Ce qu’intervenir veut dire – Entretien avec Pierre Bourdieu

Cet entretien avec Pierre Bourdieu a été réalisé par Yan Ciret en décembre 1994, suite à la sortie de « La misère du monde », un imposant ouvrage de facture inhabituelle dans lequel une équipe de vingt-trois sociologues a procédé à de longs entretiens avec tout un kaléidoscope social de personnes : travailleurs immigrés, habitants de Zup, couple de SDF ou de petits agriculteurs, policiers, infirmières, étudiants…

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Yan Ciret : Quelle légitimité peut avoir pour vous la mise en scène de témoignages, prélevés dans La misère du monde, ne pensez-vous pas qu’il y a un changement de nature d’ordre, de registre social et politique, une fois ces témoignages  devenus du théâtre ?

Pierre Bourdieu : Ceci ne peut pas être la légitimité attachée à l’analyse scientifique. La mise en scène produit inévitablement un changement de registre, lié à la stylisation et à la déréalisation qui en résulte. C’est pourquoi nous ne regardons pas sans ambivalence l’adaptation théâtrale, quelle qu’elle soit. Les discours que nous avons publiés sont nés d’une situation particulière, d’une relation sociale tout à fait singulière, celle qui s’est établie, dans un certain nombre de cas (ce n’est pas toujours possible), entre la personne interrogée et un chercheur, armé d’une connaissance approfondie de l’univers social dans lequel son interlocuteur est inséré et de la position particulière qu’il y occupe. Les questions, comme le dialogue socratique, jouent un rôle essentiel, même (et surtout) si elles sont en apparence insignifiantes. Il suffit pour s’en convaincre de comparer nos entretiens aux interrogatoires quasi bureaucratiques, dont nous donnons quelques échantillons à la fin du livre. C’est pourquoi je ne parlerais pas de « témoignages ». En mettant en scène ces discours, on en fait, précisément, des « témoignages », voire des discours de « dénonciation ». Ce qu’ils ne sont pas. Ceux qui parlent comme ils parlent dans La Misère du monde, ne font qu’énoncer l’être, leur être, et l’être du monde dans lequel ils sont pris. Et le travail de l’interrogateur, qui n’est ni un journaliste, ni un policier, ni un juge, – autant de personnages mandatés pour recueillir des « témoignages »-, consiste à créer les conditions de cet acte d’énonciation, ordinairement réservé – au moins en intention ou en prétention – à l’intellectuel. Mais son travail ne s’arrête pas là et, pour éviter que les propos des personnes interrogées ne reviennent au statut de « témoignages », ou pire, d’ « interviews », le chercheur doit transmettre au lecteur, les instruments nécessaires pour reconstituer les conditions du regard et de l’écoute, qu’il a engagés dans la conduite de l’entretien. C’est le rôle des textes liminaires, qui essaient de livrer, à tous, les techniques et les instruments d’accoucheurs, qui ont rendu possible l’énonciation et les énoncés reproduits.

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Y.C : Au regard de ces questions, comment expliquez-vous, le nombre si important d’adaptations théâtrales de ce livre ?

