Les romans Shandy de Nathalie Quintane, suivi d’un entretien avec l’auteur

Dans son roman Cavale, Nathalie Quintane resserre quelque chose qui n’apparaissait qu’en filigrane dans ses livres précédents : la colère. La dispute n’y est plus un simple mouvement dialectique d’une fabulatrice hors normes, Elle génère le mouvement même de l’écriture, comme un régime narratif. shandyCette accointance des contraires, des renversements à 180 degrés, s’insère dans une forme qui tend, de plus en plus, vers le romanesque. Après avoir (faussement) dynamité les genres – le livre pour enfant, la biographie, le récit historique – Elle les réinscrit désormais dans le roman.
D’une pierre, deux coups, Nathalie Quintane replace la poésie au centre du processus romanesque et inversement renvoie dans les cordes bien des poètes dits expérimentaux. A quoi tient ce tour de force ? Sans doute à sa capacité à mettre en œuvre une « ethnologie » des comportements, de les suivre à la trace, comme s’il s’agissait d’une psychanalyse des faits et gestes. Avec ses lapsus, ses souvenirs écrans, ses digressions, et bien sûr, ses actes manqués. L’autre versant de la colère en quintanie serait la disparition. Combien de livres où les figures, les tribus, courent à leur perte, s’effacent, fuient, disparaissent. De l’objectivisme, elle a retenu la loupe, le regard myope sur le réel, la réitération, le verbalisme. Mais là encore, le cadre géométrique est trop étroit pour contenir ses affabulations, avec Formage, elle donnera son « discours de la méthode » : ni le sens, ni le non-sens, ou alors les deux dans le même temps, à moins qu’autre chose ne vienne brusquement s’interposer ; en langage courant, on appelle cela « couper le cheveux en quatre », ici c’est simplement le retournement du réel sur lui-même. Le monde est comme ça, tel qu’elle le décrit : sans doublure. Et c’est bien cela qui trouble le plus, depuis Sterne et son Tristram Shandy, on savait que le temps et l’espace étaient des illusions, avec Nathalie Quintane, on sait désormais que l’illusion, elle-même, est un leurre phosphorescent, un voyage, une féerie, et que derrière cette illusion, il n’y a rien. Certains en font un « drame », elle a choisi d’en faire une « comédie », on ne peut lui donner tort, si l’histoire revient en farce, parions que la farce nous ramène l’histoire. C’est l’aventure épique du roman qui continue, et elle n’est pas près de s’arrêter.

Formage (2003) et Cavale (2006) sont publiés aux éditions P.O.L.



Yan Ciret : On se pose la question du référent, lorsque l’on lit vos textes, le fait qu’ils partent d’un réel devient vite problématique. Au point que la place du lecteur n’est jamais stabilisée, elle est sans cesse déplacée. Le lecteur est intégré à vos montages hétérogènes, cinématographiques, ou spatiaux sur la page ; comment voyez-vous le fait que ceux qui vous lisent ne puissent être passifs ? Ils doivent effectuer une partie du livre et donc se l’approprier. Il y a des livres qui vous laissent dehors. Ce qui entraîne à reconfigurer sa propre idée du « réel » ; je pense en ce sens, que contrairement à ce que l’on pourrait penser, vous êtes profondément une réaliste. Je connais peu de livres qui soient aussi renseignés sur ce qu’est une autobiographie (Début), un mythe (Jeanne d’Arc, Saint-Tropez), une sociologie du langage. Est-ce que vous ne modélisez pas vos récits comme des fictions, mais des fables à l’envers, au sens où le réel est déjà lui-même une fiction ?

Nathalie Quintane : Je ne pense pas que mes textes « partent d’un réel » mais d’un matériel symbolique déjà saturé, à valeur superfétatoirement ajoutée : des noms propres – Jeanne d’Arc, Saint-Tropez -, un nom de genre en pleine inflation – autobiographie -, ou des noms communs généraux – chaussure, remarque, début. Je n’ai donc pas à les « modéliser comme des fictions », puisque ce sont des fictions compactes, assurées et relativement univoques si l’on ne va pas y voir de trop près. En multipliant les écarts typographiques, en choisissant le « bougé », la juxtaposition de pièces parfois hétéroclites (citations, insertion d’images, notes brutes…), on tend d’une part, à « surfictionniser » – comme dirait Raymond Federman1. : le texte d’origine, d’autre part, à introduire un jeu (c’est là que ça bouge !) ou un déjeu qui n’en est que l’envers. Quant au lecteur, et bien, là comme ailleurs, il fait son boulot habituel : il comble les trous ; il s’y arrête et les considère quand ils ont été suffisamment pertinents ou bien placés pour produire cette coupure dans la lecture. S’il reste quelque chose de l’ordre poétique dans ma démarche, c’est bien cette attention à la coupe, au moment où l’on tranche, rare possibilité offerte à celui et à celui qui lit de se détacher des linéarités hypnotiques – de quitter leur glue. Il est vrai, cependant, que ma pratique du montage (et donc de la coupe) est parfois autant inspirée par le cinéma (bande horizontale) que par la verticalité, à tout prix où réside encore l’enjeu d’un certain exercice de la poésie. Ceci dit, je trouverais dommageable qu’on cherche à opposer ces deux manières quand une partie au moins de leurs attendus sont les mêmes.
 

