Suivi de Soulèvements (comme une pierre de lave jetée dans le jardin du maître)
Yan Ciret : En quoi l’enseignement du créole est-il une question cruciale de ce que vous avez appelé, reprenant l’expression de la sociologue guadeloupéenne Dany Bebel-Gisler, « l’archive symbolique de notre culture »?
Raphaël Confiant : La question de l’introduction du créole à l’école est centrale en ce début du XXIe siècle. En fait, l’école apparaît paradoxalement comme la seule planche de salut d’une langue qui cesse graduellement d’être transmise de manière maternelle ou familiale. Le paradoxe c’est que longtemps l’école a combattu à la fois le créole et le créolisme (ou pénétration sauvage du créole dans le français) mais aujourd’hui nous pouvons un instrument de recréolisation. Car il ne s’agit pas simplement d’enseigner seulement la langue créole mais toute la culture créole (musique, cuisine, architecture etc.). En plus, le fait d’introduire le créole à l’école nous oblige à la transformer en langue écrite, à faire l’effort de produire des grammaires, des dictionnaires, des ouvrages techniques etc… Le fait d’introduire la culture créole nous oblige à y réfléchir, à la disséquer et à l’approfondir.
Yan Ciret : Voyez-vous des rapports entre les émeutes de Pointe-à-Pître, du 27 mai 2001, et les récents événements anti-mondialisation de Gênes, à l’occasion du G8?
Raphaël Confiant : Je ne sais pas ce qui s’est passé à Pointe-à-Pitre le 27 mai 2001. Par contre, j’en profite pour dénoncer la xénophobie rampante qui affecte certains secteurs de la société guadeloupéenne, xénophobie qui se manifeste à travers la scandaleuse émission quotidienne d’Ibo Simon sur Canal 10, les attaques scélérates contre des travailleurs dominiquais et haïtiens, l’hostilité permanente contre les Martiniquais, les quelques réfugiés Chinois qui se sont installés dernièrement en Guadeloupe et les Métros. Je dis bien « certains secteurs de la société guadeloupéenne » car j’ai vécu à diverses reprises, pendant plusieurs semaines, dans la campagne de Capesterre-Belle-Eau et j’y ai toujours rencontré le meilleur accueil. Je crois que cela est en partie dû à un certain discours nationaliste borné, qui existe aussi en Martinique mais de manière très minoritaire, qui consiste à regarder son île comme le nombril du monde. J’ai été aussi choqué par le fait que 14 avocats guadeloupéens aient pu défendre gratuitement Ibo Simon lors de son procès le 5 septembre dernier et par les 3.000 personnes qui étaient venus le soutenir ce jour-là.
Yan Ciret : Vous évoquez une parenté génétique et typologique entre les créoles de diverses origines, sur quoi repose cette filiation, quelle en est la nature?
Raphaël Confiant : Les créoles à base lexicale française présentent pour chacune des principales zones où ils existent – l’américaine et l’océanindienne – une parenté typologique c’est-à-dire qu’ils ont des principes de fonctionnement très semblables au niveau syntaxique sans compter un lexique très proche. Cela est dû à la similarité du cadre socio-historique dans lequel ces langues se sont forgées : l’ « habitation » ou plantation de canne à sucre au sein de laquelle on trouve d’un côté des maîtres blancs d’origine française et des esclaves africains, milieu assez fermé jusqu’au milieu du XXe siècle. Ensuite, à l’intérieur de chaque zone, il existe une parenté génétique entre les créoles. Ainsi le créole martiniquais est frère du créole Saint-lucien et cousin du créole guadeloupéen et, si on va plus loin, cousin éloigné du créole haïtien. Il en va de même dans la zone océanindienne entre le réunionnais, le mauricien et le seychellois. Si l’intercompréhension est relativement aisée à l’intérieur de chacune de ces zones, elle l’est moins d’une zone à l’autre, davantage à l’oral qu’à l’écrit d’ailleurs. Hector Poullet me disait le plaisir que prenaient ses élèves de 4e à lire des extraits de Zistwa Kristian, un roman écrit entièrement en créole réunionnais en 1977.
