Debord dans le temps – entretien avec Philippe Sollers

« Par laquelle oeuvre se pourra connaître la grandeur du prince dont vous parlerai, et aussi de votre entendement. »
Mémoires. Guy Debord, 1958.

En 1958, sort le premier numéro d’Internationale Situationniste, Guy Debord a 26 ans. Philippe Sollers publie son premier roman, Une curieuse solitude, il a 21 ans.
Lors d’un entretien avec Yan Ciret, l’auteur  de ParadisStudio mais aussi du film Guy Debord, une étrange guerre dans la série « Un siècle d’écrivain » (France 3) revient sur leurs parcours respectifs, mutuels, parallèles dans les avant-gardes de leur temps.

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Yan Ciret : A quel moment de votre parcours, de votre stratégie d’écriture, croisez-vous la figure de Guy Debord? Comment se fait votre évolution vers l’auteur de Panégyrique, dans le milieu des années 1980?

Philippe Sollers : Je pense que la rencontre a lieu au moment où Debord lui-même évolue. Il faut insister sur ce changement, car aujourd’hui la majorité des interprétations sont rétroactives et régressives. On se réfère toujours aux débuts de Debord, à sa période héroïque, romantico-révolutionaire, qui est très importante bien sûr, mais qui est liée d’assez près à tout un horizon qu’il faut bien appeler « marxiste ». Ce qui ne me paraît pas assez souligné, c’est la très nette différence qui s’opère à partir du film In girum imus nocte et consumimur igni. Là je fais de l’interprétation, je ne sais pas si Debord serait d’accord avec ce point de vue, peut-être pas, car tout le monde tient à avoir une cohérence globale. On peut simplement remarquer le changement qui arrive à travers le cinéma, avec In girum, où l’apparition du « je » commence à m’intéresser énormément. J’ai vu ce film au moment de sa sortie et cela m’avait beaucoup frappé. Je m’en suis d’ailleurs servi dans le film[1][1] que j’ai réalisé sur lui, justement parce que cela révélait la présence extrême du sujet dans son écriture. Cette façon de dire « je » est évidemment repérable dans les écrits, mais je crois que c’est aussi très visible dans les films. L’œuvre cinématographique de Debord est l’un de ses grands chefs-d’œuvre singuliers et il faudra toujours opposer cela aux interprétations dissolvantes de groupes ou de collectifs. C’est la façon dont il se détache, par sa voix même, qui commence à m’intéresser. Parce qu’au moment d’In girum, je cherche aussi une nouvelle disposition pour parler à la première personne, mêlant l’histoire et une multiplicité d’aventures, à ce que j’ai envie de raconter. Il est évident que son discours prend déjà une autre orientation avec Les Commentaires sur la société du spectacle par rapport à La société du spectacle proprement dit. Le discours des Commentaires m’apparaît, très vite, plus fondamental que celui de la première version de 1967. Comme s’il fallait, petit à petit que cette voix personnelle se détache, même si cela va entraîner des réflexions telles que « on ne se distingue pas, on ne peut pas sortir d’un projet collectif » ; le fond de l’affaire est là, et ce n’est pas uniquement un fond historique, mais aussi métaphysique.

C’est intéressant, parce que l’étude des nouveautés apportées par ce livre n’a pas été faite ; on peut en distinguer les grandes lignes, très rapidement : le concept de mafia n’apparaît pas dans La société du spectacle en 1967. C’est à dire que c’est un livre qui en 1988, anticipe de manière percutante sur la chute du mur de Berlin, la dissolution et la reconversion de l’Union Soviétique en empire mafieux, et la planète à l’avenant. En 89, paraît Panégyrique, et c’est je crois la première fois que j’écris un article sur Debord, dans Le Monde. Dans Cette mauvaise réputation, il ne parle pas de cet article. Il cite une interview publiée dans L’Humanité, pour terminer par cette phrase : « Ce n’est qu’insignifiant, puisque signé par Philippe Sollers », c’est la seule fois où Debord écrit mon nom publiquement, il est plus violent dans ses lettres, notamment dans une lettre de la fin de sa vie, où il invite Jean-Jacques Pauvert à se rendre à Venise, tout en lui précisant qu’il ne faut surtout pas « en parler à Sollers » (Là-dessus il y aurait beaucoup de choses à dire, sur la façon dont il y a eu une manipulation). A partir de là, nous sommes en 1989, et Debord devient un personnage de ce que j’écris, un personnage parmi d’autres.

