Entretien avec Gérard Macé
Effilochages de voies, de langues, d’images, de hiéroglyphes, les livres de Gérard Macé chinent ce qu’il appelle « Colportage », un sens saisissant de la présence au monde. De l’instant décisif qui en fait aussi un photographe du proche et du lointain. Le Japon, l’Afrique, la Chine, le Cameroun ou le Mali dont je lui parle de ma remontée du fleuve Niger, à la recherche des villes impériales. Gérard Macé érudit voyageur, colporteur d’imaginaires, vivace et souple, l’une des proses les plus secrètement éblouissantes de notre temps. Un croisé des croisements, avec les lieux, les hommes, les mots et les choses. La peinture avec Pierre Alechinsky et d’autres, avec l’écrivain Pierre Michon et d’autres ; je retiens son amitié avec Jean Starobinski, dont le « Portait de l’artiste en saltimbanque » est comme un double de son livre « L’Art sans paroles ». Chiffonniers de l’art, Nerval, Baudelaire, ou déchiffreurs d’ailleurs ou d’Orient, Larbaud, Segalen. Son dernier livre reprend les textes « Leçon de chinois », ou « Cinéma muet », histoire de faire des parallèles avec la mât chinois circassien, et la plastique muette de Buster Keaton. De ses photographies éthiopiennes que je retrouverais, plus tard, c’est déjà du Rimbaud abyssin, du Rimbaud fantôme, dont il s’agit dans cette pièce où il me reçoit, avec ses statuettes rituelles et ces fétiches et objets insolites. Ses traces de liens fraternels, avec la mappemonde, qui roule maintenant, que nous parlons, sur le doigt d’un enfant étoilé.
« art press spécial » : « Le cirque au-delà du cercle », n° 20, 1999. Coll., dir. Yan Ciret.
Yan Ciret : Votre livre l’Art sans paroles (1. est assez mimétique de la technique du numéro de cirque : il avance par ellipses, par enchaînement de courtes séquences, bouclées sur elles-mêmes.
Gérard Macé : Il y a un modèle stylistique dans le cirque qui est l’intelligence du rien de trop, une économie de moyen que j’aime beaucoup. On peut l’assimiler à la poésie, au sens d’une exigence contenue dans une forme très précise, brève. Et en même temps, dans cette brièveté, Il doit y avoir quelque chose qui se prolonge, parfois se chevauchant avec les numéros suivants ; avec des enchaînements presque invisibles, quelque chose comme une construction involontaire, et qui s’oppose au discours. Dans le discours, Il y a quelque chose de prévu, qui doit aller vers une conclusion, qui a comme exigence de manifester du sens. Je ne suis pas ennemi du sens ; je préfère qu’il advienne au moment précis où l’on parle, de la même manière que l’on s’exprime au cirque, et non de façon volontariste. Le cirque, c’est le style à l’état pur, peut-être aussi une dramaturgie à l’état pur.
©Photo Gérard Macé – peinture murale anonyme
Yan Ciret : Vous parlez de la piste comme d’un messianisme. L’acrobate ou le voltigeur sont dans une posture de prescience, ils voient arriver les événements du monde. Vous comparez même, cette quête, à celle de Moby Dick. Comment l’expliquez-vous ?
G.M. : D’abord, dans un numéro de cirque, il y a un très long entraînement, une longue répétition, et l’on ne peut guère s’écarter de ce qui est prévu, sans une sorte de sanction immédiate : la maladresse ou la chute. De ce point de vue, il y a là la métaphore de toute création artistique, qui est d’être au-delà de toute condition. Pour ce qui est de Melville, il y a bien sûr la quête, et puis simplement l’analogie avec celui qui monte au mât. Entre chapiteau et navire, les comparaisons seraient nombreuses. Le cirque est un miroir de l’histoire, de la société. Cela a l’air d’être un monde clos sur lui-même, et très vite, un pan de la toile de tente se soulève avec le vent. Ce vent est celui de l’histoire du monde. Le cirque n’y échappe pas, de Buffalo Bill aux présentations d’événements historiques, jusqu’aux guerres coloniales. Le rapport aux animaux, dans le cirque, épouse la lecture de la sauvagerie face à la civilisation. Le cirque n’échappe pas à l’histoire, seulement il en est le miroir fidèle ou parfois déformé. De ce point de vue, il apporte encore de la liberté.