©Photo : Jean-François Manicom
Yan Ciret : Vous vous êtes élevé contre la « culture mulâtre », avec une rare violence, disant lui préférer, à tout prendre, « la culture béké », que vouliez-vous dire par cette position, apparemment paradoxale?
Raphaël Confiant : Je suis issu de cette « culture mulâtre » et ici, je dois éclaircir un point : à aucun moment, je ne prends « mulâtre » au sens génétique du terme mais bien au sens socio-historique tel qu’il s’est forgé durant la période post-esclavagiste. C’est pourquoi ni Alfred Marie-Jeanne, président du Conseil Régional de la Martinique, ni Claude Lise, président du Conseil Général de la Martinique, ne sont des « mulâtres » au sens social du terme même s’ils ils le sont bien génétiquement ou biologiquement. Je veux dire que leur ascendance « blanche » est pour le premier « métro » et pour le second « syro-libanaise », ce qui fait qu’ils ne s’insèrent pas du tout dans le schéma colonial insulaire qui veut qu’un mulâtre soit ou bien le fils d’un Béké et d’une Négresse ou bien le rejeton d’un couple de Mulâtres. Il y a historiquement une « mulâtraille » qui s’est créée chez nous à partir notamment des hommes de couleurs libres pendant l’esclavage et je vous rappelle d’ailleurs qu’au XVIIIe siècle, près de la moitié des hommes de couleur libres étaient des Nègres et au XIXe, près du tiers ! Donc quelle est l’idéologie de l’homme de couleur libre ? Elle est anti-africaine, anti-nègre, anti-créole et farouchement assimilationiste. La phobie du « chivé grenné », du « lapo sové » et du « kréyol lang a vié-neg » n’est pas une construction seulement békée, elle a été relayée, amplifiée, théorisée parfois par la mulâtraille.
Yan Ciret : Ne croyez-vous pas que ce que vous appelez un « affranchissement » de l’oralité du créole, pour la fondation d’une culture écrite, ne risque pas de faire muter cette langue du côté de l’ordre des « anciens maîtres », sinon quels seraient les contre-feux?
Raphaël Confiant : Pour moi, l’écriture n’est pas liée seulement à l’Occident. L’Occident n’a pas inventé l’écriture. Les Nègres égyptiens écrivaient au moment où les Celtes ou les Gaulois, ancêtres des Français actuels, vivaient dans des cités lacustres, sans la moindre notion d’écriture. Donc écrire le créole ne revient pas du tout à le ramener dans « l’ordre des anciens maîtres » comme vous le dites mais à le relier à une très ancienne pratique née en Afrique. Au moment où au XVe siècle, les Européens débarquent sur le continent noir, il existait là-bas des tas de système d’écriture, le seul problème était qu’elles étaient d’usage restreint (rois, nobles) ou ésotériques (prêtres), ce qui fait qu’elles ont disparu facilement à partir de la colonisation et de la Traite. Mais aujourd’hui encore, certaines subsistent au Cameroun et au Zimbabwe par exemple. Ecrire le créole n’est donc pas une attitude assimilationiste ou européo-centrée mais un retour à une situation – celle des Nègres cultivés – qui n’aurait jamais été étouffée si les Arabes et les Européens n’avaient pas mis l’Afrique en coupe réglée.
Yan Ciret : Vous récusez l’intégration « black » par le rap, les sports rois aux Etats-Unis comme le basket, ou le cinéma, pourtant ces formes populaires qui règnent dans les marges de la société caribéenne, ont créé un sentiment de fierté par lequel passe nombre de revendications, le cas historique de Mohamed Ali, en serait un exemple, ne pensez-vous pas qu’une contre-culture créole peut voir le jour de cette manière?