P.B : Je pense qu’elles attestent que beaucoup de gens ont à la fois entendu, et mal entendu, ce qui se disait dans ce livre. Beaucoup, qui étaient à la recherche d’un « art du témoignage » ont cru y reconnaître ce qu’ils cherchaient à faire ; mais en oubliant de s’attacher aux conditions, qu’il avait fallu remplir pour le faire et pour produire l’effet (ou l’illusion) d’extra-ordinaire, que les discours recueillis avaient produit sur eux. Par exemple, ils ont traité les textes liminaires comme de simples didascalies. Ils ont pensé comme « distanciation » la distance inscrite dans ce que j’appelle l’objectivation participante. Autant de malentendus qui n’ont rien de dramatique, mais qui conduisent à considérer, comme résolu, le problème de la mise en scène, de la mise en théâtre des propos produits dans une relation aussi peu théâtrale – donc, peut-être, théâtralisable – que possible. C’est peut-être parce qu’on a sous-estimé le travail du sociologue, la nature de son intervention (pour faire comprendre, je l’appelle « socratique », mais je suis convaincu qu’elle est sans doute plus complexe et contrôlée que celle du philosophe), que l’on a pu trouver dans ces textes la réalisation exemplaire d’un « art du témoignage », un produit tout préparé pour un « théâtre critique ». Cela dit, les discours du sociologue, qu’il s’agisse de ceux qu’il aide à produire ou de ceux qu’il produit, sont toujours exposés à un tel malentendu ; et les gens de théâtre qui se sont emparés, avec beaucoup d’enthousiasme et, souvent, beaucoup d’intelligence, de La misère du monde, ont eu le mérite tout à fait exceptionnel d’entendre ce qu’avait d’inouï, de jamais entendu, des dicours produits par des personnes tout à fait « ordinaires », le fameux das man, le On, que le philosophe donne au « bavardage quotidien » (je pourrais le dire en allemand…) et de l’entendre au point de traiter ces hommes, sans qualités, comme ils traitent d’ordinaire les auteurs, c’est-à-dire comme des sujets créateurs, et de se mettre, comme on dit, à leur service…

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De l’intervention 

Y.C : Dans un article paru dans Libération(1., vous évoquez de « nouvelles pratiques militantes ». Comment est-il possible, selon vous, d’intervenir dans le champ médiatique, et à partir de l’institution d’État, sans que les pouvoirs de ceux-ci ne fassent effet de censure ?

P.B : Le problème est difficile et il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que se crée un nouveau modèle de l’intervention des intellectuels. Le parlement International des Écrivains devrait d’abord être le laboratoire d’une recherche de formes d’intervention, à la fois dignes et efficaces. Le premier travail, que nous sommes en train de faire, consiste à convaincre les meilleurs et les plus prestigieux des écrivains, des artistes et des savants de sortir de la retraite où ils sont renvoyés bien souvent par le dégoût ou le mépris que leur inspirent les gesticulations médiatiques des professionnels de l’intervention spectaculaire qui, en usurpant le titre d’intellectuels, prétendent parler en leur nom. Parmi les obstacles majeurs qu’il faudra surmonter, il y a, précisément, l’action des intellectuels journalistes, qui introduisent dans la vie intellectuelle et dans l’espace public la logique du show-business, la recherche cynique de la visibilité à tout prix, le trafic capital symbolique ; et qui mesurent l’intérêt d’une « cause » à son rendement « médiatique », c’est-à-dire au nombre de caméras et de photographes qu’elle peut attirer. Je pourrais donner mille exemples, anciens ou récents… Un seulement : lors du mouvement contre le putsch en Pologne, lorsque je suis descendu, avec Michel Foucault, de la tribune où nous étions occupés à débattre avec des représentant de la CFDT, Edmond Maire notamment, et de Solidarnosc, nous avons aperçu un de ces professionnel de l’intervention intellectuel qui était en train de donner un entretien à la télévision à propos d’une entreprise à laquelle il était totalement étranger. Ces intellectuels médiatiques sont des « bouzilleurs » comme on disait au XIXe siècle des mauvais peintres. Ils discréditent les causes qu’ils font mine de servir et ils peuvent mettre leur visibilité médiatique mal acquise au service des pires actions symboliques. Je pense par exemple à la contribution qu’ils apportent aujourd’hui à l’encouragement d’une forme soft, politiquement irréprochable, de racisme anti-musulman, (pour ne pas dire anti-Arabe) en se faisant les pourfendeurs d’un « islamisme » indifférencié dans lequel ils englobent sans discernement le Bangladesh, l’Iran, l’Égypte, l’Algérie et les beurettes voilées des banlieues (il faudrait analyser en détail les usages qui ont été faits de Talisma Nasreen). Là où il faudrait différencier et analyser, ils réunissent ; là où il faudrait réunir et rassembler, ils divisent.

