Magazine Littéraire, N°395, février 2001.
Il faut imaginer qu’un écrivain est avant tout un grand lecteur. Quelqu’un qui réécrit au fur et à mesure qu’il lit. La littérature est son pays réel, les écritures son voyage dans l’espace, comme sa recherche dans la courbe du temps. Bemard-Marie Koltès ne fait pas exception à cette règle. On sait que son dialogue platonicien Dans la solitude des champs de coton est une réécriture détournée des Méditations métaphysiques de Descartes. On n’a pas fini de revoir Quai Ouest comme une fable balzacienne et marxiste. Facilement le couple Charles/ Koch évoque celui de Rubempré et de Vautrin. Ajoutons que Quai Ouest pivote comme une variation sur Les Illusions perdues, mais plongée dans la fournaise atemporelle et militaire de La ville et les chiens de Vargas Llosa. Avec Koltès, partout où il y a théâtre, le roman croît comme un tissu immanent à la langue. Il faut ajouter à cela qu’un écrivain de cette trempe ne connaît pas la loi des genres. Il traverse récriture, hybride le poème épique, le roman noir à l’américaine (la trilogie Chandler-Hammett-Chase), le monologue faulknérien, le dialogue philosophique et les considérations darwiniennes. L’œuvre ne cesse de déployer l’univers romanesque qui la sous-tend. Elle livre nombre de citations claires, explicites, d’autres plus obscures, citons-en quelques- unes, dans le désordre : saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila, Malcolm Lowry et Dante, Victor Hugo et Proust, T.E. Lawrence et le Coran. Bien sûr Rimbaud, pour l’électricité laconique du poème en prose, la force de la parabole ; mais c’est surtout Dostoïevski qui domine, dans la première partie de l’œuvre, celle non reconnue par Koltès lui-même (les textes rejetés souvent construits à partir d’adaptations).
La figure de l’idiot christique, innocent parce que voué d’emblée au sacrifice, hante les pièces jusqu’à L’Héritage qui n’est d’ailleurs, elle- même, qu’une préfiguration de Robert Zucco. Avant que l’ultime pièce ne réussisse la cristallisation, sous le signe du meurtre en série, du Mithra oriental et du Prince Mychkine, de Raskolnikov, du Dionysos nietzschéen et de L’Antéchrist et Hamlet bien sûr. Derrière chacune des pièces, l’ombre portée d’une ou plusieurs œuvres se dissimulent en en marquant le centre absent ; ainsi Combat de nègre et de chiens se déplie dans les contours abyssaux du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, comme les monologues à double sens de Dans la solitude des champs de coton oscillent, avec un savant mélange, entre l’art de la dissimulation et de l’allégorie baroque d’un Balthazar Graciân et les répliques dialectiques, distancées, du Jacques le Fataliste ou du Neveu de Rameau de Diderot. Un mythe réunit, à lui seul, ce travail des écritures refondues dans la matière même des pièces : celui de l’origine des langues.
Si Quai Ouest rejoint l’édification de la Tour de Babel, c’est que là, quelque chose se joue au-delà du thriller, du roman de l’ambition et de la mort. Cécile, la mère, vieille Indienne Quechua, meurt dans sa langue natale. Avant d’y parvenir, elle aura remonté de l’anglais (supposé – la pièce se déroule à New York) de sa migration, puis elle passera agonisante à l’espagnol de la Conquête, avant de mourir dans « sa » langue, celle des dieux perdus des Hautes-Plaines andines, des mythes telluriques. Roberto Zucco, lui aussi, retrouvera l’italien, peu de temps avant de mourir. Mais, c’est surtout Léone, dans Combat de nègre et de chiens, qui après sa scarification finale, au cœur de l’Afrique, retrouvera l’alsacien de son enfance (l’allemand dans la pièce, à la demande de Chéreau). Léone connaît l’Afrique oualof avant d’y être physiquement parvenue, sa croyance en des vies antérieures lui ouvre une compréhension des langues au-delà de leur origine et leur création. Pour Koltès, on meurt dans sa langue d’origine. C’est-à-dire que la fin nous fait repasser, comme un éternel retour, dans le mystère de notre première parole native.
