P.P. Pasolini dans le chaudron des hérésies

Il faudrait relever les mille manières d’évitements, d’aveuglements, dont la figure de P.P. Pasolini a été systématiquement l’objet. On croit le connaître, l’identifier en dissident martyr, en philologue marxiste, chrétien, et adepte de Freud, puis en cinéaste de la sacralité héritée de ses maîtres de la Renaissance italienne. N’a-t-il pas voué un culte sans partage à Roberto Longhi, l’historien d’art de la “fulguration figurative” pasolinienne? C’est-à-dire une haine de l’abstraction, l’amour et l’adoration de l'”expression” native des corps, des visages, qui lui faisait détester les froides extensions rationalistes des écrits sadiens.

On pourrait reprendre la critique ambiguë de Barthes à propos de Salo dans Le Monde, à la date sa sortie, tout comme les jugements sévères de Daney sur Théorème ou Porcherie, avant que lentement une approbation voilée ne se fasse jour. Seuls Deleuze, et surtout Foucault, vont mettre l’accent sur la spécificité hétérodoxe des oeuvres de Pasolini. Le premier va immédiatement déceler qu’il y a une scène originaire, primitive, dans laquelle tout s’ancre. Alors que l’auteur de Surveiller et punir comprend, avec une grande clairvoyance, l’émergence d’un “génocide culturel” selon la formule prémonitoire de Pasolini, où l’on voit l’hédonisme libertaire capitaliste conduire à une nouvelle forme d’esclavage de masse.

Sans doute Foucault avait trouvé chez Pasolini des rapprochements avec ses théories du biopolitique, mais nous ne sommes pas loin non plus des idées d’Hannah Arendt sur l’essence du totalitarisme, la compréhension de l’écrivain assassiné s’ouvre maintenant à un contexte qui en fait le précurseur radical de nombre de philosophes. Même si la place de poète et de cinéaste intervenant de manière intempestive, scandaleuse, dans la vie civile n’a pas connu de descendance, comme si quelque chose s’était refermé avec sa disparition. On se souviendra que le jeune Giorgio Agamben “figurait” l’apôtre Philippe dans l’Evangile selon Saint Mathieu, et qu’il est aujourd’hui l’un des commentateurs les plus affirmés des notions de pastiche et de parodie qui sont au cœur de l’inversion des valeurs pour Pasolini. C’est à cette aune, que l’on peut revoir au plus juste la géométrie glaciale et mortifère de Salo. On peut néanmoins se demander quelles sont les raisons d’un tel retard, sans commune mesure avec la notoriété du cinéaste, et sa sulfureuse légende. En tout état de cause, une hypothèse semble désormais devoir s’imposer. C’est bien la posture prophétique du poète qui a fait résistance, en même temps qu’elle le reléguait dans une sorte d’enfer sacrificiel que sa mort dramatique attestait. Ce qui permettait qu’une œuvre, à la beauté barbare et raffinée, puisse aisément se circonscrire dans une forme esthétique de religiosité et de prédestination.

Même les discours développés dans les années quatre-vingt, sur “l’impureté” des moyens plastiques, ou sémiologiques, ne pouvaient masquer une façon, sans doute inconsciente, de détourner la base anthropologique à laquelle Pasolini se réfère en permanence. Le très bel essai d’Hervé Joubert-Laurencin Le Dernier poète expressionniste, écrits sur Pasolini répond, en quelque sorte, à cette inadéquation par une attaque en décadrages successifs. Il ne se laisse jamais prendre par la lettre pasolinienne qui est inapplicable, sauf à l’imiter, à se confondre à son injonction christique, mais sans se laisser piéger par l’esprit, qui lui procède par réfutations et abjurations de ses propres positions. On se souvient de “L’abjuration de la Trilogie de la vie”, que l’essayiste interprète très bien, non comme l’autodafé de ces films en forme d’hymne à l’innocence fabuleuse du corps populaire et son usage de la sexualité, mais comme une nouvelle perspective blasphématoire. Pasolini réagissant par la rage devant la montée de la toute puissance de la marchandise, et du consumérisme, qui lui ôtait ses ragazzi marginaux et ses modèles filmiques. On s’aperçoit, chapitre après chapitre, que cette méthode par variations d’angles est l’une des seules qui puissent “faire le point” sur une oeuvre en excès constant de ses limites, sans pour autant la figer dans une rhétorique du mot de la fin.

Surtout, cet essai paraît encadré par deux ouvrages inédits, tout aussi décisifs que le fut en son temps la parution de Pétrole, ce roman inachevé, au symbolisme arachnéen, et d’une complexité de sédimentation stylistique infinie. On peut voir Le dada du sonnet et Théâtre, 1938-1965 en tant que miroirs ou doublures de ce qui devait être le “grand oeuvre” de Pasolini. Comme l’explique Hervé Joubert-Laurencin :”Pétrole est né de la séparation sentimentale de Pasolini d’avec l’homme qu’il aimait, Ninetto Davoli. L’obsession du travail sur Pétrole correspond à l’obsession contemporaine du sexe nocturne et violent, et succède à l’écriture des sonnets de la série intitulée L’hobby del sonetto, pastichés d’après Shakespeare, première réaction à la perte de l’ami.” Si l’on prolonge la réflexion sur la période où ces sonnets s’écrivent, c’est-à-dire entre 1971 et 1973, on s’aperçoit que cette rupture va plonger Pasolini dans une violente dépression, une grave crise existentielle, mais surtout politique. Avec Le dada du sonnet s’amorce, et de manière irrémédiable, la conscience d’une mutation anthropologique que le poète cinéaste avait voulu désespérément conjurer. C’est le fatum tragique de la perte absolue d’un monde de sacralisation du corps prolétaire ou agreste qui rejoint Pasolini. Ce qu’il appelle “‘homologation” de l’humanité par la laideur et le kitsch d’un nouveau fascisme moderne. Dans le même temps, cette « homologation » signifie la destruction de la scène originaire qu’il avait vécue comme un âge d’or, dans son Frioul natal, alors encore archaïque, virgilien, puis dans les Borgates de Rome, ces bidonvilles suburbains. Par la suite, reculant de plus en plus loin, Pasolini a voulu retrouver la plèbe de ses rêves dans un tiers-monde refondé à partir des mythes de la Grèce antique avec Médée ou Notes pour une Orestie africaine.

Yan Ciret