Le Mai 68 des situationnistes et son art

Article publié dans Libération, sous le titre l’art est mort, vive la révolution, 19 avril 2008

Messianisme avant-gardiste, poésie subversive contre servitude d’une société devenue «du spectacle», les situationnistes sont les protagonistes les plus irréductibles de 68. En Mai, l’oeuvre passe à l’acte.

Rien ne fut moins occulte que la présence des situationnistes, au cœur même des évènements de Mai 68, mais inversement rien n’est moins passé sous silence que leur violente insurrection longtemps préméditée. Le silence qui les entoure, l’absence de référence à leurs pratiques, à l’influence qu’ils continuent d’exercer, est à la mesure de la radicalité de ce style révolutionnaire qu’ils furent les seuls à propager avec autant de rage méthodique.

YANCIRET-LIBE

 


Les situationnistes n’ont pas, seuls, inventé la révolte de mai. Ils lui ont par contre donné toute sa force d’attraction, une stratégie radicale et magnétique qui en fait la dernière référence subversive en France. Par un mélange inédit de conscience historique, héritée des révolutions passées et d’avant-garde, ils opèrent une brèche dans le front de toutes les contestations. Non seulement, les situationnistes dépassent les revendications léninistes, trotskistes ou maoïstes, mais ils les renvoient à l’inanité des totalitarismes dont elles sont issues.

 

On ne peut, pourtant, faire l’histoire de Mai 68, en évacuant ceux qui l’ont annoncée, et en partie déclenchée, avant d’en devenir les protagonistes parmi les plus irréductibles. L’esthétique dont les situationnistes procèdent n’a pas d’équivalent, puisqu’elle renverse les catégories de l’art séparé du bouleversement de la vie, leurs théories politiques n’existent pas, car elles ne se prouvent que par des actes. C’est l’ensemble des avant-gardes, depuis la Révolution française et la Commune de Paris, qui vient se réfléchir dans ce qu’on appelle l’Internationale Situationniste. Les moyens qu’ils emploient sont directement issus du dadaïsme, du surréalisme et du lettrisme, de Lautréamont et d’Arthur Cravan. Leur explosif formel s’est aussi emparé des utopies de Fourier, de l’anarchisme de Bakounine et de la critique marxiste, pour déchiffrer la nouvelle « servitude volontaire » sous le nom de « société du spectacle ». Une tyrannie se lève sur le monde, elle a le visage du « fétichisme de la marchandise » que décrivait Marx, des médias de masse, de leur propagande. Ces admirateurs d’Orwell, anti-staliniens, voient sous les pavés la page qu’il faut tourner de la falsification sanglante du communisme.

Debordnetravaillezjamais

Leurs idées, beaucoup s’en réclament, peu les appliquent, tous les connaissent dans la république intellectuelle française. Leur esthétique du refus passe dans la communication de la révolution à accomplir, les thèses de Guy Debord ou de Raoul Vaneigem doivent servir d’armes, de détonateur. Leur revue I.S. a la rigueur classique de sa couverture métallisée, les affiches en strict noir et blanc proclament « l’abolition du travail aliéné », une multitude de graffiti bombés sur les murs de la capitale, en appellent à « ne travaillez jamais » et autres slogans iconoclastes, joyeux, agressifs, poétiques, insultants. Cet art de la communauté anonyme, repris par tous, n’a d’autre but que de servir de déclencheur collectif à des « constructions de situations » dont Mai 68 sera l’apogée. L’œuvre d’art se confond avec les promesses de la vie libre, et détruit tout ce qui s’y oppose. Les situationnistes dès 1966, avec Mustapha Khayati, Raoul Vaneigem et Guy Debord, font éclater le « scandale de Strasbourg », en publiant De la misère en milieu étudiant, créant un vent de panique dans l’institution universitaire, les préliminaires de la révolte générale à venir. En 1968, ils se rapprochent des « Enragés » de Nanterre, avec René Riesel et la tendance libertaire dure qui se détache du « Mouvement du 22 mars » de Daniel Cohn-Bendit. Au milieu du mois de mai, les membres du Comité Enragés-Internationale Situationniste occupent la Sorbonne. Ils participent aux assauts décisifs, érigent des barricades, dérives dans la nuit, selon les lois de l’aventure urbaine. Les situationnistes vont infléchir, quelques jours durant, les destinées du mouvement insurrectionnel, tentant de rejoindre le prolétariat, dans ses luttes, de maintenir l’occupation des usines, de former des Conseils élus et révocables en démocratie directe, permanente.

 

Aucune avant-garde n’a rencontré l’histoire, depuis, à ce degré d’intensité. Guy Debord trouvait avec Mai 68 l’achèvement de sa pensée de la fin de l’art, l’événement réalisait ce passage de l’œuvre dans la vie passionnée, la coïncidence de la poésie et de la subversion. Les artistes contemporains, influencés par le situationnisme, ne cherchent pas le « dépassement de l’art », son messianisme révolutionnaire. Ils reprennent ses gestes, comme le détournement, qui faisait dire au Cardinal de Richelieu, dans une toile de Philippe de Champaigne, sur les murs de la Sorbonne occupée : « Détournons l’art de sa fonction de mortification l’art est mort vive la révolution ». Les situationnistes, lors de la fondation de leur internationale, en 1957, avaient établi une plateforme qui devait transformer le monde, l’architecture des villes, tous les comportements sociaux. C’est vers ces notions d’urbanisme unitaire, de dérive, que se dirigent les artistes d’aujourd’hui, comme ceux du groupe italien Stalker et leur « laboratoire d’urbanisme » en travaillant sur le nomadisme, sur les périphéries et les lieux de transit, sur le modèle de l’architecte utopiste situationniste Constant. Ses maquettes de New Babylon, la ville totale, où le dépaysement d’ambiances est permanent, ont marqué aussi un architecte tel que Rem Koolhaas qui en reprend les structures organiques. Un philosophe comme Mehdi Belhaj Kacem, revendique l’influence et une filiation avec les situationnistes, tout comme Hakim Bey avec sa pensée du TAZ « zone temporaire d’autonomie » calquée sur les pirates qui esquivaient toute localisation, dans les îles Caraïbes au XVIII siècle. Les installations guerrières de Thomas Hirschhorn ou les fictions de phénomènes extrêmes et les performances de Christophe Fiat témoignent que le détournement des mythologies post-modernes participe toujours d’une critique radicale du spectacle.

Yan Ciret

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