Yan Ciret : L’Autre Étranger (Ici et Ailleurs) – Marc Augé

Anthropologue/Ethnologue – (président de l’EHESS entre 1985 et 1995)

Entretien avril 1994, publié dans la Revue du Théâtre de la Bastille n°17, 1995.
Photogramme © Rachel Godefroy / Film « Mali Royaume – la sourate du Kalâm » © Yan Ciret

Moi-même et l’autre, nous sommes rencontrés ici, au plus reculé du voyage.
Victor Segalen, Equipée

La colonisation des imaginaires, leur effacement a reductio par une loi, d’autant plus impitoyable, qu’elle se tient dans sa fausse naturalité. Comme si le droit positif, dans son implicite, se substituait à la loi naturelle ou même morale. Se donnant pour une évidence indistincte du monde. Par-là le « TINA » – « there is no alternative » – se décrète en tant que fin dernière irréfutable. Le dernier mot de l’histoire. Même si l’on sait, dans la profondeur des temps, qu’il n’en est rien. Au passage cet « imperium » dissout, absorbe les identités, les différences, les « espèces d’espaces » (Perec), les territoires qui furent terrae incognitae. Mais cette ressemblance généralisée, que l’on peut appeler globalisation, fait ressurgir des fractures, des dérives, des pathologies meurtrières, oubliées ou enfouies. Par un effet retour, de cette captation, l’envers de cette appropriation, déclenche des séismes violents, allant de l’un à l’autre, ici et ailleurs.

01 ©Yan Ciret et la chanteuse Touareg (Photogramme)
film Yan Ciret « Mali Royaume – la sourate du kalam »

Ce qui change la donne, pour qui se veut un observateur, un arpenteur, des interstices, des allers et retours, des croisements. Ce qui serait une piste pour comprendre le parcours d’un ethnologue et anthropologue tel que Marc Augé. Son double mouvement spiralé qui prend le plus lointain, au début de sa courbe, pour s’approcher de manière décisive du proche, de l’ordinaire. L’œuvre se démultiplie par circonvolutions, circumnavigations, pour prendre la mesure du monde. Comme si, après avoir braqué un télescope sur les lagunes de la Côte d’Ivoire, sur le Togo, afin d’en étudier rites de possession, exorcismes, rituels de transe, sorcelleries, ordre cannibale, et les manières pour l’autre d’effectuer transaction, transmission, y compris à travers les rêves des tribus amérindiennes du Venezuela ; à cette suite, Marc Augé a retourné, inversé la focale, usant d’un microscope, pour saisir ces « non-lieux », tels qu’il les appellent (aéroports, zones industrielles, hypermarchés). Ces intervalles de la « surmodernité », concept diapason qu’il forge pour saisir (dans tous les sens du terme), la mondialisation globalisée, en cours d’achèvement.

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Ce faisant, il a redoublé ce renversement, d’un geste qui le rapproche de Montaigne et des « Essais », une ethnologie de soi (l’expression est de lui), des rapports entre sa propre biographie et l’altérité anthropologique. Caliban, c’est moi (The Tempest). Le champ ne s’en trouve pas restreint pour autant, tout au contraire, Marc Augé, l’auteur du « Génie du paganisme » et de « Pour une anthropologie des mondes contemporains », n’a fait qu’accentuer pour l’étendre sa vision. On peut même poursuivre vers ce qu’il désigne en tant qu’« ethnofiction », par des effets de distorsions, de dystopies, comme dans « La sacrée semaine qui changea la face du monde », où l’on retrouve les contes de Swift, Voltaire ou Montesquieu ; interconnexions pour « L’impossible voyage : le tourisme et ses images ». L’annulation de l’espace et du temps. Ce que Roland Barthes a promu en sémiologie, ou en linguistique, en tant que « neutre », Marc Augé l’applique à la neutralisation des inscriptions des échanges. L’abstraction qui envahit, par l’immatériel, le temps et l’espace, les rapportant à des signes vides, sans translation possible, entre moi et l’autre.