Intuition métaphysique, évidemment, d’où la géométrie en spirale, invariable, de l’œuvre, on la trouve explicitement donnée dans l’exergue de Quai Ouest, tirée de la Genèse : « La fin de toute chair m’est venue à l’esprit ». Dans le récit biblique des origines, se trouve la fin du monde. Tout ce théâtre ne cherche, avec obstination, qu’un point fondamental, ce lieu d’avant la naissance et d’après la mort, celui que la fin de Prologue annonce comme révélation cosmogonique. Autrement encore, Zucco s’évade à l’orée nocturne de la pièce du même nom, la prison est réelle, physique ; sur les mêmes murs, il reviendra à la fin pour accomplir son devenir-lumière : son évasion métaphysique donc. Entre-temps, le héros aura changé de nature : de matériel, il sera devenu immatériel, immortel, lumière atomique. Pour fuir, il faut revenir, la « fuite » se fait « dans », comme dans son unique roman achevé La Fuite à cheval très loin dans la ville. On pourrait multiplier les exemples, le retour de Koch dans le hangar des bords de l’Hudson River, celui du client de Dans la solitude des champs de coton, sans parler de Mathilde dans Le Retour au désert. Tout est dans la remontée initiatique vers ce point aveugle, mais toute initiation pour Koltès signifie la mort, l’affrontement avec l’étrangeté, c’est le voyage à travers les méandres du fleuve Congo, dans le Cœur des ténèbres, la structure d’enquête tragique et œdipienne des romans policiers de Jim Thompson, le corps du Consul jeté, comme une ordure, à même le terre-plein d’un ravin dans Au-dessous du volcan. Beaucoup de choses ont été dites depuis la disparition de Bernard-Marie Koltès. Là où l’écrivain ne demandait qu’à être lu, le tout-venant du théâtre a fini par recouvrir l’œuvre d’une série de noirs poncifs plus ou moins fantasmes. Non, l’auteur de Quai Ouest ne décrit pas un monde d’entropie, voué au malheur et à la déréliction. Il est encore moins une figure du nihilisme.
Koltès n’est pas le dramaturge des exclus, du tiers-monde ou de la misère sociale. Sa fascination pour Coco Chanel, ou d’autres personnages, le prouverait aisément. Ce qu’il cherche de façon scientifique, c’est bien cette beauté transcendante, dont il dira à la fin de sa vie (reprenant l’illumination dostoïevskienne) qu’elle sauvera le monde. Aux antipodes d’un théâtre de témoignage, ses pièces ne cherchent au fond qu’une seule chose : ce trait de lumière qui tient le monde et son Histoire dans sa clarté originelle. Qu’est-ce à dire ? Simplement qu’un grand théâtre métaphysique comme celui de Koltès n’envisage le réel que sous un seul angle, celui de l’invisible. D’où cette vérité surnaturelle, qu’il ne cesse de démontrer, et dans toute son œuvre, – ce que nous voyons n’est en rien lié à ce qui est. Quelque chose d’autre existe, de plus mystérieux dans sa profondeur matérielle, de plus transparent dans sa vérité aveuglante, mais que récriture et le théâtre ont le pouvoir de faire apparaître à volonté. C’est sans doute pour cette raison que le projet romanesque koltésien n’a jamais été, véritablement, pris en compte. Parce que s’y dévoile, encore plus clairement qu’ailleurs, cette défaite du réalisme théâtral. Le roman reste, pour l’instant, l’impensé de ce théâtre pascalien et jésuite tout à la fois. On sait qu’il est la trame générale de récriture, son centre dévié, son horizon sous-jacent. Mais à la fin, mettre à jour une telle trame entraînerait fatalement un autre type de lecture. Que ferait-on alors de ces corps qui lévitent à volonté dans les pièces, disparaissent dans l’espace de la relativité restreinte, ressuscitent fantomatiques ou deviennent pure lumière de sainteté comme pour Roberto Zucco ? Prenons une description précise dans Le Dernier dragon : « Bruce Lee a la réputation de dégager « quelque chose » avec son corps, lorsqu’il se bat, sans doute ; comme le Christ à la Transfiguration… ». Vous avez dit mystique ? Autant de questions irréductibles que récriture pose au théâtre.
