Par Yan Ciret in « magazine littéraire » – juin 2001
« L’aventurier est celui qui fait arriver les aventures,
plus que celui à qui les aventures arrivent »
(Potlatch n°7, 3 août 1954)
Guy Debord a toujours maintenu au plus haut son désir de révolte. De sa rencontre avec les lettristes à la méditation testamentaire de Panégyrique, l’itinéraire intellectuel d’un aventurier de l’insurrection. Lorsqu’il se suicide le 30 novembre 1994, l’écrivain et théoricien politique, l’aventurier de l’insurrection et homme libre Guy Debord, parachève d’un coup de fusil l’une des vies les plus stupéfiantes de son temps.
Par son refus de se commettre avec ce qu’il appela, avant tout le monde, la société du spectacle, son étoile n’avait cessé de grandir dans le ciel de la révolution mise au service des passions, de la poésie vécue. Dans le même temps, par un retournement des plus paradoxal, l’univers médiatique qu’il avait tant attaqué en faisait l’un de ses maîtres à penser. Pas un publicitaire (Toscani pour Benetton), pas un « chevalier » d’industrie (Bernard Arnault) un peu en vue, qui ne le cite· comme un inspirateur de premier rang. Lui-même réalise un moyen métrage pour Canal+, Guy Debord, son art, son temps, diffusé peu de temps après sa mort. Est-ce là un simple principe de récupération ou l’une des contradictions que réserve l’Histoire à ses extrémistes les plus brillants ? La réponse se trouve dans ses œuvres, qu’elles soient cinématographiques ou littéraires. Il n’est pas encore arrivé le temps où un film expérimental comme Hurlements en faveur de Sade puisse être diffusé sur n’importe quelle chaîne de télévision, à n’importe quelle heure. Quant à la lecture effective de ses livres, elle a l’avenir pour elle. Depuis cette disparition préméditée, annoncée sans pathos par son auteur, son destin ne cesse d’être salué, commenté littéralement et en tous sens. Pour les uns comme celui d’un visionnaire génial, pour d’autres comme celui d’un styliste mêlant le classicisme du Grand Siècle à un discours rhétorique désormais dépassé, voire réactionnaire. Ce qu’il appela sa « mauvaise réputation » demeure, mais le fondateur de l’Internationale Situationniste n’a jamais cherché à faire l’unanimité.
Tout au contraire, sa volonté de sédition demeure intacte avec le temps, jamais il ne trahira l’intransigeance de ses débuts commencés dans l’immédiate après-guerre. Celui qui a pu dire de lui : « Personne ne peut douter que j’ai été un très bon professionnel. Mais de quoi ? Tel aura été mon mystère, aux yeux d’un monde blâmable », a maintenu au plus haut son désir de révolte. C’est cet éclat tranchant de la recherche de la vérité qui va le conduire à un refus radical par rapport à toutes institutions ou pouvoirs. Son œuvre deviendra, très rapidement, celle d’un moraliste dans le droit fil de La Rochefoucauld, Lautréamont, Arthur Cravan. Une morale de l’insoumission, qui ne pactise qu’avec des communautés restreintes, révolutionnaires, dans la volonté de changer le monde. Comme celle des Lettristes qu’il rencontre au IVe Festival de Cannes, lors de la projection houleuse de Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou. S’il rejoint ce mouvement d’avant-garde, ce n’est pas par simple attrait du scandale hérité du dadaïsme ou du surréalisme. C’est bien que les théories d’Isou vont influencer le premier Debord, malgré l’inimitié activiste, persistante, du chef de bande lettriste. Influence sensible notamment à travers le détournement, déjà présent dans le Lettrisme, et qui sera l’un des concepts fondamentaux de la future Internationale Situationniste. Dans l’esprit Situ, cette pratique intègre des productions de tous ordres pour les assembler différemment, sous la forme d’emprunts, de citations détournées au profit d’un discours subversif, dans le but de produire une déflagration inédite de sens. Isou décèle dans l’Histoire les phases ampliques de constructions d’œuvres et les phases ciselantes où l’art décline pour se défaire dans une explosion de sophistication créatrice. Debord va reprendre à son compte cette dernière catégorie (voir la splendide photo-portrait de type ciselante), pour la faire rentrer dans une