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L’entretien se passa de cette manière, par une co-construction, des discours. Il ne devait pas s’agir d’une simple conversation, mais d’un essai d’ethnologie proximale. Par sa taille réduite, microscopique, – de ce que l’anthropologue me proposait -, je rencontrais le travail même qu’opère Marc Augé sur les changements d’échelles, des plus infimes au plus incommensurables. Je lui parlais de sa compagne, Françoise Héritier, la grande ethnologue et plus, d’une répartition des rôles, des tâches, ou plutôt des temporalités. Mais les choses s’avérèrent plus complexes, moins « structurales ». Le rapport à Claude Lévi-Strauss, qui avait été une « révélation » pour Françoise Héritier, n’était pas le même pour Marc Augé. Il me dit qu’il retenait surtout l’ « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », par l’auteur de « Tristes Tropiques », ajoutant : « Françoise (Héritier) a été beaucoup plus loin que lui ». On peut synthétiser par « Le regard éloigné » (Lévi-Strauss) qui passe maintenant, à un regard « rapproché », avec la matière objective, charnelle, des équations structuralistes. Je compris que la méthode structurale devait être dépassée, par approfondissement, tout en gardant ses bases premières. La cosmologie, la mythologie, le « mythème » de Lévi-Strauss, repris en « mathème » par Lacan, ne pouvait contenir les phénomènes extrêmes, ou les généalogies ignorées jusque-là.

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La reprise de la « théorie des humeurs » (Galien) des anciens et des drames élisabéthains, mais renouvelée, métamorphosée, mise à jour. Une recherche intense, sur l’échange des femmes, les interdits sexués, l’inceste (du deuxième type), la valeur opérante du sang et du sperme. En gardant les « zones structurales », elle y ajoute « les zones érogènes » de l’anthropologie, ce qu’elle appelle « la valence différentielle sexuelle ». Ceci que Françoise Héritier a mis sur le devant de la scène de la loi et de l’imaginaire. Les liens matrilinéaires, patrilinéaires, échappent aux seules formes structurales de la parenté, ils plongent largement dans une psychologie des profondeurs.  C’est dans le même sens, que Marc Augé a fait passer le mythique dans le domestique (sans les opposer de manière critique), dans le quotidien, avec leur étrangeté respective. En recoupant les discordances « ultra-contemporaines » entre le temps et l’espace, leur télescopage diffracté, dans l’accélérateur de particules, d’une nouvelle humanité à venir.

Y.C.

 « Il n’y a possibilité de l’éthique que si, l’ontologie – qui réduit toujours l’Autre au Même – lui cédant le pas, peut s’affirmer une relation antérieure telle que le moi ne se contente pas de reconnaître l’Autre, de s’y reconnaître, mais se sent mis en question par lui au point de ne pouvoir lui répondre que par une responsabilité qui ne saurait se limiter et qui s’excède sans s’épuiser »

 Maurice Blanchot, « La communauté inavouable ».

 Yan Ciret : Vous faites un lien extrêmement intéressant entre « le sens perdu de l’autre », et la désorientation de l’espace et du temps, comme si il y avait une désintégration de l’espace-temps qui entraînait une désorientation de l’altérité. Comme si on n’arrivait plus à trouver la distance juste?

Marc Augé : Il me semble que la relation à l’autre passe toujours par un processus de symbolisation, il faut que la relation à l’autre soit représentée, elle peut l’être dans les esprits et puis se matérialiser soit dans des objets, soit dans des institutions, des règles de résidence où l’on passe de la symbolisation à l’institution, mais pour ce qui est de la symbolisation, c’est-à-dire de la représentation consciente, elle a toujours été faite avec du temps et de l’espace. Il n’est donc pas exclu que quand les repères dans le temps et dans l’espace bougent, la symbolisation de la relation à autrui soit différente et je crois que c’est ce qui se passe.

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Y.C. : Pourquoi maintenant et de cette manière si violente ?

