Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes 

Pour certains, il est le diable en personne, son adhésion un temps fervente au nazisme, son antisémitisme contradictoire, théologico-politique, font de lui un « intouchable » de la pensée contemporaine. L’un des derniers grands « refoulés » du XXème siècle. Régulièrement, les libéraux et les sociaux-démocrates, les universalistes ou les « droits-de-l’hommistes », tentent de le rayer de la carte,le rangeant dans la catégorie des fascistes illuminés, un « contre-révolutionnaire » affilié à la « révolution conservatrice » allemande, mais aussi un « national-bolchevik », un léniniste cryptique, plus dangereux par sa philosophie du droit, de l’Etat total et de la souveraineté, que par son appartenance (à la demande d’Heidegger) au parti d’Himmler ou de Rosenberg.

leviathan

Ces derniers, ainsi que les organes officiels de la S.S., chercheront par ailleurs à l’éliminer, comprenant vite qu’ils nourrissaient un ennemi de l’intérieur. Trop catholique, les nazis diront qu’il est « jésuite », voire même papiste romain (ils n’avaient pas tort) de Carl Schmitt, puisque c’est de lui qu’il s’agit, accusé aussi d’entretenir des relations paradoxales, d’influences mutuelles, avec nombre de penseurs « juifs » par les théoriciens racialistes du Troisième Reich. Si Walter Benjamin lui écrit, en 1930, qu’il lui doit une confirmation de toute sa pensée esthétique et politique, Leo Strauss lui doit une partie de son oeuvre et sans doute la vie, grâce à la recommandation de Schmitt auprès de la Fondation Rockfeller en Angleterre, alors que l’antisémitisme était devenu exterminateur en Allemagne. Et le philosophe du judaïsme, rabbin allemand exilé « et ami » de Schmitt, Jacob Taubes, d’écrire : »Ecoute, Jacob… Tu dois admettre que si quelqu’un t’a appris quelque chose, ce quelqu’un c’est bel et bien Schmitt. ».

 

Interné après la guerre, l’ancien protégé de Goëring se qualifia lui-même au juge du tribunal de Nuremberg « d’aventurier intellectuel ». Plaidant la figure de Benito Cereno, ce personnage de Melville, capitaine d’un navire recevant un autre capitaine, alors qu’il est le prisonnier invisible d’esclaves révoltés, Carl Schmitt cherche à se réinventer une face moins démoniaque (les puissances du mal sont l’un de ses thèmes), en « rebelle » silencieux du système nazi. Cette figure de résistance intériorisée (qu’il appelle « émigration interne ») serait à trouver dans l’ésotérisme, le cristallin des constructions intellectuelles de Schmitt, celles d’après 1936, date de sa mise à l’écart de la plupart des instances du parti national-socialiste ; en cela il se voudrait proche de l’attitude de retrait de son indéfectible ami : Ernst Jünger. Mais l’apparente proximité cache une différence fondamentale, parmi d’autres, plus profondes, le fait que Carl Schmitt a tenté réellement de devenir le Kronjurist d’un Grand Reich européen. Et ce, malgré le mépris qu’il voue à Hitler : « mauvais Führer », et sa référence à Machiavel dont il fait un mythe dans lequel il se projette à travers l’Etat-Nation moderne. Le « juriste engagé » qu’est Schmitt ne trouvera jamais « Le Prince » qui aurait su réaliser sa vision métaphysique de la politique comme théologie sécularisée. Son oeuvre monumentale, héritière de l’Etat Chrétien médiéval, de la Contre-révolution théorisée par Joseph de Maistre, Bonald, Donoso Cortés, va rentrer dans l’ombre pour de nombreuses années. Les traductions se font attendre, ou viennent de l’extrême-droite la plus fascisante, malgré l’admiration de Kojève, les premières éditions françaises dirigées par Raymond Aron, malgré l’influence souterraine patente de Carl Schmitt, notamment (à travers un ancien résistant) sur certains articles de la Constitution de la Vème République, reprenant le décisionnisme schmittien des « pleins pouvoirs » et de « l’état d’exception » qui lèvent la loi pour la suspendre, tout en la consacrant comme « dieu mortel », c’est à dire Etat divin descendu sur terre.