Raphaël Confiant : Il y a trente ans, Stanislas Adotevi définissait la Négritude comme étant « la manière noire d’être blanc ». Aujourd’hui, on peut en dire autant du « blackisme », version moderne édulcorée de la Négritude. L’objectif est toujours le même : s’intégrer au monde blanc, à l’Occident chrétien capitaliste tout en feignant de le critiquer. L’exemple des Noirs américains est le plus triste, le plus lamentable. C’est d’ailleurs au moment même où ils sont devenus plus Yankees que les Yankees, où ils sont devenus de véritables Yankees noirs qu’ils ont le culot de s’appeler des « African-Americans ». Qu’est-ce qu’ils ont d’africain ces bouffeurs de hamburgers et buveurs de coca-cola ? Quelles valeurs africaines, quelle philosophie africaine défendent-ils ? AUCUNE ! Au contraire, les Noirs américains, par le biais du sport et de la musique justement, sont devenus les pires vecteurs de l’impérialisme commercialo-culturel nord-américain. Il y a trente ou quarante ans, les symboles de cet impérialisme étaient des « Blancs » c’est-à-dire John Wayne, Elvis Presley, Marilyn Monroe etc…, aujourd’hui, hélas, ce sont des « Noirs » comme Whoopy Goldberg, Mickael Jordan ou Denzel Whasington. Quant à Colin Powell et Condoleeza Rice, ces Uncle Tom du gouvernement étasunien, il n’y a rien à en dire : ce sont des salauds au sens où Jean-Paul Sartre l’entendait. Ce n’est pas par le sport et la musique que les Nègres sortiront de leur état d’infériorité mais par la culture, la science, l’informatique, la médecine etc. A l’heure actuelle, ils servent d’amuseurs publics internationaux et rien d’autre. N’est ce pas triste de voir qu’avec 3 millions d’habitants seulement la Jamaïque a obtenu 7 médailles aux Jeux Olympiques d’Edmonton alors que l’Inde avec 1 milliard d’habitants a obtenu 0 médaille ? Par contre, l’Inde est capable d’exporter sur le champ 20.000 informaticiens de haut niveau en Allemagne ou ailleurs. Le Pouvoir est à Silicon Valley pas sur le terrain de basket de Madison Square Garden. Et ça, malheureusement, les Nègres ne l’ont pas encore compris. Les Arabes oui, les Hindous oui, les Asiatiques oui, les Sud-Américains oui. Mais pas les Africains et les Afro-américains.
©Photo : Jean-François Manicom
Yan Ciret : Plusieurs de vos ouvrages, tels « Le Nègre et l’amiral » ou « Commandeur du sucre », ont eu pour base des recherches, enquêtes, témoignages, en est-il de même pour la création de ce nouveau créole à la fois divers et unifié?
Raphaël Confiant : Le nouveau créole dont vous parlez est simplement le résultat du travail des « travailleurs de la langue ». Qui sont les travailleurs de la langue ? Les écrivains, les linguistes, les pédagogues, les juristes et tous les intellectuels en général. Pour la langue orale, le peuple est le maître ; pour la langue écrite, ce sont les intellectuels qui le sont. ET ça, ce n’est pas valable uniquement pour le créole. C’est ce qui s’est passé partout dans le monde depuis des millénaires : du scribe égyptien à l’informaticien de Silicon Valley. Le devoir des intellectuels créolophones est de construire un créole écrit qui soit capable d’assumer toutes les tâches communicatives dévolues à une langue normale et c’est ce que le GEREC-F, ce que des poètes comme Monchoachi, Joby Bernabé, Sonny Rupaire, Hector Poullet ou Max Rippon, des dramaturges comme Georges Mauvois ou Frankétienne, des linguistes comme Jean Bernabé et d’autres s’efforcent de faire depuis 30 ans. Ce créole écrit est forcément « pan-créole » c’est-à-dire qu’il puise aux ressources lexicales et rhétoriques dans tous les créoles, qu’ils soient des Amériques ou de l’Océan Indien. On dira que tout cela est artificiel ? Mais c’est ne rien comprendre au processus du passage d’une langue de l’oralité à l’écriture. Ce passage est toujours, pensé, pesé, réfléchi, construit et donc toujours un peu artificiel. Toute langue écrite est forcément artificielle, ne serait-ce que parce qu’elle possède une norme beaucoup plus contraignante que la langue orale laquelle est très diverse, très disparate.