vision marxiste de la dialectique. Les civilisations avancent en passant par ces grandes époques de haute culture, elles sont aussi synonymes de la décadence dont parle Nietzsche ; c’est sous ce signe de dynamitage qu’une « tribu » de jeunes gens fait scission et fonde dans un bar d’Aubervilliers l’Internationale Lettriste. En 1952 se crée ainsi un laboratoire d’expérimentation qui anticipe sur la plupart des innovations culturelles de la deuxième partie du siècle. Leur rébellion se met délibérément à l’écart des organisations politiques (communiste, trotskiste) ou des mouvements (existentialisme) qui occupent le devant de la scène. Libérée des Lettristes considérés comme trop attachés à l’art, idéologiquement retardataires, une poignée de marginaux déconstruit clandestinement l’ancien monde. Ils ont trouvé dans les quartiers du vieux Paris, ou dans la banlieue d’immigrés, leurs lieux d’élection une psychogéographie souvent liée à l’alcool, à l’usage de la drogue, à la délinquance. Ils découvrent I’errance urbaine, ce qui va bientôt s’entendre sous le terme de « dérive ». Le premier numéro de l’Internationale Situationniste la définira comme suit : « Un mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine. Technique du passage hâtif à travers des ambiances variée ». On peut y percevoir les traces surréalistes, celles du Nadja de Breton, malgré les rapports de haine œdipienne qu’ils entretiennent avec le surréalisme d’après-guerre. Ils publient Potlatch, un bulletin iconoclaste, talentueux au point d’être sans équivalent dans son temps, il est ronéotypé et tiré à peine à cinq cents exemplaires. Cette parution insolente, déjà très engagée dans le soulèvement du prolétariat, rend compte des recherches de l’Internationale Lettriste. Elle est envoyée gratuitement, substituant à l’échange financier le don rituel et somptuaire de sociétés primitives.
V’ conférence de l’I.S, Gôteborg, 28-30 août 1960. De gauche à droite :
Martin, Prem, Elde, de Jong, Debord, Kotanyi, Vaneigem, Nash, Kunzetmam et Stadler.
Car pour eux la vie entière, et Paris en particulier, ne peuvent qu’être une fête permanente, une suite ininterrompue de moments sans retour, ou la fragilité absolue du passage du temps doit se faire sentir. Le jeune cinéaste-théoricien dira qu’ils avaient trouvé là le « point culminant du temps », qu’en ce lieu
« le temps brûlait plus fort qu’ailleurs et manquerait ». Debord gardera jusqu’à la fin de sa vie le souvenir de cette société secrète, dangereuse, dont beaucoup allaient périr de mort violente ou dans la folie. On pense à Ghislain Desnoyers de Marbraix, l’un des auteurs du « scandale de Notre-Dame », assistant sur plusieurs films de Guy Debord et assassiné mystérieusement ; on doit aussi évoquer Ivan Chtcheglov dit Gilles Ivain qui influença de manière déterminante les positions architecturales des futurs situationnistes, interné, victime de crises de démence, Debord dira de lui : « Il découvrit en un an des revendications pour un siècle ». Au fil du temps, Debord transformera cette « compagnie négative » en une mythologie héroïque, avec ses faits d’armes, ses défaites, ses vaines gloires, ses fulgurances rimbaldiennes. C’est l’époque du célèbre « Ne travaillez jamais » graffité rue de Seine, en l’année 1953. Malgré les exclusions qui ne manquent pas, et la radicalisation politique, quelque chose reste indélébile dans les témoignages après coup, même pour ceux qui se voient chassés du groupe, comme Jean-Michel Mension jugé « décoratif », ou Gil J. Wolman et tant d’autres. Un film comme In girum nocte et consumimur igni, de la même manière que les deux tomes de mémoires debordiens Panégyrique I et II, reprendra inlassablement la flamboyance nocturne de cette période tumultueuse. Un peintre et théoricien danois, Asger Jorn, va bientôt s’allier avec l’Internationale Lettriste. Cofondateur du groupe COBRA, il vit en Italie où il a mis en place un Bauhaus Imaginiste. Avec des peintres tels que Pinot-Gallizio, il se livre à de recherches sur une architecture non fonctionnaliste, sur la peinture industrielle. Alors que Debord n’a pas encore vingt-cinq ans, la fusion de deux groupes s’opèrent.