 

Comment, dans ce contexte, expliquer que celui qui justifia la « Nuit des longs couteaux », légitima l’épuration antisémite dans les milieux universitaires, fut nommé par le régime hitlérien Conseiller d’Etat de Prusse, ce juriste du national-socialisme, puisse-t-il être aujourd’hui considéré comme l’un des penseurs les plus féconds pour des philosophes venus de l’ultra-gauche, de Giorgio Agamben (dans Homo Sacer ou son livre sur Saint Paul) à Toni Négri (dernièrement encore dans L’Empire) ou Massimo Cacciari (Les Déclinaisons de l’Europe), jusqu’à d’anciens élèves d’Althusser? Cela tient au « génie » propre à Carl Schmitt d’avoir capitalisé le pire d’une généalogie de la culture, dans toute sa profondeur historique, religieuse et politique, et dans le même temps d’avoir su faire jouer dans son oeuvre une somme de contradictions révolutionnaires, activistes et immobiles, dialectiques (avec une percée vers le maoïsme, à la fin de sa vie), maléfiques et bénéfiques, mais puisant dans un sens messianique et originaire de l’Europe. Seul continent, contre tous les autres, selon lui, à chercher l’ennemi pour son altérité, se « posant en s’opposant » comme le disait Hegel, là où les tenants de « la guerre juste » ne font qu’ouvrir la porte au chaos du Léviathan, à la monstruosité exterminatrice d’un droit qui se veut neutre, c’est à dire libéral, tel que Tocqueville l’avait vu naître aux Etats-Unis. Au matérialisme marxiste, il manquait une dimension que l’idée de « forces productives » ou de « mythe prolétarien » seule ne pouvait contenir, et que Schmitt vient idéalement remplir de ses concepts « apocalyptiques », de plus en plus actuels et opérants dans le monde de la globalisation, de la prétendue « fin de l’histoire ».

 

A la dissolution libérale des Etats Nations et des peuples dans le marché, à la tyrannie démocratique, au règne de la sauvagerie du droit naturel hobbesien, ramenant l’homme à « la lutte de tous contre tous », l’auteur de La dictature et du Nomos de la terre, répond par la puissance fondatrice du mythe, la souveraineté du politique, l’effectuation de sa Décision dans le destin des hommes. La contradiction historique, que ne cesse de provoquer Schmitt, est celle de la conjointure perpétuelle d’une ligne double d’antagonismes « révolutionnaire/contre-révolutionnaire », « immanence/transcendance ». Celle-ci réunie ne devient agissante qu’en montant aux extrêmes des contraires (grêve générale/souveraineté absolue, conservateur/insurgé, etc.), c’est à ce stade irréductible qu’elle contrecarre la possibilité d’un régime policier qui se voudrait forme humanitaire de l’universalité, et au final droit sécuritaire absolu, sans contrôle ni alternative. On aura reconnu la « pax americana » mondialisée, qui sans être nommément citée par Etienne Balibar, dans sa lumineuse préface à la première traduction française de Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes de Schmitt, devient « l’ennemie » que dévoile l’alliance de Marx avec celui qui dans La notion du politique – Théorie du partisan anticipait, de manière visionnaire, sur les guerres civiles, les guérillas des luttes mondiales. Une phrase de l’Ex Captivitate salus, livre écrit par Carl Schmitt après son emprisonnement, introduit au risque que l’on prend à manipuler une telle pensée des limites : »Seul celui qui connaît sa proie mieux qu’elle ne se connaît elle même peut conquérir », mais cette phrase ne peut s’entendre qu’enchaînée à une autre, qui lui redonne son sens chrétien-hébraïque et païen, charismatique au final : »Tout anéantissement est autoanéantissement. L’ennemi au contraire, c’est l’Autre. Souviens toi de la grande proposition du philosophe : le rapport avec soi-même dans l’Autre, tel est le véritable infini. ».

Yan Ciret

 

Carl Schmitt
Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes
Editions du Seuil

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