Y.C : L’engagement de l’intellectuel n’est-il pas condamné aujourd’hui à l’humanitaire ?

P.B : L’humanitaire étant plus télégénique que les combats critiques – entre autre, contre l’humanitaire-alibi -, il attire les « intellectuels » qui aspirent à la visibilité médiatique et veulent être partout où il y a des caméras. Là encore, une des premières tâches d’un véritable mouvement critique est de se donner les moyens de sortir de l’humanitarisme de la mauvaise conscience ou du prophétisme de la vieille conscience universelle, attachée à prendre des positions « éthiques » sur les « grands problèmes de l’heure », c’est-à-dire sur les questions posées ou imposées par les médias. En un sens, ceux qui s’adonnent à l’exploitation des cas les plus spectaculaires de détresse ou qui mettent en scène la pose de l’engagement réduit à l’indignation moralisatrice de la belle âme européenne ne sont pas totalement inutiles : ils nous indiquent ce qu’il ne faut pas faire. Il faut travailler dans la continuité et la discrétion, qui sont une des conditions de l’efficacité et du sérieux, pour faire en sorte que soit dit, jusque dans les médias, avec l’aide de certains journalistes, ce qui, aujourd’hui, est exclu des médias et du ronron médiatique.

Y.C:  Pour finir, pensez-vous qu’un art subversif puisse être désengagé, contenant son explosif interne dans sa concentration et dans son secret, comme ce passage de Wladimir Nabokov semble le dire «  À ce niveau extraordinaire de l’art, la littérature n’a bien entendu pas à se préoccuper de plaindre les opprimés ou de maudire les oppressions. Elle fait appel à ce puits secret de l’âme humaine où les ombres des autres mondes défilent comme les ombres de navires inconnus et silencieux. »

P.B : Je crois qu’il faut en finir avec le mythe de l’engagement, que Sartre a imposé au monde intellectuel. Et je suis à mille lieux de penser, que l’on puisse réduire l’art subversif à l’art engagé (je pense qu’il y a des formes d’engagement qui vont de pair avec un conservatisme sur l’essentiel, je veux dire en la matière de forme). L’engagement peut même servir d’alibi à toutes sortes de manque, depuis le conformisme formel, jusqu’à l’absence d’œuvre. Et je pourrais donner, tout comme vous, mille exemples d’art « désengagé » et profondément subversif. Il n’est pas rare que les écrivains qui opéraient une révolution symbolique portant sur ce que la littérature, la peinture ou le théâtre a de plus spécifique, aient été perçus comme indifférents ou même conservateurs, en tout cas élitistes. Je crois au fond de moi, que même, s’il ne se préoccupaient en rien « de plaindre les opprimés ou de maudire les oppresseurs », comme dit Nabokov, ils leur apportaient quelque chose – et pas seulement aux happy few – en brisant des formes, qui sont des formes a priori de perception et d’appréciation, en détruisant ou en subvertissant les langages, qui enferment toujours la pensée dans des censures et des routines. Il n’y a pas de petites libertés. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut se résigner, comme on le fait trop facilement, à ce que les conquêtes des grandes révolutions symboliques soient réservées à quelques-uns. Mais pour répondre de manière plus concrète et plus politique à la question que vous posez, je vous renverrai à la composition du conseil du Parlement International des écrivains : parmi ces écrivains qui, du fait même de leur appartenance à un Parlement soucieux d’intervenir dans le siècle, peuvent être considérés comme des « artistes engagés », il n’en n’est pas un, je crois, dont on puisse dire qu’il ait produit de l’art engagé.

(1° –  Voir « Un Parlement des écrivains pour quoi faire? » Rebonds, Libération 31.11. 1994.

« À propos de La Misère du monde » (entretien avec Yan Ciret), Revue du Théâtre de la Bastille, 6, janvier 1995, p. 28-29.

Voir site du Collège de France