. Mais ce pari ne serait rien sans ceci, au détour de Procès ivre : « la logique. La logique supérieure, irréfutable.» Voilà bien deux choses inadmissibles aujourd’hui : la logique et l’invisible. Comme si le plus grand scandale était de faire de la science une arme au service de la transcendance, de son mystère. Koltès le savait, il l’écrivit à la manière d’une évidence, ses livres en témoignent, ils brûlent ceux qui les approchent.
Yan Ciret, in Art Press, n° 270, 1er juillet 2001
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