C’est pourquoi l’incompréhension serait définitive, si l’on réduisait l’univers romanesque aux seules publications reconnues comme telles, c’est-à-dire à la marqueterie de réalisme-magique de La Fuite à cheval très loin dans la ville, ainsi qu’à la parabole encyclopédique et inachevée de Prologue.Il faut étendre le tissu du champ romanesque, à l’inverse, à l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain. Voir à quel degré, c’est obliquement la structure entière des pièces qui s’organise en tant que roman-monde, comédie humaine. À l’évidence, la visée essentielle, comme la pulsion d’origine de son théâtre, relève avant tout d’une intégration de toutes les techniques romanesques.
Au-delà des déclarations de Koltès lui-même sur la nécessité égale de lire et de jouer son théâtre, sur sa volonté impérieuse d’écrire des fictions, c’est la matière première de sa théâtralité qui ressort de l’écriture du roman, comme de la chronique biblique ou d’Histoire à la Plutarque, Hérodote ou Homère. Il est le dramaturge qui a le mieux enregistré la rupture de la mondialisation, la remontée du Sud vers le Nord, la diaspora des populations, les relations et confrontations que ces déplacements impliquent. Il a créé des mythes nouveaux, inscrits dans une langue neuve. Disons, pour faire vite, que deux grands axes symétriques inverses fonctionnent là comme repères essentiels, l’oracle de la Genèse et la révélation de l’Apocalypse. Livre cardinal, principe général pour Koltès, la Bible se tient comme le fondement de toute son œuvre. Si Faulkner, Conrad, Melville autant que Jack London ou Stevenson, vont tenir une telle place de références, c’est en grande partie parce qu’eux aussi réécrivent les mythologies fondatrices et rendent modernes les paraboles bibliques. Dès les métaphores tournant en boucle de Dans la solitude des champs de coton, il surgit, naturellement mêlées aux allégories shakespeariennes, le flux des images saturnales du Léviathan, les effluves de Moby Dick : « Ainsi vous prétendez, dit le Client, que le monde sur lequel nous sommes, vous et moi, est tenu à la pointe de la corne d’un taureau par la main d’une providence ; or je sais, moi, qu’il flotte, posé sur le dos de trois baleines ; qu’il n’est point de providence ni d’équilibre, mais le caprice de trois monstres idiots ». Dans ce dialogue à la manière du XVIIIe siècle, toute la rhétorique héritée du théâtre baroque jésuite dévide son plan secret : rechange est un art du temps et le temps ne trouve sa forme que dans le langage. Il en va ainsi de la citation de Martin Eden, dans Quai Ouest : « Ce n’est pas encore la mort. Elle n’est jamais douloureuse » reprise du suicide de la fin du livre de London, elle clôt le temps dans la parole comme un jugement dernier. Cette vérité romanesque qui fait que Martin Eden vit sa mort et parle au-delà, Koltès va en faire la pierre d’angle de son théâtre. Déjà dans Sallinger, le personnage central, le Rouquin, revenait d’entre les morts comme l’ange exterminateur (figure récurrente de l’œuvre). En cela, Koltès allait trouver son romancier le plus proche en fable post-mortem, en territoires hantés : William Faulkner (il passa deux années à le lire). L’auteur de Le Bruit et la fureur et des Palmiers sauvages va faire plus qu’influencer le dramaturge, il va lui donner une perspective historique, un art des points de vue dans la narration.
Quai Ouest est sans doute son chef-d’œuvre (mal compris) en ce sens qu’il fait de ce théâtre-roman un enjeu où tout est perçu à travers les yeux de chacun des personnages, simultanément, comme si le temps basculait, circulaire lui aussi. Acception faulknérienne, on l’aura reconnue, les généalogies reviennent en même temps, le passé nous est contemporain, dans un éternel présent. C’est ce qui le rapproche de Koltès, et de son théâtre, les monologues d’Absalon ! Absalon !, comme celui de La nuit juste avant les forêts, débordent leurs interlocuteurs. Ni intérieurs, ni extérieurs, ils s’adressent à quelque chose d’autre, que la pièce ou le roman ne révèle jamais.
Là est le mystère, les pièces ne montreront rien d’essentiel, tout se passe ailleurs, dans un hors-champs inaccessible. Tout est fini, rien n’a commencé, comme dans toute tragédie. Ainsi les pièces de Bernard-Marie Koltès sont des énigmes, des hiéroglyphes, qu’il faut déchiffrer comme ces pierres translucides dont les facettes obscurcissent ce qu’elles éclairent. Pourtant, le monde y est transparent, comme derrière une vitre, donnant sur l’infini.
Yan Ciret