 M. A. : Je pense que c’est dans l’incommensurabilité entre l’espace individuel et l’espace de la planète – même si un individu peut parcourir cet espace en avion ou en image -, qu’il y a quelque chose qui ressemble à un vertige sur le plan psychologique et qui entraîne une difficulté de symbolisation sur le plan sociologique, c’est pourquoi quelquefois on a parlé de la mondialisation comme d’un village global, le terme de village global m’a toujours paru inadéquat. Il n’y a évidemment pas de village global, parce que précisément il n’y a pas de village. Ce n’est pas à mon avis, la planétarisation qui pose problème, mais plutôt l’abstraction du rapport à l’autre que cela entraîne. J’aime bien mettre cette relation en rapport avec celle de mise en spectacle. J’ai l’impression que le monde est perpétuellement mis en spectacle. Mais la mise en spectacle, c’est aussi tout ce qui passe par l’image, la publicité et qui sollicite l’imagination, mais pas d’une façon forte, puisqu’elle fournit les images en même temps.

Y. C. : On ne voit jamais l’autre en fait, il est effacé en direct, comme annulé dans toutes ses dimensions ?

 M. A. : On ne voit jamais l’autre, mais une image de l’autre. Je prends un exemple un peu rapide et polémique, mais qui à mon avis dit quelque chose : dans les jeux télévisés comme La roue de la fortune, Le juste prix, il arrive que des personnes qui ont gagné sont contentes de ce qu’elles ont gagné. Un voyage pour deux au Maroc dans un hôtel quatre étoiles, vraiment c’est « Le » bonheur. Si cela se trouve ces personnes sont les mêmes qui disent ne pas supporter la proximité de leurs voisins maghrébins. L’idée du Maroc et la réalité de ses habitants sont deux choses très distinctes.

Y. C. : C’est du tourisme généralisé qui se substitue au voyage, où il y a forcément une exposition au risque de l’inconnu, de l’étranger ?

 M.A : C’est l’idée du tourisme généralisé, mais il y a un rapport du tourisme généralisé à la planète, et ce que l’on verra des autres, ce ne sont plus que les spectacles que l’on produit en leur nom : l’artisanat, le folklore, etc…


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Y. C. : Vous dites du tourisme : « C’est l’espace de l’autre sans l’autre », cela revient à un meurtre symbolique, une expropriation ?

 M.A. : Ce qui est gênant dans l’espace de l’autre, c’est l’autre bien évidemment. Tout passe par des images. Le fait que nous ayons par le biais de l’information des images qui nous parviennent quotidiennement, accentue ce rapport aux choses. Je ne sais pas, par exemple, si toutes les images que nous recevons des drames du monde, que ce soit la Yougoslavie, demain il y en aura d’autres encore, n’a pas des effets pervers, en effet, nous nous habituons très vite à l’image du malheur des autres.

Y. C. : Ne pensez-vous pas qu’il y a forcément une neutralité du spectacle. Il n’est pas de morale du spectacle, car il n’y a pas de point de vue, c’est l’abolition du point de vue ?

M. A. : Voilà, c’est l’abolition du point de vue ou alors une image en tient lieu qui est censée penser à notre place. Elle pense d’ailleurs très efficacement à notre place, parce qu’on sait très bien ce que le montage peut détourner de l’image. Si on fait un peu la somme de tout cela, on a le sentiment que d’une part, il y a beaucoup d’individus, et que d’autre part chaque individu est pris à témoin du spectacle du monde, mais c’est une fausse prise à témoin puisqu’il n’y peut rien.

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Y. C. : Est-ce que ce n’est pas le basculement du champ social dans un champ culturel, au sens où la « culture », ainsi envisagée, serait un dissolvant de la relation, un interdit factuel de toute possibilité de rencontre, comme dans les « camps de vacances » ou les « paquebots » géants touristiques ?

