Comment voulez-vous mourir ? La souffrance n’est-elle pas votre unique sensation ? N’auriez-vous donc que cette expérience ou passion pour connaître le monde ? Enfermement, étouffement, asphyxie, surveillance, haine, psychose collective ne forment-ils pas le fond de l’aventure humaine ? Comme dans un réflecteur, ces questions se superposent dans Sauvagerie de J.G. Ballard. Dans sa brève préface à son recueil de Nouvelles complètes 1956/1962, il lâche le morceau, il est bien le contemporain d’un « présent visionnaire ». Loin de la « science-fiction » dont on le crédite, ses récits sont le reflet d’une comédie humaine extralucide. Ses ascendants anglo-saxons, nombreux (Orwell, Huxley), ne font pas oublier un ancrage dans une sorte de marxisme, où la lutte des générations s’est substituée à la lutte des classes.
Si l’on veut comprendre cet auteur réaliste, naturaliste, peut-être faut-il commencer par Sauvagerie le roman la plus vériste, que l’on connaisse, sur les meurtres de masse. Avant l’hécatombe meurtrière de Virginia Tech, et autres massacres adolescents, J.G. Ballard se fait enquêteur. Sous l’identité d’un psychiatre, l’auteur se met en scène, les caméras tournent ; comment les enfants des classes « supérieures » ont-ils pu exécuter froidement leurs parents ? Avec une perfection technologique qu’aucun journaliste, policier, spécialiste n’aura pu déceler. Seul un romancier peut dire de la jeunesse que : « L’objet de leur révolte était un despotisme de la bonté. Ils ont tué pour se libérer d’une tyrannie de l’amour et de la gentillesse.» Pour continuer par : « Les enfants frapperont-ils encore ? Je considère qu’à présent, toute autorité ou figure parentale est une cible spéciale pour eux. »
C’est l’abjection du bien qui est visée, comme l’autre face de ce que Ballard appelait Zone de terreur ou La ville concentrationnaire dans ses premières nouvelles. Les temps changent, le mal reste. Lire ces textes qui ont plus de trente ans d’écart permet de mesurer l’étendue de la reconversion de la violence en protection infantile. Sans que la terreur ne change jamais de côté, seule la puissance de la technologie a muté vers une morale de la « bienfaisance ». Aujourd’hui, J. G. Ballard se rapproche de l’essayiste, sans perdre la force du récit. La mort omniprésente, depuis le début, devient une ellipse concentrée, là où ses nouvelles dérivaient à longues coulées faulknériennes, de monologues lyriques. On pense à Les voix du temps et surtout La cage de sable où l’obsession du temps à rebours, qui revient sur lui-même, trouve son aboutissement dans les romans actuels. C’est ce qu’il y a de plus passionnant dans ce recueil de courts textes. On y trouve la vision la plus juste de ce qu’il va advenir des corps : « Dans tout cela, l’aspect le plus intéressant reste la lumière que cet événement jette sur l’un des archétypes les plus anciens de la psyché humaine – l’apparition spectrale – et la légion au grand complet des êtres surnaturels, fantômes, sorcières, démons et autres. », et de poursuivre sur la transformation de l’homme mis en transparence par nos nouvelles formes du voir.
On l’a beaucoup dit, et J. G. Ballard l’a lui-même avalisé, il y a là des points de convergence avec la pensée du « crime parfait » de la réalité virtuelle de Baudrillard. Mais des textes anciens comme Régression ou Fin fond et de plus récents comme Sauvagerie (1988) n’échappent pas à l’histoire. La mécanisation de l’humain post-moderne, les points de vue sur les phénomènes extrêmes n’oblitèrent jamais le style du moraliste. Là où le philosophe français cherche le dépassement du réel par l’événement pur, l’auteur de Crash se place du côté de la dimension humaine, contre le « système des objets ». C’est ce malentendu qu’il faut lever, la caméra qui filme en permanence dans Sauvagerie ne se confond jamais avec le narrateur. Elle seule connaît le mystère de la tuerie, mais J. G. Ballard n’adopte à aucun moment son regard. Ce qui fait aussi le lien avec ces Nouvelles complètes 1956/1962 où les inventions d’écritures aboutissent à une forme d’épopée, souvent absurde, mais toujours soumise à l’angle précis du moraliste : « Le psychiatre était maintenant entré dans l’histoire aux côtés des nécromanciens, des sorciers et autres praticiens des sciences occultes. »
Si la société vit dans un envoûtement, un coma éthique, le roman a une destination d’exorcisme rationnel. On retrouve le côté scientifique de Ballard, ses études de médecine, son passage dans l’aviation, et son internement dans un camp, par l’armée japonaise, durant la Seconde Guerre mondiale. Au sens propre, la littérature est « d’évasion », au point que l’on peut dire que l’unité de base de tous ces textes est le camp. Là aussi, on risque la méprise, il ne s’agit pas de ghettos, ceux des classes moyennes, des pauvres ou de la jeunesse fortunée, mais d’une anthropologie sociale à partir de l’enfermement. L’individu est cloisonné dans sa folie, seul signe de reconnaissance, emprisonné par une camisole du « bien » dans laquelle il ne peut vivre sans tomber dans l’abjection du renoncement. La dissection des pulsions morbides refoulées est une constante dans les romans de J. G. Ballard, avec cette alternative : les libérer mènent à la destruction du monde, les anéantir revient à se mutiler définitivement. C’est ce dilemme classique qui se transforme inévitablement en Foire aux atrocités, pour reprendre l’un de ses livres. La vérité ne s’écrit ici qu’au scalpel, elle peut être tragique ou comique, si comme Ballard, on la manie de sang-froid.
Yan Ciret
Article publié dans la revue artpress, n°351, 2008
J. G. Ballard
Sauvagerie
Nouvelles complètes 1956/1962
Editions Tristram
La Forêt de cristal
Editions Denoël