Y.C. : En même temps, votre texte fait apparaître une série de figures, elles sont bien sûr physiques, mais elles auraient leur parallèle dans la sphère religieuse, comme l’élévation?
G.M. : C’est pourquoi je fais à un moment allusion à saint Siméon. A son exercice du jeûne, d’ascèse et d’immobilité. Sauf que, dans le cirque, il y a tout cela, mais pas de mortification ni de morbidité. Au contraire, il y a quelque chose d’une jubilation. Et les efforts restent invisibles.
Y.C. : On pourrait même dire qu’il y a une eucharistie inversée sous la forme de la dévoration?
G.M. : On peut même penser aux martyrs chrétiens dans les jeux du cirque.
Y.C. Il y a aussi du sacrifice, de la dépense improductive dans le cirque, au-sens de Bataille ou même de Mauss et sa théorie du Don ?
G.M. : Je ne dirais pas qu’il y a du sacrifice. Il y a de la dépense et du risque. Mais ce sacrifice n’a pas de sens particulier. On peut employer le mot sacrifice à partir du moment où il y a l’espérance d’un salut, ou s’il y a une rédemption ou un bien espéré : un rachat Mais cette notion est absolument absente du cirque. Il y a tous ces exercices, mais ils restent à l’état d’exercice. Il n’y a pas de leçon de morale, seulement un risque, celui de mourir.
Y.C. : On pense à un univers d’avant le péché originel, d’avant la chute. Cette notion touche-t-elle quelque chose de fondamental pour le cirque ?
G.M. : D’abord, il suffit de jouer sur le mot chute. On craint la chute, quand on est acrobate. D’un autre côté, cette chute n’a pas le sens d’une déchéance, ou de l’expulsion d’un paradis. Elle le montre d’une certaine façon, mais à partir de là, comprend qui veut, On a toute liberté de le voir ou de ne pas le voir, d’être esclave de cette interprétation ou pas, et c’est ce que j’aime dans le cirque.
Y.C. : Faites-vous un lien entre un monde d’avant la chute et l’espace du pré-langage, de « l’infans », ce doublé que l’on retrouve dans les arts de la piste ?
G.M. : Oui, ce qui me séduit dans le cirque, c’est qu’il n’y a pas de discours au sens de la démonstration et presque pas de parole. Donc, quel sens peut-on trouver en dehors des paroles, dans le tacite ? C’est peut-être là que l’on rejoint les exigences poétiques. J’aime dans le cirque, les silences, leur alternance avec la musique. Combien cette part silencieuse est absente dans la vie contemporaine. Il faut voir comment l’on fait tout, pour recouvrir le silence. En même temps, je ne crois pas que l’on puisse revenir à un état antérieur et, dans ce sens, je ne suis pas du tout réactionnaire. Il faudrait préciser que le silence n’a pas davantage de valeur en soi que la parole, c’est simplement l’équilibre entre les deux qui permet de respirer.
Y.C. : N’y a-t-il pas une très grande porosité du cirque qui en ferait un lieu sans dedans ni dehors?
G.M. : C’est un chapiteau et ce ne sont pas des murs. Il y a quelque chose que l’on peut soulever, où l’air passe. L’autre image est celle de la barrière, ce monde autour de la piste que matérialise le cercle. Or, on l’appelle Barrière, mais on peut la passer, car elle est très basse. Ce n’est pas une barrière qui isole les spectateurs des artistes.
Y.C. : D’ailleurs l’Auguste franchit cette limite, dans son mouvement transgressif.
G.M. : Le clown le peut car il nous ressemble. C’est une sorte de messager, d’intermédiaire entre la piste et nous. Je me demande si l’Auguste ne serait pas notre délégué sur la piste, il faut se souvenir que l’Auguste est généralement un acrobate tombé : un ange déchu. C’est l’étoile tombée sur terre ou plutôt le ver luisant par rapport à l’étoile.
Y.C. : Dans Loyal, on entend le mot loi et le mot royal. Le Monsieur Loyal serait le gardien de la loi en même temps qu’une sorte de Virgile. Ce que vous rapprochez de Kafka, on pense à un Champion de jeûne traduit aussi par l’Artiste de la faim ?