Yan Ciret : Il vous tient à cœur de rétablir « le héros de l’ombre », celui qui n’a laissé aucune trace de son martyr, de sa résistance, qu’est-ce qui vous fait vous démarquer des héros « canoniques », célébrés et commémorés, tels Toussaint-Louverture ou Delgrès qui sera au premier plan en cette année 2002?
Raphaël Confiant : Il faut commémorer les grands héros comme Toussaint-Louverture ou Delgrès. La preuve : j’ai tenté d’écrire dans L’archet du colonel l’épopée de Delgrès. Mais c’est vrai que tous les autres héros de mes livres sont des gens du commun, des gens du petit peuple, ceux que l’on pourrait appeler les « héros du quotidien ». Ces deux formes d’héroïsme sont complémentaires, pas contradictoires. Pendant l’esclavage, il y a certes, le héros spectaculaire, le Nègre-marron, ou le chef rebelle comme Dessalines ou Delgrès mais il y a aussi la résistance patiente, secrète, têtue de dizaines de milliers d’esclaves, puis après l’abolition, de travailleurs agricoles et d’ouvriers des villes. C’est cette résistance-là que je privilégie dans mes romans. Elle est d’apparence moins brillante que celle des héros traditionnels mais tout aussi puissante et efficace. Elle est au fondement même de notre culture créole.
Montée de Toussaint Louverture – Bataille contre l’armée française (1802)
Yan Ciret : Vous avez démontré magistralement que l’on pouvait réaliser des œuvres en créoles, je pense à certains de vos premiers romans, mais aussi à votre traduction du Pawana de Le Clézio dans cette langue, sans compter d’autre part les romans de Frankétyèn ou les poèmes de Sonny Rupaire, pensez-vous revenir à l’écriture de textes en créole(s)?
Raphaël Confiant : Je n’ai jamais abandonné l’écriture en langue créole. J’ai énormément de manuscrits dans mes tiroirs mais pendant longtemps, j’ai publié à compte d’auteur (5 livres en créole) et ce fut ruineux financièrement pour moi. J’ai attendu que la situation s’améliore pour l’édition en créole, ce qui commence à être le cas aujourd’hui, et donc à partir de maintenant, je vais commencer à republier en créole. Ce n’est pas parce qu’on ne publie pas qu’on n’écrit pas !
Yan Ciret : En quoi le créole peut-il faire échec, être un filtre assez puissant, contre la globalisation standardisée?
Raphaël Confiant : Le créole à lui tout seul ne peut être un filtre à la globalisation standardisée. La Créolité, oui ! L’idée que la globalisation est irréversible et même souhaitable mais qu’elle doit s’opérer dans le respect des diversités culturelles. L’idée aussi d’identité multiple qui signifie que de nos jours plus personne n’est enfermé dans une seule identité, dans une identité unique. Plus rien ne nous appartient en propre. Le jazz, noir à l’origine, appartient désormais à tous les Américains et il y a des orchestres de jazz entièrement blancs. A l’inverse, les Noirs ont intégré, par la force certes, le christianisme ou les langues européennes. La cuisine chinoise existe partout dans le monde et elle n’a plus rien d’exotique. Il est plus facile de trouver de la bouffe chinoise le midi à Fort-de-France que de l’authentique bouffe créole ! Donc oui à la globalisation mais sous le contrôle de l’identité multiple et non à la mondialisation sous le contrôle de Coca-Cola-Nike-Holliwood-CNN !
Yan Ciret : Quel rapport inédit avec le français engage le nouveau CAPES créole, et la très stimulante et riche préparation à celui-ci, que vous avez mis en place?
Raphaël Confiant : Il faut déconflictualiser les rapports entre le français et le créole. La création d’un CAPES de créole et l’introduction progressive de notre langue maternelle dans le système scolaire peut y contribuer grandement. Nous devons devenir des ambidextres linguistiques, de vrais bilingues qui savent écrire dans nos deux langues, la maternelle à savoir le créole et l’adoptive à savoir le créole. J’ai été amené à faire une préparation à distance au CAPES de créole, une sorte de CNED mais entièrement gratuit, parce qu’il ne fallait pas que nos étudiants soient livrés à eux-mêmes devant un concours aussi difficile. J’ai créé également une collection de « Guides de préparation au CAPES de créole » chez Ibis Rouge dans le même ordre d’idées. On ne doit pas attendre sur les Français pour faire ce boulot-là à notre place. C’est un combat patriotique et…ingrat puisque d’une part non rémunéré et sujet à de violentes critiques de la part de…compatriotes créolophones.