 

Y.C. : Il y a eu une première période biographique de Debord, avec le splendide Mémoires…, pourquoi la rencontre ne s’est-elle pas faite à ce moment-là?

P. S. : Cela aurait pu avoir lieu si les enjeux littéraires et plastiques avaient été les mêmes, or ce n’était pas le cas. Dans Mémoires, il n’y a pas une phrase qui ne soit une citation. Mais ce n’est que plus tard que l’art du montage, des citations-montage, devient allégorique ; et là on peut le référencer à de grands techniciens de la citation et du montage, c’est ce qui m’intéresse en premier lieu chez Debord, c’est à dire non pas uniquement le montage ou les citations, mais les preuves qu’il produit, toute une façon de faire avec le langage qui est spécifique. Cela m’intéresse d’un point de vue logique et métaphysique. La tonalité métaphysique s’accentue donc avec le temps, elle émerge dans In girum, puis c’est très présent dans Panégyrique I et II. On voit, à ce moment-là, apparaître très fortement la pensée du Temps en lui-même.

 

Y. C. : Il dit que l’écoulement du temps est sa sensation la plus vive, ce sont les fameuses lignes dans Panégyrique où il parle de cette « Paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps ».

P. S. : Chaque fois que l’on approfondit une question, le temps apparaît. C’est plus qu’un thème pour lui, c’est une passion pour l’irréversibilité du temps. Vous l’avez déjà présente dans la Société du spectacle, avec les analyses considérables du temps selon les modes de société, les modes de production, le temps cyclique. Mais la contribution unique de Debord, à la première personne, réside dans son sentiment, sa sensation violente de l’irréversibilité du temps, elle fait de lui l’un des plus grands poètes de notre époque, dans la misère extrême de la poésie actuelle. Tout le monde se contente d’une formidable misère poétique, alors que c’est lui le grand poète. Là, il rentre dans mon cercle d’intérêt, au même titre que Dante, Rimbaud ou Artaud.

 

Y. C. : Est-ce que ce n’est pas au moment où il finit par faire une œuvre, paradoxalement, qu’il vous intéresse?

P. S. : Oui, c’est cela, on n’échappe pas à la question de l’œuvre et tout le débat actuel est là. Si l’on dit que seuls les débordistes savent lire Debord, je ne marche pas. Mon travail a été, autant que possible, latéralement, de dire que ses livres devaient être publiés, être mis en collection de poche et à la portée de n’importe qui, que chacun puisse s’en saisir et qu’on en verrait les résultats un jour ou l’autre, puis d’éviter tout phénomène d’appropriation. J’ai toujours agi de la sorte, que ce soit avec Bataille ou avec Artaud. Sinon vous avez éternellement la même histoire, c’est à dire des intérêts extrêmement bizarres liés à l’adoration qui fait disparaître les livres et les œuvres sous l’apparente vénération. Il faut donc aller contre le préjugé dominant, favorable uniquement à ce qui est marginal, contre les adorateurs eux-mêmes qui font tout ce qu’il faut pour bâtir des stèles, voilà pourquoi : familles, je vous évite!

 

Y. C. : Est-ce que cette vision n’aurait pas tendance à séparer ce que lui, au fond, a toujours essayé de maintenir réuni, c’est à dire le penseur, le théoricien de la révolution, avec le poète du dépassement de l’art? 

P. S. : Oui, c’est peut-être au détriment de ce qu’il penserait, et il ne s’est pas privé de m’insulter ce qui n’a d’ailleurs aucune importance. Pour moi la poésie est révolutionnaire : un poète est forcément un révolutionnaire. Mais encore une fois, ce qui prime chez Debord, c’est sa méditation très profonde sur le temps. Les temporalités chez lui, le feuilletage des temporalités atteint quelque chose de tout à fait étonnant. Si vous prenez ses citations de Li Po, le poète Chinois, ou d’Omar Khayyam qui arrive avec une métaphore sur le néant, ou si vous le voyez emprunter ce qu’il faut chez Dante, à un moment très précis de sa vie à Florence, tout cela prouve une ouverture, une capacité de penser l’Histoire dans toutes ses dimensions, qui m’est extrêmement sensible. On échappe, par là même, à l’aplatissement du discours dans un projet uniquement social. Ce qu’il faut juger, c’est la fécondité, la richesse dans le feuilletage du discours.