G.M. : Il y a là chez Kafka, toute une méditation – grâce au récit – sur la Loi et sur l’inutilité de l’exploit. Quelque chose de très beau peut devenir complètement vain. Le cirque signale à tout artiste ces mêmes écueils. Il y a chez Kafka, la représentation de l’artiste en solitaire, en célibataire-même. Que vient faire l’artiste dans un monde qui ne forme plus une communauté ? Que peut-il faire de sa solitude ? Doit-il la donner en offrande ? Doit-il en affirmer la vanité totale ? Il y a chez Kafka une très grande angoisse liée à la condition de l’artiste dans notre temps.
Y.C. : Cette analogie entre l’artiste et le monde forain, c’est ce qu’avait parfaitement décrit votre ami Jean Starobinski dans son « Portrait de l’artiste » en saltimbanque ». Vous établissez une mythologie du cirque, mais en introduisant le mythe dans sa version mineure.
G.M. : J’aime bien mêler le profane et le sacré. Ce n’est pas pour rabaisser le sacré, mais plutôt pour rehausser le profane. Si je repense aux grandes figures de l’Antiquité ou à la mythologie grecque, on ne s’est pas privé de les parodier. Cela me fait penser à certains numéros du Cirque Atlas. Et, après tout, ce n’est peut-être pas une mauvaise façon de lire la mythologie.
Lettre Jean Starobinski – Yan Ciret
Y.C. : Pour le cirque, il s’agit souvent des mythes dégradés, à l’état de pastiche ou de parodie.
G.M. : J’ai tendance à croire qu’ils ont toujours été dégradés ; qu’il n’y a pas de mythe d’origine.
Y.C. : Le cliché le plus tenace est ce lien de la piste à l’état d’enfance. Pourtant, il y a quelque chose de vrai dans cette « enfance retrouvée à volonté» dont Baudelaire disait qu’elle était la marque du génie. On voit cela dans un film comme le Silence de Bergman, avec ces nains qui sont comme des enfants-adultes en miniature ?
G.M. : Parce que le cirque mélange toutes sortes de registres très différents, y compris dans l’aspect physique. C’est-à-dire à la fois la grâce et le monstrueux. L’enfant est séduit et effrayé par tout cela. C’est une représentation du monde qui lui va complètement, car elle existe avant toute interprétation. Avec le cirque, on vérifie quelque chose. Tout enfant aime la peur et joue avec, il y a là un exorcisme. Qu’est-ce qui peut nous sortir de la peur du chaos ? Précisément ce style très achevé, cette perfection formelle du cirque. Tout à coup, parmi tout ce qui nous menace – et l’enfant perçoit la fragilité du monde autour de lui -, il y a quelque chose qui résiste, même de façon éphémère, grâce à cette forme très achevée. C’est là qu’il y a un profond contentement qui vient du soulagement qui suit immédiatement une grande frayeur.
Y.C. : Vous faites le lien entre les arts «sans parole » comme la pantomime et le cinéma muet. Dans le cinéma muet, les corps sont fantomatiques, le noir et blanc accentuant l’impression qu’ils tiennent à peine sur la pellicule. Est-ce que vous pensez que le cirque amène ce type de corps spectraux ?
G.M. : Oui, on retrouve aussi cela dans la pantomime. Dans le cinéma, il y a un monde de fantômes qui est encore accentué dans la mesure où l’absence de parole évoque le monde des morts. Ce sont ceux qui ne peuvent pas répondre. S’ils parlent, on ne les entend pas. D’ailleurs, nous savons que les acteurs du cinéma muet sont morts aujourd’hui.
Y.C. : Vous parlez du cirque en tant que communauté idéale. On a l’impression que cette communauté a été au bord de l’hypnose durant le spectacle, puis qu’elle se dilue très rapidement, ne laissant aucune trace, aucune attache.
G.M. : C’est pourquoi elle est idéale, au sens propre du terme. Au moment du spectacle, nous formons une communauté qui, au fond, n’est presque pas de ce monde et qui, en tout cas, ne peut pas durer.
Y.C. : Vous dites aussi que le cirque est à la fois savant et populaire. Alexis Gruss dit de même que ses numéros équestres doivent plaire aussi bien au non-initié qu’au Cadre noir de Saumur. Pareillement, un pas exécuté par certains chevaux, le danger de certaines acrobaties, ne seront perçus que par quelques-uns.