La création du CAPES de créole et l’extension de l’enseignement de la langue et de la culture créole permettront de déconflictualiser les rapports entre celles-ci et la langue et la culture françaises avec laquelle elles cohabitent depuis 3 siècles. Cette cohabitation n’a jamais été sereine jusqu’à ce jour puisque le créole et sa culture ont toujours été victimes de l’ostracisme, ouvert ou larvé, des tenants de la langue et de la culture françaises. Parlons net et clair ! Les fils des Frères de Ploërmel, vous savez, ces moines bretons que la France avait envoyés aux Antilles pour alphabétiser les esclaves fraîchement libérés après l’abolition de 1848, eh bien ces fils c’est-à-dire d’abord les instituteurs mulâtres de la fin du XIXe siècle, puis les professeurs de collèges et de lycées, mulâtres et nègres, de la première moitié du XXe siècle ont tenté d’éradiquer la langue et la culture créole. Le colonisateur n’a même pas eu à faire le sale boulot lui-même. Ce sont les petits directeurs d’école primaire de campagne qui apposaient des affiches dans leurs établissements, affiches sur lesquelles on pouvait lire : « Il est interdit de cracher par terre et de parler créole ».
Donc une guerre de 70 ans a été menée contre le créole et sa culture, disons de 1880 à 1950 environs, et elle a laissé des traces profondes. Le créole a reculé quantitativement et surtout qualitativement, ça c’est indéniable. Il a fallu attendre les années 60 et l’apparition du Tiers-Mondisme, les écrits de Fanon, puis la génération des auteurs créolisants de la fin des années 70 (Rupaire, Poullet, Confiant, Monchoachi, Joby Bernabé) pour que le créole reprenne du poil de la bête. A l’Université, grâce au travail impressionnant de Jean Bernabé et de son groupe de recherches, le GEREC-F (groupe d’études et de recherches en espace créole et francophone), des avancées significatives ont été obtenues : création d’une Licence et d’une Maîtrise de créole, puis aujourd’hui d’un CAPES de créole. Car ce CAPES est le fruit de la seule revendication du GEREC-F, ça il faut le savoir ! Des tas de gens opportunistes vont sans doute commencer à tirer la couverture à eux mais nous avons tous les documents prouvant que c’est le GEREC-F qui a été le maître d’œuvre de cette affaire.
Donc maintenant que le créole et sa culture ont une meilleure place à la fois dans l’enseignement et dans les médias sans doute assistera-t-on à une décrispation de ses rapports avec le français.
Yan Ciret : Comment voyez-vous l’émergence d’un « Quatrième Continent » caribéen, quelles en seraient les spécificités géopolitiques?
Raphaël Confiant : Il ne faut pas se gargariser de mots. L’archipel caribéen à vocation à se lier à sa face continentale c’est-à-dire au Venezuela, à la Colombie et aux pays centro-américains. Il faut faire l’unité des deux rives de ce que vous appelez le « continent caribéen » sinon ça restera une pure chimère. Penser la caribéanité en oubliant la rive continentale, c’est se payer de mots ! Il faut un marché commun des deux rives, une libre circulation des hommes entre les deux rives. Hugo Chavez, le président du Venezuela, l’a compris. Fidel l’avait déjà dit avant lui. Face à l’ogre nord-américain, c’est la seule voie possible. La spécificité de cette entité géopolitique c’est sa mondialité native, je dirais. Nulle part ailleurs on ne trouve rassemblés autant de peuples et de cultures différentes. Les premiers ministres du Guyana et de Trinidad sont des Hindous ! En Haïti, c’est un Noir, à Saint-Domingue un Mulâtre. En Martinique et en Guyane, deux présidents de conseils locaux sont d’ascendance syro-libanaise etc… Nous avons préfiguré en trois siècles l’actuelle globalisation !