 

Y. C. : Son rapport au temps est très souvent déterminé par l’alcool, une manière d’être tout en ayant été, une sorte de « nevermore » ne pensez-vous pas que c’est ce qu’il trouve chez Li Po ou même Hemingway, comme chez Malcom Lowry d’une certaine manière...  

P. S. : L’attrait de Debord pour Malcom Lowry est une révélation récente de la correspondance. C’est lié à un certain type de vertige dans la vie, à une façon de vivre. Si on a une vie intéressante, ça se sent dans ce qu’on écrit. Cela ne veut pas dire que l’on parle d’une vie à rebondissements multiples, par exemple Beckett a eu une vie très intéressante aussi.

 

Y. C. : Debord ne va-t-il pas pousser au plus loin l’adéquation de sa manière de vivre et son usage de la langue, de l’écriture, pour parvenir à intégrer en un seul mouvement la vie et l’œuvre?

P. S. : Il va immédiatement au cœur de ce qui peut se dire avec le français. Debord fait jouer toutes les variantes de cette langue depuis très longtemps. Il peut vous citer Villon dans le jargon original, il est le seul â avoir lu les Poésies de Lautréamont avec quatre personnes tout au plus, or si vous n’avez pas lu Lautréamont vous ne pouvez pas savoir d’où part Debord, vous ne voyez pas ce qui l’intéresse : les problèmes logiques, historiques, métaphysiques. C’est aussi une façon de vivre le plus librement possible, une technique de vie. C’est ce qu’il y a de très fécond dans cette expérience, que ce soit la Dérive, l’alcool, mais on n’est pas obligé de vivre de cette façon-là. On n’est pas obligé de se droguer, de s’éthyliser, ou de se débaucher. Quoi qu’il en soit, la vie de Debord est passionnante. C’est dans le style des livres qu’on le perçoit le mieux et puis avec une technique remarquablement concertée, mais on est pas obligé de l’adopter, il y a d’autres façons de se cacher que de ne pas apparaître.

 

Y. C. : L’une des premières photos de l’époque le représentant, est déjà vieillie par anticipation, elle est détruite, impossible à identifier. Ne croyez-vous pas qu’il organise déjà sa légende à travers une forme d’image, très maîtrisée, qu’il se donne?

P. S. : Il croit avoir un destin et il a raison. Et chose rare, il va le vivre très tôt, en se mettant dans la position du frondeur, de celui qui aura refusé. Il a une vaste connaissance historique, accompagnée d’une grande maîtrise des classiques français : le Cardinal de Retz, Saint-Simon, Chateaubriand, pour aller aux points les plus connus. Enfin, il a une connaissance tout aussi importante de la stratégie. Si je décide de lire Clausewitz ou Sun Tse, de façon précise, ce n’est pas par Debord que je les découvre ; mais la façon dont il s’est servi d’eux m’intéresse. C’est le côté émouvant : il pense que la vie est une guerre, et que chacun la mène à sa façon, que c’est le lieu de déploiements considérables d’affects, d’émotions, de temporalités concentrées.

 

Y. C. : Est-ce qu’il ne réattaque pas le présent à travers la tradition, les classiques, en citant Bossuet, Machiavel ou Guichardin. L’exil n’étant plus possible dans un monde unifié, il s’agit de… 

P. S. : De faire honte au présent, ce qui n’est pas rien, cela a une portée politique évidente, là vous ne négociez plus sur le plan des opinions.

 

Y. C. : Avec les situationnistes. Debord fait partie de l’une des rares avant-gardes à ne pas s’être aveuglées politiquement, ni sur Staline ni sur Mao, comment expliquez-vous cette lucidité très aiguë? 