 M.A. : On pourrait dire cela. J’hésiterais à employer cette formule, car « culturel » pour les anthropologues est un peu indissociable du social, mais un basculement dans un certain culturel en tout cas dans le sens où l’on parle des industries culturelles, absolument, et je crois que, quand on dit : un « fait médiatisé », c’est une expression qui est un pléonasme, tous les faits sont médiatisés. Il n’y a de fait que médiatisé, nous ne prenons connaissance de l’extérieur qu’à travers l’image qui nous en est proposée, donc nous nous habituons à parler d’image quand nous croyons parler de réalité. L’aboutissement ultime de cela, ce sont les réalités virtuelles où chacun peut construire son propre fantasme.

Y. C. : Et qui est l’accomplissement d’une sortie du temps et de l’espace, puisqu’on peut être à la fois partout et tout le temps, ce qui revient à être nulle part ?

 M. A. : A mon avis, nous étions déjà dans cette réalité virtuelle avant qu’elle ne trouve ses techniques de production individuelle.

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 Y. C. : L’Occident a projeté un temps unique sur le monde et j’ai l’impression qu’il y a une réaction très violente du fondamentalisme, de l’intégrisme, contre ce temps unique et qu’une partie de l’éclatement généralisé vient du fait qu’il y a des temps très différents qui tout à coup s’entrechoquent, comme des plaques tectoniques ?

 M. A. : D’une certaine manière la tentation occidentale a toujours été de ramener les autres, au temps de l’Occident. Quand on parle aujourd’hui de la fin de l’histoire, qu’est-ce qu’on dit ? On dit que le modèle des démocraties libérales et du libéralisme économique, que la fusion des deux, constitue le point auquel tout le monde doit arriver. C’est vrai que chez les fondamentalismes, il y a comme le mot l’indique, l’idée de retour aux sources, mais souvent ce sont de faux fondamentalismes. L’important est qu’il y ait cette idée de reprise, d’un nouveau départ, d’une nouvelle référence temporelle. Cela dit aujourd’hui, nous sommes dans une contradiction, puisque d’une certaine façon c’est peut-être la première fois dans l’histoire de l’humanité, que l’on peut vraiment parler d’un monde contemporain, c’est-à-dire partageant le même temps ou tout au moins conscient d’être dans la même période. Maintenant il n’y a pas de groupe si éloigné ou si révolté soit-il qui ne sache qu’il appartient à la même planète. J’ai travaillé sur plusieurs sociétés africaines ou amérindiennes et jusque dans les rêves, il y a une présence, une idée, une image de la modernité. Tout le monde sait que cela existe et c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que la planète est présente dans l’imaginaire et en même temps c’est la période des réactions locales, des nationalismes, des affirmations identitaires, des réactions de tout genre. Cela ne me paraît pas contradictoire, parce que précisément tous ces mouvements d’une certaine façon et quels qu’ils soient, plus politiques, plus ethniques, plus religieux, ils témoignent de la difficulté à symboliser la relation à autrui et d’une certaine façon, je dirais que nos inquiétudes, les inquiétudes qui se sont développées à partir de phénomènes sociaux comme l’immigration, les nationalismes à l’Est, les fondamentalismes religieux, tout cela peut relever à un certain niveau d’une même grille d’analyse. Quand on a du mal à symboliser la relation à autrui, il faut faire de l’étranger, c’est-à-dire un autre que l’on n’a pas besoin de penser. L’impensable c’est l’étranger absolu, qui peut être l’immigrant, celui qui n’a pas votre religion, le Croate pour le Serbe.

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Y. C. : Est-ce que justement devant cette transparence virale qui s’est mise en place, les corps identitaires ne se sont pas retrouvés « désimmunisés » et que recréer de l’étranger, de l’ennemi par essence, c’était créer le « virus-vaccin » qui allait leur permettre de répondre aux doutes qu’ils avaient sur leur propre identité, une réponse immunitaire devenue mortifère ?

 M. A. : Je pense que c’est la bonne image. On n’a jamais fait de l’identité qu’avec de l’altérité. C’est vrai au plan individuel, au plan collectif, donc il faut de l’autre pour se constituer comme soi, mais il y a plusieurs types d’identités. Il y a l’identité qui reste l’identité relationnelle qui est en fait l’identité individuelle qui s’éprouve chaque jour dans la relation à autrui, avec les proches ou moins proches etc. Et puis il y a les identités durcies. Et les identités qui deviennent des absolus, c’est sans doute parce qu’elles ne peuvent plus penser l’autre, sinon sous la forme radicale de l’étranger. Mais l’étranger on le pense contre, éventuellement, mais on n’a pas à le penser comme son semblable, comme altérité négociable, comme toujours dans ce jeu identité-alterité qui fait la vie individuelle et la vie collective.