Dès 1956, un tract commun fustige le Festival de l’art d’avant-garde, organisé dans la Cité radieuse de Le Corbusier. L’Internationale Situationniste naît le 27 juillet 1957 dans la petite ville de Casio d’Arroscia (Italie), avec pour programme de devenir le mouvement d’avant-garde le plus actif dans le dépassement de l’art par une créativité généralisée. Pour Guy Debord et ses premiers compagnons situationnistes, comme le peintre psychogéographe anglais Ralf Rumney ou le peintre architecte Constant, l’art n’est pas un domaine séparé de la vie. Il doit au contraire subordonner toutes les autres activités à son enjeu historique, à la construction de situations. Tous les comportements se vivent idéalement dans ce qu’ils appellent l’« urbanisme unitaire », les expériences humaines rentrent dans une dynamique de « situation construite», ce que le premier numéro de l’Internationale Situationniste, paraissant en juin 1958, décrit comme : « Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements ».
Les Situationnistes conçoivent une théorie révolutionnaire critiquant la séparation des domaines esthétiques et politiques, leur réunion devant aboutir à un dépassement des contradictions, à la société sans da se voulue par Marx. L’individu pourrait, ainsi, enfin rompre avec la servitude volontaire, et retrouver hors de la sphère capitaliste, de production et d’accumulation du capital, un jeu libre avec son destin, rappelant les grandes époques baroques ou de la Renaissance italienne. Pour Guy Debord, il faut mettre la révolution au service de la création, et non l ‘inverse, en dépassant la catégorie même du politique. Pour l’instant, il travaille au Danemark, avec Asger Jorn, celui qui restera son ami malgré les multiples crises de l’I.S. Ils réalisent en collaboration deux livres extraordinaires, Fin de Copenhague en 1957 et Mémoires achevé en mai 1958. Ces deux ouvrages utilisant les fonds de couleurs des toiles de Jorn, ses « structures portantes » mêlent avec un art très précis des détournements de romans, de photographies et de bandes dessinées, des gravures anciennes et des publicités. On y trouve déjà nombre d’auteurs de prédilection de Guy Debord, notamment le Cardinal de Retz, le meneur de la Fronde. Époque extrêmement féconde qui le voit réaliser deux films de court métrage, entre 1959 et 1961, d’abord Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps et Critique de la séparation. Il y met au point ce qui va devenir une manière complètement originale d’être cinéaste, contre le cinéma même moderne façon Godard ou Alain Resnais (dont il admire par ailleurs Hiroshima, mon amour). Debord réinvente le film-essai après Guitry, mais tout autrement, et avant l’Orson Welles de Mensonges et vérités. Il reprend le rêve d’Eisenstein de filmer la théorie pure, le cinéaste russe ayant eu le projet d’enregistrer sur pellicule le Capital. Mais contrairement à lui, l’auteur de Panégyrique n’utilise, la plupart du temps, que des images détournées, provenant d’autres supports (films classiques, actualités), ajoutant seulement une ou plusieurs voix off. Ces commentaires dits d’une voix neutre alternent citations savantes, extraits de classiques, théorie révolutionnaire, art de la guerre et fragments biographiques teintés d’un lyrisme à peine voilé.
De gauche à droite : Guy Debord, Michel Bernstein, Asger Jorn.