P. S. : Quand vous rentrez dans la vie avec un certain nombre de débordements personnels à un moment ou un autre, vous ne pouvez pas ne pas vous trouver en opposition avec un totalitarisme quel qu’il soit, y compris stalinien. Avec Tel Quel, on allait du côté des formalistes russes, ce qui déclenchait des conflits très virulents avec les communistes. Il ne faut pas oublier que le parti stalinien occupait une grande partie de l’échiquier politique en France, jusqu’en 1968. Pour Debord, cette lucidité, c’est avant tout une façon de vivre, un intérêt symbolique fort, son premier film Hurlements en faveur de Sade, ne tombe pas du ciel, il est lié à une certaine façon de faire effraction et à l’hypothèse avant-gardiste qui parcourt le siècle.

 

Y. C. : Faut-il y lire l’analogie que Debord laisse entrevoir, dans ses derniers livres, entre lui et Breton qui lui aussi a été très vite anti-stalinien? 

P. S. : C’est exactement ce que j’ai essayé de montrer dans le film que j’ai fait sur lui, Guy Debord, une étrange guerre. On est dans une certaine histoire qui passe par le dadaïsme et le surréalisme. Toute la polémique actuelle autour de Debord vient de gens que cela n’intéresse pas. Ils ne voient pas ce que cela comporte de connaissances fondamentales de l’Histoire.

 

Y. C. : Au fil du temps, Debord se voit de plus en plus comme un mémorialiste, pour aboutir aux deux tomes de Panégyrique, d’où part cette inspiration selon vous?

P. S. : De cette phrase : « Je dirai ce que j’ai aimé ; et tout le reste, à cette lumière se montrera et se fera bien suffisamment comprendre ». C’est une déclaration excellente, à partir de là tout le reste s’ensuit – ce que je n’ai pas aimé aussi – c’est une très bonne position de discours.

 

Y. C. ; On a l’impression que son entreprise de mémorialiste a tourné court, le second Panégyrique n’était composé que de photos souvent déjà connues, de citations attendues, comment voyez-vous cet auto-recyclage testamentaire de la fin?

 P. S. : Debord est un grand allégoriste. L’allégorie alliée à la brièveté fait apparaître, chez lui, toute une époque. C’est un art. C’est comme cela qu’il a intitulé son dernier film Guy Debord son art, son temps. Oui, ça tourne court, le corps a lâché. Mais son projet reste très affirmatif, même son suicide n’est pas une négation, Lacan met d’ailleurs le suicide dans la catégorie de l’espérance, c’est l’acte qui ne rate pas. Son suicide est un suicide de signature.

 

 Y. C. : Que pensez-vous de la géographie de Guy Debord, de son attention extrême aux lieux, à l’urbanisme, à la construction de situations?

P. S. : Cela se manifeste très tôt dans la dérive, qui est une merveilleuse apparition de Paris, dans la descendance du surréalisme. Vous avez aussi l’influence de Benjamin, et ses textes sur les passages, vous avez une étonnante sensibilité qui magnifie les lieux selon qu’on laisse advenir ce qui doit venir. On décide de partir en dérive et on verra ce qui nous arrive. II y a aussi la clandestinité comme lieu ; la clandestinité est un lieu qui peut être n’importe où, ça dépend de comment vous vous y prenez. Il y a toute une géographie clandestine de Debord, c’est encore là une façon de vivre, les voyages à Londres, à Florence, l’Espagne, les femmes, pas n’importe lesquelles,   les   étrangères,   dont   les   photographies   sont   là   dans   les   Œuvres cinématographiques complètes. On a tendance à oublier qu’un homme a vécu avec des femmes de façon très libre. C’est une façon de se comporter, dans la vie amoureuse, liée à l’aimantation des lieux : Séville, Arles, Venise. Une Venise clandestine, une Venise de guerre. Et puis il y a sa voix dans ses films, je m’intéresse beaucoup aux voix des écrivains.

 

Y. C. : Pour lui, c’est une autre manière de faire apparaître le corps?

P. S. : Ma théorie c’est que le corps est dans la voix, et pas le contraire. Avec Debord, il faut se demander pourquoi parle comme ça dans ses films, pourquoi ce ton, avec quelques effets mélancoliques-romantiques, mais très tenus, très étranges.

 

Y. C. : Il fait cœxister des espaces géographiques, historiques, très différents, une photo de lui à Florence renvoie à Machiavel, comme s’il prenait en charge tous ces espaces à la fois, comme s’il en héritait.