La Caraïbe a fait l’expérience de la Fédération. Celle-ci a échoué et depuis lors on assiste à un émiettement effrayant : Anguilla qui se sépare de S-Kitts et Nevis, Nevis qui veut quitter St Kitts, Tobago qui a des velléités d’indépendance par rapport à Trinidad etc… Heureusement, dans le même temps se mettent en place des structures comme l’AEC (association des états de la Caraïbe) qui rétablissent un certain équilibre. En fait, je crois que notre « Quatrième Continent » – que certains appellent « Sixième Continent » – offrira au monde une nouvelle forme d’association entre peuples de langues, de religions et de cultures différentes. Quelque chose de souple, entre la fédération et la confédération. Une forme politique inédite…Je fais confiance à notre inventivité.
Yan Ciret : Est-ce que le créole, par sa manière absolument originale de réfléchir le monde, ne contient pas dans ses germes l’indépendance et la souveraineté des nations qui les parlent?
Raphaël Confiant : Attention ! Il ne faut pas confondre « indépendance » et « souveraineté » ! On peut être indépendant et ne pas être souverain. C’est le cas de la plupart des pays du Tiers-Monde, en particulier ceux d’Afrique noire. On peut avoir les signes extérieurs de l’indépendance : drapeau, hymne national, passeport etc… et puis se retrouver pieds et poings liés à une puissance étrangère. Le Burkina-Faso est sans doute indépendant mais il n’est pas souverain, par exemple. Donc nous autres Antillais, nous devons faire très attention à ne pas nous obnubiler sur une indépendance cosmétique. Seule la souveraineté est importante c’est-à-dire la création d’espaces de plus en plus larges au sein desquels nous seront les décideurs : espaces économiques, culturels, politiques etc… Il faut bien comprendre, en fait, que plus aucun pays n’est réellement indépendant de nos jours, y compris les pays riches qui dépendent des matières premières du Sud. Donc il faut concevoir désormais, dans ce monde globalisé, un nouveau rapport à la chose étatique, un nouveau rapport au pouvoir. Le monde ira de plus en plus vers l’émergence de grands ensembles régionaux du genre Communauté Européenne ou Mercosur en même temps que de l’affirmation de micro-identités, de micro-entités. Qui a plus intérêt à la construction européenne que les Basques, les Corses, les Bretons ou les Gallois ? L’état de type jacobin est fini.
Yan Ciret : Vous voyez la langue créole comme rhizomatique, en constante évolution, refonte, comment faire pour que cette langue retrouve son origine, son parlé populaire, alors qu’il faut souvent remonter à un idiome plus ancien, souvent presque intégralement effacé, pour éviter les destructions récentes?
Raphaël Confiant : La langue créole est plus « libre » que beaucoup d’autres langues, d’une part parce qu’elle a été créée dans des conditions historiques chaotiques, elle est le résultat d’une sorte d’ « éruption » et d’autre part, elle n’a pas eu le temps d’être emprisonnée dans le corset de l’écriture même s’il existe des textes écrits en créole dès le milieu du XVIIIe siècle. Son évolution est aussi imprévisible, « folle », je dirais presque, tantôt on a l’impression qu’elle régresse et puis une décennie plus tard, on la voit repartir de plus belle. Je n’ai pas l’obsession du « parlé populaire » comme vous dite. Dès le départ, le créole a été parlé par les plus riches Békés de Saint-Domingue et par les esclaves noirs les plus miséreux. Par le groupe mulâtre également. Donc bon, aucun groupe n’a vraiment une légitimité linguistique par rapport aux autres. Surtout aujourd’hui où il n’y a presque plus de créolophones unilingues. Il y a des Békés qui parlent mieux créole que des instituteurs nègres ou de vieux mulâtres bien bourgeois et compassés qui sont horrifiés par l’accent « brodé » (parisien) de certains jeunes des quartiers populaires lesquels ont été nourris dès l’enfance au lait des télévisions françaises. Ce n’est pas un improbable retour aux sources qui va sauver le créole mais une vision hardie et novatrice de cette langue. Certes, il faut puiser dans le passé mais surtout « forger », « inventer » la langue, surtout la langue écrite. Quand je pense que nos adversaires d’Aix-en-Provence ou d’ailleurs nous accusent de « populisme » et de « passéisme », je suis partagé entre le fou rire et la colère devant tant de malhonnêteté intellectuelle.