Est-ce que vous vous connaissez une filiation littéraire assez serrée pour quelle puisse faire sens pour vous ? Ce que j’appellerais une « généalographie ». Ce qui reviendrait à penser vos rapports au « nouveau » et au moderne. Il me semble que votre point d’arrivée et de départ reste la poésie, mais entre les deux, il y a des allers et retours (plastiques, romanesques) qui perturbent l’idée que l’on se fait de la poésie, même actuelle ou expérimentale, par un débordement des genres. On a l’impression que vous ne lâchez rien sur une tradition qui remonte à Sterne ou même à Rabelais, Swift. Il y a une agression contradictoire des manières d’écrire.

N.Q :Je tiens à dire que je ne pense pas avoir apporté grand chose de nouveau dans l’emploi de techniques et de modèles qui font, qu’on le veuille ou non partie de l’histoire de la poésie – il suffit de consulter certaines revues des années 10 ou 20 (SIC, dont s’occupait Pierre-Albert Birot, par exemple), de lire Jean-François Bory ou Raymond Federman, Maurice Roche, qui ont chacun, dans leurs travaux les plus aboutis, fabriqué une narration hypertypographiée, « expérimentale » et parfaitement humoristique ce qui ne gâche rien ! Ceci dit, ce n’est pas parce que cela « a déjà été fait » qu’il faudrait renoncer à se l’approprier – somme toute, sujet + verbe + complément, ça a déjà été fait aussi. Cela fait donc un peu plus de cent ans (depuis Baudelaire, Mallarmé ET Victor Hugo, qui eut ce désir forcené de s’assimiler toutes les langues, tous les patois, tous les argots, qui les sampla et les trafiqua tant qu’il put – cf . son pseudo basque dans L’Homme qui rit) qu’écriture poétique et « proses » se contaminent réciproquement, et que le « texte » ne se conçoit pas indépendamment de sa dimension plastique. Cela fait donc un peu plus de cent ans que l’écriture se transforme en qu’en retour le signe graphique prend dans l’art une place prépondérante.
 

Il y a un livre de vous, qui me paraît la matrice de ce qui va venir par la suite, parce qu’il va au bout de ce processus de contamination ; et là vous êtes passée par le cinéma. Je veux parler du film et du livre Mortinsteinck. Mais là encore, il existe un paradoxe, qui est que le livre serait plus cinématographique que le film proprement dit. Votre technique ready-made ne se contente pas du scénario ou du descriptif, de la maquette, mais ajoute des gestes proprement cinématographiques : le faux raccord, le commentaire, le gros plan, etc. A quelle distance se tient le langage par rapport à cette matière filmique ?

N.Q. :Le tournage de Mortinsteinck a rempli en quelque sorte, l’office que les mots « Jeanne d’Arc » ou « chaussure » avaient rempli : plus qu’un producteur de récit, ce fut un embrayeur de phrases, parfois « toutes faites », celle du scénario écrit par le réalisateur du film, Stéphane Bérard, celles de magazines, celles de cartons de films muets, avec lesquelles je continue à travailler aujourd’hui, etc. Depuis Remarques, la phrase est mon unité de base (et non le vers, et non la suite systématique ou la série, et non la coulée romanesque). J’ai piqué – à Diderot, ou à Wittgenstein et à ceux qui ont pensé et utilisé la proposition logique, par exemple – des modèles de phrases, de constructions syntaxiques. Mais il y a dans Mortinsteinck, le livre, un « lâché », une souplesse, une hétérogénéité, et disons-le, une « liberté », que je n’aurais jamais pu m’autoriser s’il n’y avait eu le film. Sans Mortinsteinck, pas de Saint-Tropez, c’est une évidence. Par ailleurs, le film et le livre ne se concevaient pas indépendamment : Paul Otchakovsky-Laurens, qui avait beaucoup aimé le film, pensait pouvoir les sortir en coffret, mais cela posait des problèmes à son distributeur. Fabrice Hybert a finalement édité le film à cent exemplaires en 1999. Le livre – et surtout le film – ont provoqué des réactions pour le moins contrastées, qui continuent à m’étonner (« C’est une grosse merde ! » a déclaré par exemple une personne, férue de cinéma, en parlant du film ; j’en sais d’autres, en revanche, qui connaissent par cœur certaines parties du dialogue…).
 