Une accélération de l’Histoire va orienter, de manière grandissante, les travaux de L’internationale Situationniste : la guerre d’Algérie et la décolonisation. Le 29 septembre 1960, Guy Debord et Michèle Bernstein signent le « second » « Manifeste des 121 ». Interrogé par la police, Debord persiste et signe, allant jusqu’à publier les conclusions du « Manifeste » dans le numéro 5 de l’I.S. Il est à relever que de manière exceptionnelle, il rejoint les surréalistes Jean-Paul Sartre, Blanchot et Dionys Mascolo pour qui les situs n’auront jamais de mots assez durs. L’attitude virulente, de critiques violentes envers le milieu intellectuel et politique est l’une des marques de l’I.S. Ce qui lui fera dénoncer, dès l’origine, tous les groupuscules gauchistes, maoïstes, avec la même agressivité que le parti communiste jugé stalinien. Les situationnistes comprennent, immédiatement, quelle bureaucratie totalitaire se cache derrière le maoïsme ou ce que Debord va appeler le spectaculaire concentré, c’est-à-dire le stalinisme. Les situs se trouvent, un temps, en phase avec le groupe Socialisme ou Barbarie dont la revue dénonce l’URSS autant que les pays capitalistes. Menée par Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, cette mouvance, issue du trotskisme, est allée très loin dans le dépassement du communisme léniniste. Debord participe aux activités du groupe à partir de l’automne 1960, dans son sillage, il figure parmi les plus engagés lors des grandes grèves du Borinage belge. La rupture ne tarde pourtant pas à intervenir, sans doute à cause de la mésentente avec Castoriadis qui voit les Situationnistes comme des « clochards anarchistes », condescendance qui fera que Debord n’écrira jamais dans Socialisme ou Barbarie. L’autre rencontre, sans doute plus décisive encore, sera celle d’Henri Lefebvre. Cet intellectuel qui fut surréaliste dans les années vingt, avant de devenir membre du Parti communiste jusqu’en 1958, va se lier d’amitié avec Guy Debord. De nombreuses idées de l’auteur de Critique de la vie quotidienne (1947) sont à même de rejoindre les thèses situationnistes. Plus particulièrement la charge contre l’aliénation, l’irréalité qu’impose la bourgeoisie à la vie quotidienne, alors que la science et la technique seraient à même de changer la vie des prolétaires. Lefebvre croise les situationnistes sur la réalisation de « l’homme total », d’une certaine manière le philosophe poursuit la même quête déjà formulée dans le numéro 7 de Potlatch. Sous le titre « une idée neuve en Europe … » – emprunté à Saint-Just – on pouvait y lire ceci de prémonitoire : « Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt ». Les relations entre Henri Lefebvre et les situationnistes vont se détériorer, malgré leur attachement commun au jeune Marx des Manuscrits de 1844, celui des Thèses sur Feuerbach, et l’infléchissement de la pensée de l’aîné vers les problèmes d’urbanisme. Ils se sépareront après que les Situationnistes l’aient accusé de plagiat à propos d’un texte sur la Commune.
Lorsque Mai 68 éclate, l’Internationale Situationniste a résolument éclairci ses rangs. Les « artistes » des branches allemandes ou hollandaises ont été exclus, pour manque de radicalité révolutionnaire. À Anvers, la VIe conférence de l’I.S. avait, quelques années plus tôt, vu la tendance « dure » prendre le contrôle de toute l’Internationale. Les thèmes de l’autogestion généralisée, des grèves sauvages, des Conseils ouvriers se dessinent de plus en plus précisément. La révolution de mai n’est plus très loin quand, en 1966, arrive le « scandale de Strasbourg » déclenché contre l’institution universitaire par le pamphlet du délégué de l’I.S. Mustapha Khayati, De la misère en milieu étudiant… Sa traduction rapide en Angleterre, en Espagne, en Allemagne et aux États-Unis prouve la traînée de poudre que représente l’expansion internationale des idées situationnistes. Mais le coup de maître va venir de Guy Debord lui-même. Il publie, en novembre 1967, son livre devenu culte, La Société du spectacle. La notion de spectaculaire était devenue de plus en plus présente dans les écrits situationnistes, mais Debord va lui donner une formulation philosophique et critique inégalée. Loin d’être une simple analyse marxienne des mass-medias, La Société du spectacle développe le concept de spectaculaire en référence à la marchandise et à ses lois de production et d’échange. La première phrase du livre : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles », reprend pour la dépasser l’ouverture du Capital. Debord démontre, en 221 thèses, que : « Le spectacle ne chante pas les hommes, mais les marchandises et leurs passions » et que l’accumulation financière