Yan Ciret : Quand Dante ou Luther réinventent l’italien ou l’allemand, ils le font à un moment de schisme, de fracture de l’Histoire, pensez-vous que nous sommes avec le créole dans une situation analogue?
Raphaël Confiant : Non, nous ne sommes pas dans une telle situation. L’Histoire ne se répète jamais, sinon comme une farce, ça on le sait bien. Mais le problème que vous posez est capital : c’est la traduction (de la Bible) en particulier qui a permis à nombre de langues d’Europe dites « vulgaires » d’accéder à la dignité de langues de plein exercice. Je pense qu’il peut en aller de même pour le créole. C’est quand je me suis mis à traduire Flaubert ou Camus en créole que je m’en suis rendu compte. La traduction bouscule la langue, l’oblige à se dépasser, à intégrer d’autres imaginaires et ça, c’est très vivifiant pour elle. Jean-Pierre Arsaye a traduit un livre entier de Maupassant en créole ! Il a bien été obligé de créer des néologismes et de faire un usage intensif de toutes les potentialités rhétoriques du créole. Il a ouvert une voie dans laquelle je souhaite que beaucoup de jeunes créolistes s’engouffrent.
Yan Ciret : Vous menez de front deux aventures extraordinaires, celle qui vous fait écrire l’une des œuvres littéraires parmi les plus importantes, et celle d’une refondation de la langue créole par la pédagogie, la transmission de la mémoire vive, comment ces deux activités se complètent, se répondent, ou s’interrompent?
Raphaël Confiant : Ce sont deux aventures très épuisantes car vous oubliez de dire que je dois passer la moitié de mon temps à combattre des adversaires idéologiques tant sur place aux Antilles qu’à l’extérieur. Je n’aurais que ça à faire – écrire mes romans d’une part et travailler de l’autre à la transformation du créole en langue écrite – que ce serait la belle vie ! Mais, hélas, ce n’est pas du tout le cas ! En littérature, on doit se battre constamment contre les défenseurs attardés de la Négritude ou de sa version moderne, le Blackisme ; en matière de créole, contre les romanistes, ceux qui veulent faire du créole un simple dialecte du français et refusent que notre langue vole de ses propres ailes. Heureusement que j’ai un tempérament guerrier ! Ha-ha-ha ! Mon arrière-grand-père, le politicien Julien Confiant a passé son temps à écrire des articles virulents dans son journal, Les Colonies, et à se battre en duel avec ses adversaires. Il est même soupçonné, avec le Béké Gouyer, d’être celui qui a tiré la balle qui a mortellement blessé, dans les années 30, le maire de Fort-de-France, Antoine Siger, cela en pleine mairie ! Le gouverneur de l’époque l’a expulsé en Guyane, de là-bas, il a été à nouveau expulsé à la Dominique. Quand il est mort, son cercueil a été rapatrié en Martinique mais sur le port, une foule compacte a exigé qu’on ouvre le cercueil pour qu’on sache bien s’il s’agissait du vrai Julien Confiant. On avait la trouille qu’il revienne foutre le bordel dans le pays. Vous voyez, j’ai une hérédité lourde. Ha-ha-ha ! Donc il ne me reste que 50% de mon temps pour la littérature et le créole. Comment s’articulent les deux ? Très bien ! Quand, par exemple, j’écris un bouquin qui a pour toile de fond la plantation de canne à sucre, je fais des enquêtes de terrain et je récolte plein de mots et d’expressions créoles rares. A l’inverse, quand je me plonge dans le créole, ça m’est très utile après pour forger un français spécifique, un français habité par l’imaginaire créole. Ces deux activités sont complémentaires, quoi !