Qu’est-ce qui fait tenir ces styles différents, y compris à l’intérieur même d’une phrase, qui commence d’une manière et finit d’une autre ?

N.Q. :Ce lien, c’est l’humour ! L’humour de Fénéon est aussi explosif que la bombinette qu’il a lancée dans un café et qui a coûté un œil à l’un de ses amis – de plus, cet humour a l’avantage, ayant été publié, d’être encore disponible et visible aujourd’hui3.. Je suis une extrémiste de l’humour autant que de la forme (d’ailleurs, c’est la même chose en ce qui concerne : mes phrases, lorsqu’elles sont au point, engendrent stylistiquement l’humour, il est inhérent à leur processus de fabrication). Le retour, annoncé par Cadiot, de l’humour et de la fable dans la poésie est l’une des (rares) bonnes nouvelles des années 90. C’est par l’humour que nous considérons le monde et que nous tâchons d’en détourner les attendus. Il n’est, bien sûr, pas séparable d’une certaine violence.

Je pense que cela va plus loin, le burlesque est une forme, elle contient des attendus très spécifiques, comme l’inversion des valeurs. Le fait que vos livres renversent, en permanence, les perspectives, sur un plan optique, mental, géographique, temporel, donne au réel non seulement un « non-sens », mais engage un doute général sur la possibilité d’une réalité. Toutes les procédures virent à une virtualité, constamment remise en cause. Il faudrait insister sur le fait que la perception fonctionne de cette manière, le flou, le point, le précis, le général, c’est « l’effet Gulliver » de vos récits. Politiquement ce n’est évidemment pas tenable pour une pensée qui se voudrait « unique », elle serait battue en brèche, immédiatement. Même si vous faites référence à des événements sociaux ou politiques, c’est votre style qui dynamite tous discours qui s’essaieraient à la domination ?

N.Q. :Il me semble que cette « inversion des valeurs », ce tête-bêche généralisé, est l’un des enjeux de la poésie depuis qu’on la dit « moderne » (en gros depuis les Petits Poèmes en Prose de Baudelaire). Ce parti pris n’a fait que se confirmer ou s’accentuer de manières diverses depuis trente ans : c’est ce dont traite Christian Prigent lorsqu’il parle de « carnavalisation » des langues, ce que signifie Claude Royet-Journoud lorsqu’il écrit : « Je rechercherais une certaine « platitude ». », ce qu’explicite Jean-Marie Gleize – cf. son low voltage, ce que souligne implicitement ( !) l’équipe de la revue Doc(k)s en accueillant et publiant indifférement TOUT ce qu’elle reçoit – texte, images, sons – et en utilisant sans hiérarchie, tous les supports – livre,CD, cdrom… ou, sous le nom d’Akenaton : films, installations, lectures, performances, etc.. Sous une forme apparemment classique, Remarques et Chaussure ne disent pas autre chose, et présentent, en quelque sorte, mon programme politique : plus proche de Ponge que de Jacottet. Ce choix n’est pas négociable. C’est le point d’où l’on part et une disposition permanente.
 

On a toujours une place dans l’histoire, même si on la refuse, elle s’impose à vous. On est toujours, malheureusement, le contemporain de quelqu’un. Mais, pour vous, il y a une ligne claire, celle du « hors-livre ». On a l’impression que votre univers vient d’une voix qui excède la page, l’écriture ; et qui par retour vient s’inscrire de manière visuelle, graphique, et donc sensorielle. Ce qui me paraît important, c’est que vous affirmez de manière provocatrice un « formalisme ». Alors que « l’affect » en dernière instance fait jeu égal avec un « percept » formaliste. Qu’est-ce qui vous différencie des performers, disons historiques ?

N.Q. :Il est évident que je ne pratique pas le livre et le « hors-livre », comme vous dites, d’une manière aussi radicale que Bernard Heidsieck, qui pense son travail toujours-déjà « debout » hors de la page. Sans doute parce que le livre est devenu un médium comme un autre et parce que, d’autre part, je ne l’ai jamais sacralisé (bien qu’il puisse, à juste titre, paraître le « noyau dur » de mon travail) : je lis essentiellement les livres des bibliothèques municipales (c’est là que je trouve le plus souvent de quoi relancer mes phrases), ma bibliothèque personnelle est relativement réduite. Mes « lectures » sont donc effectivement prélevées de mes livres ou de textes inédits, ce sont des bifurcations, des bifurcations de bifurcations, puisque mes livres sont déjà conçus ainsi.Quant aux quelques performances sans préalable livresque, j’ai tendance à les paginer ensuite, tant la fabrication de phrases a installé chez moi une mécanique mentale !
 

