Le Maître de musique et l’esprit des chevaux, entretien avec Pierre Boulez

L’IRCAM ressemble à cette « maison verre » dont parlait André Breton, le centre musical fondé par Pierre Boulez, glisse comme une goélette de fer, de transparence, au-dessus des machines et sculptures de Nicky de Saint Phalle et Tinguely flottants sur l’eau gelée de la place. Un panoptique fait de travées géométriques, où des silhouettes silencieuses s’évanouissent avant d’apparaître. Le secrétaire me fait attendre dans l’une des cellules toute franciscaine d’épure. Il vient me chercher, pour me dire « Le Maitre » va vous recevoir. Pierre Boulez occupe le dernier rectangle de verre, au fond de ces longues allées de ruches toutes semblables. « Le Maitre » ne déroge pas à la règle. Il me regarde, avec cette vivacité sobre et mate, de concentration explosive. Je l’avais vu en colère, envers des acteurs, qui traversaient hâtivement le plateau, dérangeant sa fureur de conduire ses musiciens. Lors d’une répétition. Je l’avais surtout, déjà vu diriger Le Sacre du Printemps, de longues années auparavant ; je lui en parlais avec une mémoire si intacte, que je vis ses paupières rétractiles, à demi ombrées, s’élevées. L’entretien pouvait commencer.

boulez

Yan Ciret : Comment s’est faite la rencontre avec Bartabas ? On n’attendait tendait pas, à priori, à une telle alliance entre un compositeur d’avant-garde, même classique, et un metteur en scène qui extrait pour les faire survivre les derniers rites anthropologiques.

Pierre Boulez : Je connaissais bien sûr le travail de Zingaro, J’en avais vu des extraits filmés, mais sans avoir jamais pu assister à l’un de ses spectacles. Nous nous sommes rencontrés, et je suis allé voir Éclipse, d’après la musique coréenne. J’ai trouvé ça splendide. À la sortie du spectacle, il m’a fait part de son projet de partir du Sacre du Printemps de Stravinski. Je lui ai donné l’entière liberté de faire ce qu’il souhaitait avec mon interprétation, ce qui est une règle pour moi, Je ne veux intervenir dans aucune décision, une œuvre appartient à tout le monde. Ensuite, Bartabas m’a dit qu’il avait entendu le Dialogue de l’ombre double, et qu’il désirait l’insérer entre Le Sacre et La Symphonie des psaumes. Je lui ai répondu alors, que J’aimerais que Ia clarinette soit présente lors du spectacle. La pièce est un dialogue entre une clarinette visible et une aube invisible retransmise par haut-parleur. Cette fonction est particulièrement importante, il a pris la suggestion très au sérieux, tout s’organise autour du clarinettiste dans cette partie de Triptyk. Il a très bien compris l’esprit de cette œuvre. Les deux compositions de Stravinski utilisent la masse orchestrale et la masse chorale, Il y a donc un accord avec la présence vivante des chevaux. Au moment du Dialogue de l’ombre double, basé sur un seul instrument, il n’y a que les sculptures équestres, c’est-à-dire l’esprit des chevaux. Je trouve ce choix très intéressant qu’il n’y ait que la représentation des chevaux et non plus leur réalité.
bartabas
Y.C. : Vous vous êtes aussi rencontrés sur une idée du cercle qui fait de votre composition Dialogue de l’ombre double une pièce qui touche de manière concentrée à tous les points cardinaux, à tous les états spatiaux, temporels ?

P.B. : Le clarinettiste fait un tour complet de l’horizon, à travers six points, six directions pour envahir l’espace. Cela, Bartabas s’en est totalement rendu compte, lorsqu’il est venu entendre la pièce à l’Ircam. Et il l’a retranscrit dans un spectacle visuel, justement inscrit dans un cercle. Il ne l’a pas fait de manière terre à terre, mais avec une lumière qui vient éclairer alternativement les sculptures. Et puis, le clarinettiste reste seul sur scène, comme il reste absolument seul dans la musique, alors que toutes les sculptures sont remontées dans le haut du chapiteau. La musique fait un cercle, la fin se passe au centre, puis seul le centre reste vide. Bartabas a repris cette fin par l’épuisement. Il a très bien ressenti ce moment de l’œuvre.

Y.C. : Bartabas retrouve peut-être dans Le Sacre du printemps la quintessence de sa «sauvagerie», mais à la manière d’une épure ?

P.B. : Les musiques de Stravinski évoquent en effet les tribus sauvages de la Russie primitive. J’ai pensé à certains passages de films que j’ai vus sur les fêtes, les courses et les chevaux mongols, leur vitesse, leur violence intense. Le travail de Bartabas a été d’impliquer des gens des arts martiaux, de faire ensuite rentrer les chevaux et de créer une collusion entre les deux : le cheval devient un être humain et l’être humain devient un cheval. Il a retrouvé cette grande violence de la musique du Sacre, notamment dans les danses de l’élu ou sacrales. Il y a un déploiement de virtuosité et de force qui m’a beaucoup impressionné. Bartabas est retourné aux sources de Stravinski et à la civilisation païenne qui a présidé à cette œuvre. J’ai aussi beaucoup aimé les chevaux en liberté, au début de la seconde partie. Ils vont seuls, hésitent parfois, guidés par la mémoire. On atteint là quelque chose qui dépasse la maîtrise humaine, une force naturelle encore indomptée. La différence est très grande avec les deux premières parties de La Symphonie des psaumes, avec ces jeunes femmes, ces mouvements lents, quelque chose comme un cérémonial extrêmement dominé. Puis quand les hommes entrent, il y a une configuration beaucoup plus riche, un contraste plus grand à travers la différence entre les chevaux des femmes et les chevaux des hommes. Il a saisi dans sa vision des choses la part de rituel de l’œuvre, l’alternance de violence et de calme.

 Y.C. : Vous faites une différence, entre la logique de la représentation, telle que Bartabas la met en scène, et une logique musicale. Pourriez-vous expliciter cette différence ?

 P.B. : Musicalement, si je jouais ces deux compositions en concert, je les ferais dans l’ordre contraire de Bartabas. Du point de vue de la couleur orchestrale, La Symphonie des psaumes est beaucoup plus étale ; de plus, elle commence par quelque chose de brut qui saisit l’auditeur, avec un accord sec, puis des arpèges. On est immédiatement au milieu des choses, il n’y a pas d’introduction aérienne. Ensuite, vers la fin, il y a une période de calme, comme si on contemplait une icône. Je trouve que c’est le calme qu’il faut faire en soi avant l’épreuve. De même, le début du Dialogue de l’ombre double est comme un cérémonial qui va commencer. C’est plus convaincant, me semble-t-il, s’il y a une plage de calme au commencement et non la violence et le chaos du Sacre du printemps. Après l’éblouissement de couleurs, le déchaînement de violence, de sons, de rythmes qui est unique, même dans l’œuvre de Stravinski. Il est difficile d’entendre autre chose par la suite.

Mais je comprends l’idée de Bartabas, il a voulu finir sur un sentiment de sérénité, d’apaisement et non de force. C’est un choix esthétique et non musical, c’est un choix éthique, je dirais moral. Il n’y a rien à y redire. Je conçois très bien son point de vue, de ne pas terminer par la force dérangeante du Sacre.

Entretien par Yan Ciret, juin 2000.

Cet entretien fut diffusé sur France Culture, pour l’émission « Radio Libre », diffusée en juin 2000, la revue « Mouvement », le 1er juillet 2000, en publia l’adaptation éditorial. http://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/le-maitre-de-musique