Yan Ciret : Pourquoi vous opposer à l’introduction du créole écrit dès la prime enfance, dès la maternelle, alors que cette langue est bien la langue natale par excellence?
Raphaël Confiant : Il y a une situation irréversible aux Antilles : le français est devenu, à partir des années 70 la langue maternelle 1 d’une fraction croissante de notre population, reléguant le créole au statut de langue maternelle 2. Cela, on ne peut pas revenir dessus. Si le GEREC-F avait existé dans les années 30, si Rupaire ou Monchoachi avaient publié dans les années 50, peut-être que les choses auraient été différentes mais là c’est trop tard. Il faut savoir faire son deuil de certaines choses. Nous sommes historiquement obligés d’alphabétiser nos enfants d’abord en français et à leur enseigner le créole écrit en fin d’école primaire ou en début d’école secondaire. Par contre, il faut introduire le créole à l’oral dès la première année d’école maternelle. C’est indispensable ! Et puis, il ne faut pas brusquer les gens : des tas d’Antillais ne voient toujours pas la nécessité d’introduire le créole à l’école.
Yan Ciret : En quoi, selon vous, la créolité est l’accomplissement de l’américanité, est-ce par le bouleversement des notions de frontières, de pureté, d’origine? Le créole ne nous débarrasse-t-il pas de ces hiérarchies, au profit de l’hybridation, mais pour quel autre monde?
Raphaël Confiant : La Créolité récuse les notions d’ancestralité et de frontière. Personne n’est ici l’ancêtre de personne ou mieux, nous partageons tous, à des degrés divers, douloureusement certes, les mêmes ancêtres. N’oublions pas que « créole » provient du latin « creare » qui signifie « créer » ! Notre identité créole est une préfiguration de l’identité fluctuante, en permanence renégociable, que génère la mondialisation.
Yan Ciret : De quoi la créolité, dont vous avez fait l’éloge, hérite-t-elle?
Raphaël Confiant : La Créolité hérite de la Négritude et de l’Antillanité d’abord, des théories post-modernes élaborées en Europe et en Amérique du Nord ensuite Elle est riche aussi, si l’on remonte beaucoup plus en arrière, de la philosophie des Lumières. En fait, il s’agit d’une théorie très éclectique qui butine partout où elle pense trouver des choses intéressantes.
Yan Ciret : Avez-vous écouté le dernier C.D. de l’anglo-caribéen Tricky, BlowBack?
Raphaël Confiant : Non, je ne l’ai pas écouté. En fait, je suis très atypique question musique. Je n’écoute presque pas la musique « noire » et la musique « blanche » (rock, pop, disco, house) d’où la légende selon laquelle je serais anti-musique. Ce n’est pas vrai ! Moi, ma musique c’est le fado portuguais (Amalia Rodriguez notamment) et la grande musique arabe (Oum Kalsoum, Fairouz etc.) et tout ce qui se rattache à ce versant de la musique à savoir le flamenco espagnol ou la mourna cap-verdienne. Bon, je rectifie un peu ce que j’ai dit un peu plus haut : je retrouve parfois dans le blues noir américain et dans certains chants du « bèlè » martiniquais et du « gwoka » guadeloupéen des accents proches du fado ou de la musique arabe. Je dis bien : parfois. Je déteste les musiques gaies, trop joyeuses du genre calypso ou soca ou trop violentes du genre hard rock ou rap. J’aime la musique et le chant qui sont imprégnés de l’étrangeté de l’existence et de la tristesse indicible que celle-ci nous procure.
Entretien relu, par Raphaël Confiant. In la revue « Déclaration l’Artchipel n°2 », 2003.
Revue conçue et dirigée par Yan Ciret, coordination et maquette : Rachel Godefroy.
À voir sur Arte :
https://www.arte.tv/fr/videos/089674-000-A/creole-et-sauvage-martinique-de-raphael-confiant/
À lire sur le site éditions Gallimard :
http://www.gallimard.fr/Contributeurs/Raphael-Confiant
À lire sur Babelio :
https://www.babelio.com/auteur/Raphal-Confiant/4900