Y. C. : Est-ce que cela ne vient pas aussi du fait qu’il y a une « déritualisation » des passages, des temps, des affects, des âges, des frontières, une neutralisation de tout lien possible, et qu’il est devenu impossible d’avoir une véritable initiation au monde ?

 M. A. : Oui, bien sûr, c’est vrai que lorsque vous dites déritualisation, cela paraît correspondre à ce que nous disions, en disant que les repères dans l’espace et le temps bougent, vacillent, ne sont plus aussi fermes. Le rituel a précisément pour but d’introduire la négociation avec l’altérité qui construit l’identité, et c’est vrai qu’elle s’établit dans un espace qui a lui même à négocier ses rapports avec l’autre côté. Mais il arrivait dans des sociétés très ritualisées, dans des petits groupes humains que précisément l’autre très lointain fut pensé sous le rapport de l’étrangeté absolue, des barbares. Ce n’était au fond qu’une espèce de non-pensée. Aujourd’hui tout le monde est en rapport avec tout le monde et l’impensé de l’autre qui fait l’étranger, se situe à l’intérieur même des frontières que nous avons besoin de penser, car c’est la planète entière qui fait frontière maintenant, d’où je pense ces contradictions et cette difficulté à ritualiser.

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Y. C. : Vous dites à un moment que le respect des cultures peut amener à un apartheid culturel ?

M. A. : Je crois qu’il y a deux dangers. Le premier c’est celui que vous souligniez en commençant, c’est une espèce d’impérialisme du regard occidental qui veut tout ramener à la norme commune. Le second danger corrélatif inverse et symétrique est celui qui s’exprime très bien aux Etats-Unis dans un pluri-culturalisme un peu déchaîné, dont les ethnologues sont assez largement responsables. Ce durcissement de la notion de culture, c’est-à-dire définir le groupe humain par un certain nombre de traits culturels, comme si ils n’avaient pas d’autres dimensions et on va respecter cela complètement. Maintenant on parle de la culture gay, de la culture féminine, homosexuelle… Tout fait culture pour se fermer. Je crois qu’il y a aux Etats-Unis une contradiction assez effrayante, d’une part toutes les choses se font au nom du respect de la personne individuelle et de ce point de vue on voit cela jusque dans ces subtilités grammaticales qui donnent le vertige. Mais au nom de ce respect absolu de l’individualité, comme c’est une forme d’individualité qui n’est absolument pas appréhendable, parce qu’elle semble faire abstraction de toute rapport d’altérité, alors que l’identité se construit dans l’altérité. On fait au contraire des micro-identités qui à mon avis sont très arbitraires et dangereuses et l’on a le mouvement rigoureusement inverse de l’option initiale qui est d’enfermer chacun dans ses appartenances : appartenance de sexe, appartenance de mode de vie, appartenance naturellement ethnique, etc … On aurait comme cela un ensemble d’ilots ; d’îles dont tous les problèmes seraient de négocier entre eux leurs modes de relation. Mais l’individu disparaît parce qu’il n’est pas uniquement le porteur d’une culture ainsi arbitrairement définie. Je suis parfois inquiet, en voyant les contaminations de langage entre les raisonnements américains et ce qui se passe chez nous, car dès que l’on me parle de respect des différences, j’ai un peu peur, non pas que je ne souhaite pas respecter les différences, mais parce que respecter les différences cela peut nous conduire au lepénisme pur et simple, c’est-à-dire : « Je les respecte, mais qu’ils restent chez eux ».

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Y. C. : Dans l’ex-Yougoslavie on a créé de l’autre en créant des musulmans, des gens qui n’avaient souvent aucune idée de leur religion, de cette différence religieuse ?