P. S. : II est tout le contraire du français replié sur son histoire personnelle. Debord a un imaginaire extraordinairement riche avec une formulation minimale, une condensation très grande, il faut lire ce qu’il y a d’écrit entre les lignes. Son génie, c’est d’avoir fait en sorte de présenter ça comme une chose parfaitement lisse. C’est en cela qu’il est un grand écrivain.

 

Y. C. : Il y a aussi une manière de faire coïncider tous les temps, de rendre contemporain le passé à travers l’usage de la citation.

P. S. : Vous vous rappelez qu’en écrivant, il part de l’hypothèse que le français sera bientôt une langue morte. Il dit aussi que les citations sont utiles dans les temps d’obscurantisme. Il y un humour énorme de Debord. L’ironie est une contrée avec peu d’habitants que l’on peut être content de rencontrer : Swift, Voltaire, Karl Kraus…

 

Y. C. : Pourquoi dites-vous, dans l’un de vos premiers articles sur Debord, qu’il est un auteur facile à lire, mais difficile à comprendre?  

P. S. : Très facile à lire, parce que rien ne s’y oppose, la syntaxe n’est pas perturbée, il n’y a pas de mots nouveaux. Sauf que le registre le plus impressionnant est le registre logique, dont lui-même dit qu’il est en cours de destruction, parce que bientôt plus personne ne saura faire un raisonnement. C’est un dialecticien, mais c’est surtout un logicien, dans la ligne directe de Lautréamont.

 

Y. C. : Dialecticien jusque dans le détournement?

P. S. : Jusque dans le détournement, mais ça c’est la rhétorique, c’est la vie du langage, quand il est vraiment vivant et traité par un grand écrivain.

 

Y. C. / Que pensez-vous du Debord commentateur, celui qui reprend les articles de presse, lorsqu’il change d’axe, comme dans Ordures et Décombres à propos de son film In Girum…?

P. S. : Il veut faire honte, c’est son « Honthologie » avec un H, qui consiste à faire honte à ses contemporains.

 

Y. C. : L’une des figures omniprésentes chez Debord, c’est celle du Diable, quel statut lui donnez-vous?  

P. S. : C’est l’une des figures métaphysiques de son discours, l’hypothèse de son existence est formulée. Certains diront que c’est un symptôme paranoïaque. Cette couleur évidente est l’une des choses qui choquent le plus chez lui. Mais pourquoi vouloir que justement ce ne soit pas pris en compte?

 

Y. C. : Est-ce que vous le rattacheriez à une tradition issue du catholicisme, du baroque?

P. S. : Je pense que l’on ne peut pas tourner autour de Venise sans raisons. Debord est un métaphysicien, même si on ne doit pas le réduire à telle ou telle croyance qu’il aurait sûrement refusée. Panégyrique est un titre catholique, c’est évident, il se réfère à Bossuet. Quant à In girum la formule est en latin, comme par hasard.

 

Y. C. : Que pensez-vous de cette idée de circularité que l’on retrouve toujours chez Debord, notamment avec le palindrome de In girum, et son carton final : « à reprendre depuis le début »?

P. S. : C’est très proche de Dante le cercle de feu, la Damnation. La Divine Comédie est citée aussi dans Panégyrique, le cinquième chant du Purgatoire : «  Et je lui dis : quelle force ou quel destin – t’a égaré si loin de Campaldino – qu’on a jamais connu ta sépulture? ». Je crois que Debord a pensé à tout cela. Il ne faut pas oublier que c’est un auteur ambigu, dans les Commentaires, il dit que sur 60 lecteurs, 30 iront dans un sens et 30 autres dans le sens et la position contraires.

 

Y. C. : Dans Panégyrique II, il y a une sorte de jugement dernier, les corps reviennent, les amis disparus…

P. S. : Oui, Asger Jorn, Ivan Chtcheglov, la main photographiée de l’auteur, et aussi la figure du bateleur des tarots sur la couverture de Des Contrats, c’est très émouvant. C’est l’introduction d’une dimension métaphysique par des signaux magiques. Pour Debord tout est théâtre dans une veine shakespearienne, la vie et le monde sont un grand théâtre mortel.

 

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Cet entretien aussi en ligne sur le site de Philippe Sollers : http://www.philippesollers.net/debord_dans_le_temps.html

Extrait de Fugues, Gallimard, 2012, p.471-482

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