s’est maintenant transformée en « images », en obtenant que : « L’économie transforme le monde, mais le transforme en monde de l’économie ». Si La Société du spectacle passe à peu près inaperçu à sa sortie, il va devenir l’un des fers de lance du passage de la critique révolutionnaire à l’action dans les événements insurrectionnels de Mai 68. Ceux-ci confirment de manière quasi exacte nombre de textes situationnistes à commencer par Le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, paru la même année que La Société du spectacle. Son auteur, Raoul Vaneigem, avait été présenté par Henri Lefebvre à Guy Debord. Ce chef-d’œuvre, mêlant une inspiration libertaire à une révolte proche du surréalisme va connaître un succès qui dépassera largement le cadre situationniste, pour devenir l’un des classiques de la subversion. En plein déchaînement de la rue, alors que les nuits de barricades se succèdent, le 14 mai 1968, la jonction s’opère entre les Enragés de René Riesel et les situationnistes. Cette alliance va mener au Comité Enragés-Internationale Situationniste qui prend le contrôle de l’occupation de la Sorbonne. Ils demandent la généralisation des grèves sauvages, « l’occupation immédiate de toutes les usines en France et la formation de conseils ouvriers » ; le 15 juin, le Conseil pour le maintien des occupations (CMDO) qu’ils avaient créé, se dissout, après d’intenses semaines d’activisme. Pour éviter les arrestations policières, Debord, Riesel, Khayati et Alice Becker Ho se réfugient chez Raoul Vaneigem, en Belgique. Fin 1968, paraît aux éditions Gallimard, avec pour auteur René Viénet, Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations. En apparence l’étendue de l’influence de l’Internationale n’a jamais été aussi grande. Dans le monde entier l’écho des émeutes françaises, et l’implication des situationnistes dans ce soulèvement, fait des adeptes « pro-situs ». La VIIIe conférence de l’I.S. à Venise déclenche une première crise, à partir de 1970 une série d’exclusions et de démissions vont suivre, entre autres celles de Riesel, Vaneigem, Viénet. Avec l’écrivain italien GianFranco Sanguinetti, Debord rédige en 1972 La véritable scission dans l’International, circulaire publique de l’Internationale situationniste. Le mouvement s’autodissout la même année, jugeant qu’il a atteint ses objectifs et qu’il faut dépasser ses avancées.
On accusera Debord d’avoir sabordé l’Internationale en la manipulant, ce qu’il réfutera à plusieurs reprises. Son mythe d’homme de l’ombre est dès lors en marche. Il tourne en 1973 l’adaptation cinématographique du livre La Société du spectacle. Devant l’hostilité de la presse après la projection, Debord contre-attaque par un court-métrage, Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été portés jusqu’ici sur le film ‘La Société du spectacle’. Cette méthode de commentaires, sur les réactions journalistiques à son œuvre, sera dès lors l’une des marques de l’écrivain stratégique. Des livres comme Cette mauvaise réputation en 1993 usera des coupures de presse comme moyens pour ridiculiser ceux qu’il appelle avec mépris les « médiatiques ». Sa rencontre avec le producteur de cinéma Gérard Lebovici, qui devient son mécène, est un nouveau tournant dans sa vie. Il trouve l’alter ego qui va lui donner les moyens d’aborder un autre versant de sa « carrière ». D’abord grâce aux éditions Champ Libre, qui lui permettent de publier des classiques de la subversion ou de la guerre tel Clausewitz, des penseurs du Baroque comme Baltasar Gracian, des poètes anciens comme Omar Khayyam ou Jorge Manrique dont Debord traduit du castillan Stances sur la mort de son père, mais aussi des œuvres de dadaïstes allemands et ses propres livres. De nombreux voyages lui font connaître l’exil, il continue de nouer des liens avec ceux qu’ils pensent dignes de poursuivre la lutte contre le spectaculaire, notamment avec GianFranco Sanguinetti. Debord séjourne en Andalousie, à Venise et à Florence dont il sera expulsé. En 1978, il réalise l’une de ses œuvres majeures, le film In girum imus nocte et consumimur igni. Cette vaste méditation reprend, de manière autobiographique, toute la trajectoire de son auteur. Les plans de films détournés (Les Visiteurs du soir, La charge de la brigade légère) alternent avec des images de Paris, la remémoration de compagnons de lutte lettristes ou situationnistes, et une réflexion majestueuse sur l’écoulement du temps. Debord fait le compte des victoires et des défaites, il place à la manière d’un mémorialiste l’Histoire comme hantée par la Vanité du monde. Les séquences filmées à Venise donnent à In girum une fluidité temporelle prise entre la sensation de ruine et de fête.