 M. A. : L’ensemble de cette histoire est incroyable. Quand vous regardez le nombre de mariages mixtes qui existaient en Yougoslavie, il est évident qu’il y avait une intégration assez poussée, il est évident que la ligne de fracture est au milieu des peuples. Il y a une autre chose étonnante c’est qu’on parle des Serbes, on parle des Croates et on parle des musulmans. C’est-à-dire qu’il y a ceux qui se définissent par un groupe ethnique et d’autres par une religion. Qu’est-ce qu’ils sont les musulmans, depuis quelques temps ? Ils sont bosniaques. Cette idée-là, la distinction entre un Nord et un Sud est toujours présente en Europe. On voit ces tensions jouer à l’échelle nationale, les ligues italiennes c’est un peu cela.

Y. C. : Est-ce que la banlieue est un non-lieu pour vous, qui focaliserait toutes ces questions, une interzone ?

 M. A. : C’est compliqué. Je pense que non. Le non-lieu n’est pas une notion absolue, tout dépend du regard. Il y a un jeune collègue qui travaille sur les jeunes gens, les adolescents, à La Courneuve, il montre qu’ils sont vraiment chez eux; ils s’inventent presque des rites d’initiation. Quand il y en a un qui vient rejoindre la bande, on lui fait faire le tour du quartier. Une cité se constitue contre une autre cité.

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Y. C. : Est-ce que cela rejoint les rites archaïques par exemple ? Est-ce qu’il y a des pactes, des alliances qui rejoindraient les fondements anthropologiques de toute civilisation ?

 M. A. : Il y a certainement des choses de ce genre. Simplement on ne peut pas faire la comparaison entre l’organisation de groupes d’âges au sein d’une société globale et une société totale organisée comme telle. Je veux dire que la ritualisation, la symbolisation, cela ne signifie pas la même chose quand c’est à l’échelle d’une société globale qui précisément construit ses rapports d’âges.

Y. C. : Il apparaît une notion tribale, primordiale, les groupes raps s’appellent souvent tribu, clan, meute, horde ?

M. A. : Il y a des sociologues qui, à mon avis, de façon un peu aventureuse, parlent de tribalisme, de nouvelles tribus etc. Je pense que ce n’est pas un terme qui éclaire beaucoup de choses, une fois qu’ils ont dix huit ans, ils quittent cette sphère. Ça va être l’entrée dans la vie active. Je crois qu’il y a un certain danger à utiliser métaphoriquement les termes comme tribu, rite etc…, parce que même s’ils peuvent avoir une pertinence métaphorique, ils risquent de faire considérer globalement l’événement.

Y. C. : La banlieue forme par son métissage la France qui va venir ?

 M. A. : C’est pour cela qu’il y a des enjeux importants. D’une part il faudrait qu’on puisse bientôt ne plus parler des banlieues pour les opposer aux villes, des cités pour les opposer aux habitations normales, parce qu’il y a là un risque de « ghettoïsation ». Je dirais qu’il n’y a pas assez de mobilité d’une certaine manière.

Y. C. : Vous ne trouvez pas qu’il y a un décalage entre le pays réel et le pays légal actuellement ? Et que ces banlieues qu’on a créées de toutes pièces vont devoir passer par l’affrontement, parce que toute une partie de ce pays n’a plus de représentation ?

M. A. : Oui, il y a un risque de ce genre et c’est bien pour cela qu’on peut souhaiter qu’elles bougent, parce que, de deux choses l’une, à l’échelle de vingt ou trente ans, si un certain nombre de sous-lieux comme cela restent enclavés, nous allons vers des phénomènes violents de type américain et l’on pourra alors faire de l’humanitaire à l’échelle nationale.

Y. C. : Comment expliquez-vous que dans des banlieues comme La Courneuve par exemple, il y ait des installations incroyables, très modernes, des salles de concert, et eux n’en ont rien à faire, il y a même un phénomène de dégradation ? Ce n’est pas le Harlem de James Baldwin.