G.M. : Je revendiquerais la même chose pour l’art d’écrire. Il ne faut pas vouloir séduire tout le monde par démagogie. Parce que si on va au plus facile, on perd le Cadre noir de Saumur. Il faut séduire le connaisseur et l’enfant ignorant. C’est cela l’idéal d’une communauté de lecteurs.
Y.C. : Au cirque, la psychologie n’est-elle pas l’une des formes de la plastique ?
G.M. : Sur la piste, il n’y pas de représentation réaliste, c’est cela qui me parait être la spécificité du cirque ; plus un plaisir, très immédiat, lié à la magie du corps, un corps capable de retourner vers l’enfance. Quand il nous semblait que tout était possible, que nous étions assez élastique pour pouvoir sauter et retomber sur nos pieds. L’artiste de cirque, notamment l’acrobate, en est encore capable. De ce point vue, on prolonge l’enfance. Il y a en plus une dimension charnelle, presque érotique. Le costume montre et cache à la fois, par exemple. La suggestion érotique est très forte, mais stylisée.
Y.C. : La photo ou le cinéma sont liés à une forme de mélancolie, d’arrêt du temps, alors que le cirque s’identifie au mouvement perpétuel, jusque dans la filiation, où un même numéro est repris par le fils, puis le petit-fils, avec le même nom ?
G.M. : Presque comme chez les acteurs de Nô, avec un apprentissage familial et une transmission filiale. La démocratie, au sens politique, n’empêche rien, car elle laisse vivre des formes même très archaïques. Mais je crois beaucoup plus à la transmission du maître à l’élève, directement et réciproquement. Alors qu’est-ce que cela peut donner au cirque, ce nouvel apprentissage ? Cela peut faire naître de nouvelles dynasties, quand les anciennes meurent ou ne sont plus dignes de ce qu’elles étaient. Il faut bien que quelque chose se refonde. Mais je crains que cela donne trop de liberté dans l’invention et que quelque chose de la tradition du cirque se perde. C’est-à-dire que l’équilibre de tout art se trouve être entre deux écueils, la répétition pure et simple qu’est l’académisme, l’art va vers sa mort, ou la liberté anarchique de l’avant-garde qui est une autre forme de mort.
Un garçon lave dans un récipient en poterie les pieds d’un jeune noble assis sur un pliant. © Arthur Rimbaud
Y.C. : Comment expliquez-vous que ces grands artistes du muet, du burlesque, sauf exception, n’ont pas réussi à passer au parlant ?
G.M. : Il y a une façon de jouer, de faire bouger son corps, qui n’est plus possible avec le parlant. On peut le regretter, car il y a une sorte d’atrophie. Le cinéma parlant fait perdre aux acteurs l’art de la pantomime. Il faudrait réunir le dialogue et l’art du geste. Dans le bouillonnement actuel autour du cirque, il y a sans doute une recherche de cet ordre.
Y.C. : Est-ce que ce ne serait pas ce qui a réuni Beckett et Buster Keaton, pour « Film » (2. A savoir que Keaton vient du cinéma muet, avant le langage, et Beckett après. Au fond, ils se retrouvent sur ce jeu des contraires?
G.M. : C’est très juste, on peut s’entendre sur cette chose-là. Mais on est obligé de réinventer une présence sensuelle au monde, sinon on est déjà mort. C’est une tâche perpétuelle, on ne peut se contenter d’être là, simplement immobile.
Samuel Beckett et Buster Keaton sur « Film »
(1 . « L’art sans paroles », Gérard Macé, Gallimard / collection Le Promeneur (1999).
(2. https://laboutique.carlottafilms.com/products/film-notfilm
À lire Notfilm, un film-essai sur l’incursion de Samuel Beckett au cinéma
Signaler la reprise en un volume de la série « Colportage », en novembre 2018, éditions Gallimard/collection blanche.
« Gérard Macé, écrivain colporteur », revue Critique N°870, éditions de Minuit, 2019.
« Les mondes de Gérard Macé », ouvrage collectif, coédité par Le Bruit du temps et Le Temps qu’il fait, octobre 2018.
« Et je vous offre le néant. Un essai sur Sade », Gérard Macé, éditions Gallimard/collection blanche, novembre 2019.