L’assassinat de son ami Gérard Lebovici dans un parking parisien, le 5 mars 1984, accentue l’assombrissement de la pensée debordienne. Ce crime resté inexpliqué voit l’écrivain-cinéaste soupçonné par la presse de tous les complots : il aurait même commandité la disparition du producteur. La campagne tournant à la calomnie, Debord entame une série de procès qu’il gagne. Il publie en 1985 Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici. Le livre n’est pas un simple règlement de comptes avec certains journalistes, il est aussi un autoportrait à travers le destin de son frère d’armes et un
« Tombeau » au sens poétique pour son protecteur. Son séjour en Italie lui donne une connaissance, un point de vue renouvelé sur les agissements du Spectacle. Les Commentaires sur La Société du spectacle, publiés en 1988, remanient en les prolongeant les analyses politiques de Guy Debord. Il perçoit, notamment, contre l’incrédulité générale, l’épuisement du communisme à l’Est, la remontée de la mafia dans tous les appareils d’État, la manipulation par les services secrets, y compris des Brigades Rouges et autres mouvements terroristes. Debord anticipe sur la fusion du spectaculaire concentré des sociétés totalitaires soviétiques avec le spectaculaire diffus des pays démocratiques, il en déduit le spectaculaire intégré qui introduit par le Spectacle une dictature d’autant plus présente qu’elle se rend invisible. Dans cette perspective, le monde aborde une grande période d’obscurantisme, de secret, de falsification et de servitude généralisée. L’année suivante, il amorce un cycle de mémoires qui devrait être l’équivalent des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ou en tout cas comparable à celles de Saint-Simon ou du Cardinal de Retz. La publication de Panégyrique, tome premier, rappelle à quel point l’érudition de Guy Debord est une arme critique envers son temps. Ce court volume, aux pages inoubliables de sévérité classique, resserre l’expérience d’insoumission de toute une vie. Les citations de Villon (« Le monde n’est qu’abusion »), de Thucydide, Machiavel, de Thomas De Quincey, de Li Po, s’enchâssent harmonieusement avec la prose de l’auteur. On retrouve dans Panégyrique cette tension, si remarquable dans l’œuvre de Guy Debord, entre un désir de révolution et le sentiment violent de la fuite du temps, comme si chaque action contenait son anéantissement dans la disparition de l’instant. Cette contradiction volontaire amène une mélancolie, telle qu’on en retrouve rarement ailleurs que dans certaines oraisons de Bossuet ou poèmes d’Omar Khayyam. L’écriture de Debord se fait intemporelle, même si la révolte historique demeure sous-jacente. Lorsque paraît le second opus de Panégyrique, celui-ci a déjà mis fin à ses jours pour ne pas prolonger une maladie incurable faisant suite aux excès de l’alcool. Dernière œuvre testamentaire, composée uniquement de « preuves », c’est-à-dire de photographies de lieux, d’amis, d’amantes, de moments révolutionnaires. Les citations sont là pour rappeler que la vie du stratège Guy Debord, héritier ultime de la tradition et des avant-gardes, a rayonné d’une manière unique dans son siècle; et ainsi qu’il le dit : « Toute ma vie, je n’ai vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions ; j’ai pris part à ces troubles De telles circonstances suffiraient sans doute à empêcher le plus transparent de mes actes ou de mes raisonnements d’être jamais approuvé universellement ».
In girum imus nocte et consumimur igni, Film de Guy Debord, 1978, 95 min.
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