Quant on vous lit attentivement, on s’aperçoit qu’il y a un dédoublement, une sorte de commentaire sur ce qui s’écrit, un « roman mode d’emploi » que le lecteur est libre de prendre ou pas. Le tout est là aussi affaire de probabilité, de jeu. Comment techniquement cela se construit ? Les nouvelles technologies sont souvent employées dans la performance pour amener ce méta-discours, mais pour vous il y a quelque chose de plus, ou de moins, l’idée qu’au cœur de la performance, il y a le ratage, le fiasco. Depuis Artaud, à de rares exceptions, le corps s’est absenté derrière ces technologies, elles assurent une continuité, celle-là même que vos écrits récusent.

On ne peut pas penser, me semble-t-il, les « nouvelles technologies » sans l’idée de désuétude, puisqu’elles rendent, par le rythme de leur succession, leur prédécesseur immédiat – immédiatement caduc – raison pour laquelle les hiérarchies classiques (le cinéma plus moderne que la photographie, l’installation plus moderne que la peinture, etc) ne valent plus, n’ont plus grand sens. Le fait que j’utilise la diapositive plutôt que l’écran de l’ordinateur, le magnétophone à cassette de préférence au CD, la vidéo numérique plutôt que le Super 8….n’est pas seulement dû à mon ignorance ou à mon incurie : c’est, me semble-t-il, un avatar du grand mélange, de l’inversion des valeurs à laquelle nous faisions allusion. La distance créée en devient parfois plus troublante, la « lecture », mélancolique et vieillotte, se rappelle à elle-même, et si cela pouvait dénarcissiser le poète technicien, cela n’en serait que mieux ! L’humour contenu dans (ou suscité par) l’emploi d’un petit magnétophone n’est pas de même qualité ou de même teneur que celui qui peut être ironiquement exhibé par ordinateur (le trafic des voix n’est pas le même, le corps n’est pas montré pareillement – très souvent caché, assis dans l’ombre, pour le cyber, ou tenu en pleine lumière, hésitant et debout, dans cette très belle posture heidsickienne). Le corps en lecture est, à l’évidence, une métaphore du texte et de sa volonté de mettre en scène le « bas » comme le « haut », les démêlés de la poésie avec elle-même au moment où elle se fabrique, où elle se bricole, ses manques et ses trop-pleins. Lors d’une lecture publique, toutes les dispositions peuvent être prises : on peut se protéger au maximum (et les poètes « assis » ne sont pas forcément les moins engagés – je pense à Lucot, à Parian, et à tous ceux qui ont fini par renoncer à se produire en public parce que cela leur coûtait trop, comme Pierre Le Pillouër), on peut s’exposer violemment (Blaine…)4.. La performance est à coup sûr l’une des plus belles choses qui soit arrivée à la poésie. Il se passe là quelque chose qui ne peut se passer ailleurs.
 

Qu’est-ce que vous pensez du collectif ; concrètement comment voyez-vous d’autres « lecteurs » s’introduire à l’intérieur de votre travail, de vos dispositifs ?

J’aimerais que mes collaborations avec d’autres poètes, artistes ou/et musiciens soient moins rares, car elles ont toutes été fructueuses et libératrices. Je pense en particulier au trio assez passable (ou lamentable, c’est selon) que nous formons, Stéphane Bérard, Xavier Boussiron et moi-même, le premier aux électribes, le second à la guitare, la troisième au chant-faux. Arnaud Labelle-Rojoux nous organise une petite tournée dans les Balkans au printemps 2002. Mes « dispositifs » seront, dans la mesure du possible, légers et variés (plusieurs petites formes en une seule « lecture »). J’aimerais pouvoir revenir à la vidéo (il n’y a guère que Jeanne d’Arc qui soit regardable aujourd’hui).
 

Propos recueillis par Yan Ciret en février 2003.

 

1. (Federman) : lire Amer Eldorado 2 (Weidlerbunchverlag, 2001 – réédition d’un livre qui figura sur la liste du prix Médicis en 74 – www.weidler-verlag.de)
2. Allusion à Philippe Beck. Lire Aux Recensions (Flammarion, 2002).
3. (Fénéon) cf.Nouvelles en trois lignes (Macula).
4. Heidsieck, Blaine, Gleize, Pennequin… sont publiés, entre autre, chez Al Dante, sans conteste l’une des maisons qui se risque le plus.