De Yan Ciret in Art Press n°274 (décembre 2001)
Partons d’une évidence, il n’y a pas de « littérature d’enfants ». Étymologiquement, l’in-fans est celui qui vient avant la forme, qui n’a pas accès à la syntaxe, ni à la maîtrise du vocabulaire. Il vient avant le langage, vivant dans les limbes sociaux.
Et si son expression n’est pas articulée autour des notions de communications verbales, il n’en a pas moins une pensée avec sa construction propre. Dans ce sens, la littérature pour enfant fait le contraire, elle élabore un discours de commentaire sur l’enfance, dénonçant en cela son caractère adulte.
C’est dans cet interstice, jouant de l’entre-deux, que se glisse le texte de Manuel Joseph Ça ne m’a même pas fait mal. Ni conte pour enfant ni récit d’adulte, le livre déroule sans ponctuation un flux ininterrompu d’expériences de toutes natures. Il fait boiter la langue à l’intérieur d’un système de poème en prose prélinguistique ; celui-ci (et c’est là sa subversion profonde) fait éclater les cadres conscients de la narration, pour leur substituer tout ce qui recouvre, annule, l’infantilisme de la langue.
On touche là un registre idéologique très précis : quelle langue prend la place de la pensée de l’enfant ? Celle de la Loi, de la politique, de la force en général. À partir de là, Manuel Joseph peut reprendre des faits qui se sont imposés en lieu et place de la poésie de l’in-fans, comme l’assassinat de la bande à Baader, les grèves de la faim en Irlande du Nord, l’exploitation la plus sauvage et la plus sordide, le saccage intime.
Ça ne m’a même pas fait mal est accompagné d’un autre texte, celui des photographies de Jean-Luc Moulène. Les deux ne se répondent pas, mais s’entendent pour écrire un livre profondément irrécupérable.
De la sculpture considérée comme une tauromachie, Manuel Joseph, Éditions Al Dante, 2003).