Philip Roth – Le doigt sur la plaie

Parlons travail ; La Bête qui meurt ; La Contre-vie (nouvelle traduction de Josée Kamoun) Éditions Gallimard

Yan Ciret : Art press, Octobre 2004.

Depuis ses débuts, Philip Roth cogne là où ça fait mal. Si vous cherchez dans l’invention romanesque une rédemption, la moindre consolation, passez votre chemin. C’est le pire qui vous attend. Pas l’ombre d’un humanisme compassionnel, mais pas de trace non plus de ce cynisme étriqué qui fait l’ordinaire des romans à la mode. Le cynisme modernisé n’étant que l’autre nom de la haine, du kitsch dans le ressentiment. Dans l’un des dialogues que Roth mène avec Milan Kundera dans Parlons travail tout est résumé d’un trait par l’écrivain tchèque : « La vie humaine est bornée par deux abîmes : d’un côté le fanatisme, de l’autre le scepticisme absolu. ». Voilà qui nous amène au cœur du sujet Philip Roth, l’espérance et le désespoir sont les deux faces du même nihilisme, de la même pulsion de mort.

Philip Roth - Texte de Yan Ciret

Vous croyez être dans le vrai et vous ignorez le mensonge, la mort, la trahison, l’usure et le temps ; vous pensez que le monde est faux, alors vous oubliez la puissance des pulsions, l’irréductible désordre des désirs, la vie dionysiaque sans sens ni raison, mais absolue dans sa vérité physique.

 

Les livres de Philip Roth frappent toujours à la même porte, celle qui renvoie dos-à-dos le Paradis et l’Enfer. C’est pourquoi, il faut lire en parallèle son dernier roman La Bête qui meurt, et son recueil de textes et d’entretiens Parlons travail, tout simplement parce qu’ils sont des bouffées irrévérencieuses, des saillies d’intelligence dans la confusion générale. Si l’on veut remettre ces deux livres dans leur actualité — en y ajoutant la réédition de ce chef-d’œuvre qu’est La Contrevie, on doit les placer dans un contexte très précis. Pour dire vite, Philip Roth est l’écrivain de la théodicée juive américaine, c’est-à-dire celui qui oppose le plus nettement, avec le plus d’acuité, l’origine de ce continent à son état actuel. Roth le compare à un abrutissement organisé où l’écrivain perd toute place crédible et devient un paria, un déviant, où la bêtise, l’hypocrisie, la falsification médiatisée règnent sans contrepartie. L’auteur garde toujours une conscience aiguë de ce qui entache la «naissance d’une nation» américaine qui ne jure que par la Bible, la pureté, l’axe du bien. Il y a dans La Bête qui meurt des pages sarcastiques sur le dévoiement de toutes les Déclarations fondatrices des États-Unis. Le malheur conditionné que promet le puritanisme, que dénonce Philip Roth, n’est qu’une manière de se reconnaître perpétuellement damné, donc soumis, obéissant, taylorisé par le néant.

 

Roth retourne de mille et une manières à ce défaut d’origine de l’Amérique sur lequel prospère la catastrophe. Parlant de Sammler, un personnage de Saul Bellow, il note : «Notre espèce a-t-elle perdu la tête ?» Question swiftienne, comme le ton de la réponse, d’un laconisme sammlérien : «Ce ne sont pas les preuves qui manquent.» Si l’on ne perçoit pas cette dimension d’âpreté blasphématoire, presque célinienne, on reste au premier degré d’histoires juives mises à la mesure du moralisme des États-Unis. C’est pourquoi, il est passionnant d’avoir entre les mains son Parlons travail, non pas comme une simple compilation d’interviews (faites par un Roth qui déteste en donner), mais en tant qu’il met à jour ces questionnements. La composition géographique du livre est une indication sur une pensée souvent jugée insaisissable. Parce que trop outrancière dans la fable et la parabole, démesurée, volontairement contradictoire, impossible à appréhender d’un seul point de vue, le substrat yiddish brouillant un peu plus les pistes. Philip Roth a été accusé, tour à tour ou simultanément, d’être antiféministe, c’est-à-dire misogyne grossier, antisémite, négateur de toutes valeurs. Alors qu’il s’agit pour lui de chercher là où ça «a failli», dans les deux sens du terme. Le fait que ce recueil d’entretiens commence par «l’Europe des camps de concentration» n’est pas un hasard. Parlons Travail s’ouvre sur une rencontre avec Primo Levi et se clôt par une relecture des œuvres de Saul Bellow. La boucle des interrogations de Philip Roth tourne autour de l’Holocauste, de ceux qui ont péri, des survivants et des témoins. De ceux qui ont écrit et fait du métier de vivre, le métier d’écrire, malgré tout. Ainsi Primo Levi synthétise l’une des obsessions de son interlocuteur : «Je suis resté une impureté, une anomalie, mais plus pour les mêmes raisons : pas spécialement en tant que juif, mais plutôt en tant que survivant d’Auschwitz, et écrivain franc-tireur…» L’auteur italien donne la mesure d’exception que Roth confère au fait d’être écrivain. À cela répond Aharon Appelfeld, lui aussi un rescapé, vivant à présent à Jérusalem : « Ce sentiment de culpabilité a pris ancrage et refuge chez tous les juifs qui veulent réformer le monde, les socialistes et les anarchistes (…), mais aussi surtout les artistes. Jour et nuit, la flamme de cette culpabilité produit de la terreur, une sensibilité écorchée, de l’autocritique qui va parfois jusqu’à l’autodestruction.» On comprend, à partir de là, pourquoi Kafka étend son ombre sur toutes les conversations de Roth : tout part et retourne à l’écrivain de La Métamorphose. Ce qui se dégage de tous ces entretiens, c’est que nous sommes passés d’un monde d’absence de signes, kafkaïen, où plane toujours la menace, à l’insignifiance qui réduit le vivant à rien.

 

À ceci s’oppose de manière ultime la vitalité, pour Philip Roth le sexe sous toutes ses coutures : on ne connaît l’humanité qu’en avançant toujours plus loin dans ce corps à corps avec la sexualité. Tout ce qui entrave ce rôle libérateur – morale, institution, sentiment -, doit être banni. Mais la loi sociale réprime, détourne cette pulsion fondamentale. C’est ce thème, éternellement repris, qui est au centre de La Bête qui meurt. Ce court roman est, disons le clairement, le plus poignant que l’écrivain ait jamais écrit. Dans le style direct du monologue, Philip Roth cristallise son rapport à la mort, la jouissance, l’obscène, la dégradation, la jalousie sexuelle, d’une manière limpide. La maîtrise virtuose de la narration ne s’éclipse pas, mais se fond dans la simplicité d’une histoire tragique de vie et de mort, d’érotisme, de pornographie, d’une beauté envoûtante sous la noirceur. Quelque chose brille dans ce livre, qui nous laisse sur un mystère, un fond d’angoisse et de sérénité, une sorte de paix violente.

 

À lire aussi

Philip Roth – Du péché originel
La Tache (éditions Gallimard)
Yan Ciret – Art press n° 284, 1 novembre 2002

 

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