 M. A. : Oui, voilà, ce n’est pas Harlem. Cela dit, il y a des ghettos américains, les ghettos de Chicago, qui ne sont que des beaux quartiers qui ont été abandonnés. C’est un peu délabré, mais je crois qu’il faut que cette banlieue bouge (ndlr : ce qu’elle fera lors des émeutes en 2005).

Y. C. : Mais quel moteur lui donner pour la faire bouger, à partir du moment où le pays légal ne la comprend plus, ne parle pas le même langage?

 M. A. : C’est là, effectivement, qu’il y a un branchement à faire.

Y. C. : Mais le branchement qui colmate la fracture sociale vient du spectacle ?

 M. A. : Justement, il ne faut pas laisser le terrain aux seuls médias, à la télévision, parce que c’est ça la sous-culture, elle est très officielle aussi en un sens. Tout le monde a accès à ces images.

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Y. C. : Vous savez quel est le seul journal sponsorisé dans les banlieues ? C’est Nike, les chaussures Nike qui ont organisé tout un réseau de rappeurs, de gens qui font du basket et ce sont eux qui font leur journal, mais c’est sponsorisé par une multinationale américaine.

 M.A: Les rappeurs, le basket, c’est bien, mais à mon sens il faut que ce soit culturel comme le reste doit l’être. Si le rap et le basket sont le seul lien au reste, ils deviennent des éléments de spectacle. Quelques-uns figureront sur les images de la télé.

Y. C. : Et prendront leur place dans le pays légal…

 M. A. : Par la voie du spectacle.

Y. C. : Comme si le seul moyen d’intégration était le spectacle ?

M. A. : De passer derrière l’appareil de télévision, derrière l’écran. Le contraire de ce qui se passe dans La Rose pourpre du Caire, le film de Woody Allen. Ce ne sont pas des questions d’ordre politique, mais de politique au sens très large ; bien sûr qu’il faut créer des emplois, qu’il y a un effort scolaire à faire considérable. Mais je ne suis pas d’accord avec l’idée que la mission de l’Education Nationale est d’abord de pencher les jeunes gens sur l’entreprise. Tout cela peut paraître un peu utopique, mais…

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Y. C. : Il y a presque un rejet, je ne dirais pas de civilisation, mais d’un état donné, d’une culture. Est-ce que vous croyez qu’un jour, il y aura entre les pauvres du Sud et les pauvres d’ici des points d’accroche. Un peu comme l’Empire romain a vu arriver des gens et tout d’un coup la collusion s’est faite ?

 M. A. : C’est d’ailleurs le scénario qui hante un peu l’imaginaire européen. Ce qui est certain c’est que on ne peut pas laisser impunément une partie du monde s’appauvrir pendant que l’autre s’enrichit. C’est pourtant ce qui se passe en ce moment. Les développés se développent plus vite, les sous-développés se sous-développent plus vite. L’idée qu’il y ait une transposition, un déversement dans un monde ou dans l’autre, c’est ce qui inspire toute la politique sécuritaire. Je ne pense pas que ce soit cela le scénario. D’abord ce serait un scénario de guerre. On sait bien que tout cela ne pourrait pas se passer sans une extrême violence, mais d’une certaine façon l’avenir du monde a toujours été le métissage et c’est ça l’enjeu, ou le métissage sera réussi, ou ce sera la violence (ndlr : en 2022, on peut voir le point où la violence illimitée, s’est propagée).

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Y. C. : C’est celui qui nous ressemble, qui nous fait peur, pas celui qui est extrêmement différent, l’altérité radicale, pour les intégristes aussi, il y a cette idée de la ressemblance fondatrice ?

 M. A. : Je crois que le véritable ennemi de tous les fondamentalismes, ce sont les médias, ce sont aussi les femmes, pas les femmes en tant que femmes ; les femmes parce qu’elles sont le symbole de l’affirmation individuelle, s’il y avait une place à assigner particulière à leur protestation : c’est la protestation de l’individu en tant que tel.

Avril 1994. Paris.
Propos recueillis par Yan Ciret

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