La sublime Genèse du Théâtre du Radeau

Il ne fait pas mystère, pour qui l’a vu, que la puissance du Théâtre du Radeau tient d’une persistance rétinienne, qui nous mène vers des zones opaques, inconscientes dont on ne revient pas indemne. L’essai qui vient de paraître François Tanguy et le Radeau avance au plus près de ce théâtre de l’étrangeté ; il ne nous en donne pas l’exégèse, la philosophie manifeste, il ne boucle rien de l’expérience du Radeau. Le livre s’efface dans le langage même de cette théâtralité, il entre en fusion avec son discours. radeau

Tel un captif amoureux, Jean-Paul Manganaro suit les lignes rhétoriques, plus que dramatiques du Théâtre du Radeau. L’abandon de toute distance critique fait de ce recueil d’”articles et d’études” , quelque chose qui est en de ça et au-delà de l’appréhension purement théâtrale. Il délimite plutôt un art poétique, et c’est ce qui en fait le prix. Quelque chose d’unique, qui situe le théâtre de François Tanguy aux limites de la représentation, voire à la lisière des seuils sensibles de visibilité et de sens dramatiques. Et pourtant, à y regarder de près, rien n’est plus théâtral que cette esthétique baroque de l’éloquence, avec son foudroiement d’images tournoyantes, de rouages mobiles inoubliables, d’épiphanies féeriques ou bouffonnes.
 

 

La place à part, qui a été réservée à ce théâtre, a souvent empêché d’en analyser la théâtralité exhibée, surlignée, démonstrative. On pourrait s’interroger sur ce statut de rachat de toute une profession, par une troupe que beaucoup ont sacralisée. Comme si les dérives bureaucratiques d’un milieu, venaient-là s’absoudre de son absence de politique dans “l’événement” que représente chaque pièce du Radeau. Sans compter l’engagement de François Tanguy et du Radeau, au moment du siège de Sarajevo, ou pour la Tchétchénie.
 

 

L’aura, qui entoure ce théâtre, n’est pas sans évoquer la délégation sacrificielle, et au fond romantique, que l’on attribue au poète dans notre société. Le metteur en scène Klaus Michaël Grüber eut lui aussi cette “réputation” de médium génial, aussi inspiré que mutique, comme un hommage du vice à la vertu. L’essai fait un sort à ce type d’exercice, qui évacue le travail, l’artisanat des formes et des matières, la musique, les voix, le silence, et un absolu sans cesse repris sur l’établi. Ce décentrement de la scène, Jean-Paul Manganaro y revient, à plusieurs reprises : “Formes qui résistent et échappent, résistent et quittent pourtant les lieux parce que, à un moment donné, ceux-ci deviennent historiquement et politiquement incapables de signifier ce qu’il y a à faire, à dire ; formes qui soulignent l’écart qui s’est creusé dans ce temps entre un mode d’expression créatrice et un mode de communication plus ou moins inscrit dans les bureaucraties théâtrales.”
 

 

Ce n’est pas d’un simple nomadisme qu’il s’agit, ni d’une manière autonome d’échapper à l’assignation d’un territoire institutionnel. Mais depuis une vingtaine d’années, d’un mouvement excentrique de déplacement par la périphérie qui, parti de la fondation de la Fonderie au Mans, conduit à constituer des espaces de transit, des Campements selon la terminologie du Radeau. La Tente qu’a bâtie François Tanguy, qui est à la fois chapiteau et machine visuelle de perceptions, n’a pas de lieu, au sens propre et littéral. Elle est strictement la modélisation d’une “utopie”, c’est-à-dire sans topos.
 

Malgré cela, rien de plus pragmatique, concret, charnel, de plus “matérialiste” pour reprendre Manganaro, que cette construction d’un cristal optique sans dehors ni dedans, sans coulisses ni scènes, présentation et représentation à la fois. L’auteur parle de : ” (…) La transformation radicale de l’espace de jeu et de visualisation, par la transformation des contextes d’élaboration, par la création de cette “Tente” , campée aux écarts des villes, qui a pris, non sans quelques polémiques, la place des salles de théâtre, le travail du Radeau n’a pas arrêté de dire sans approximations ce qu’il dit.” C’est cette exactitude que l’essayiste traduit, cherchant à être au plus juste, jusque dans la minutie imagée de ses descriptions de spectacles.
 

Pour chaque représentation, Jean-Paul Manganaro renouvelle son dispositif d’approche. Là où un critique voudra reconnaître, il n’est ici question que de connaître. Quand l’historien fixera un répertoire des gestes, une généalogie (elle peut passer par Kantor), l’écrivain ne s’attaque qu’au phénomène dans sa teneur rayonnante, à ses articulations, son mouvement perpétuel, ses renvois en échos, ses passages et ses seuils. Pour la Bataille de Tagliamento en 1996 : ” D’où une perception purement cinétique des propositions de scène de Tanguy (telle une question posée au cinéma), qui mue l’action en mouvement continu : splendeur de la parade incroyable où les ombres s’assemblent et se dispersent, des projections et des déjections de corps dans l’espace subsidiaire qui se recrée à l’arrière-plan de la vision (…).”
 

 

Toujours sur le motif, au sens pictural du terme, Manganaro se saisit physiquement de ce théâtre qui se tient obstinément à l’origine des choses, à l’aube (du cinéma, de la vision) dans laquelle il fait intervenir le crépuscule, la mort. D’où les objets pauvres, les rebuts, les déchets, accouplés à la naissance d’un monde de lumière.
 

 

Avec François Tanguy et le théâtre du Radeau, on s’aventure hors des paraboles “d’angélisme œcuménique” que l’on accole souvent à leurs mises en scène. Le tragique et ses lueurs de sang y est présent, mais autant que la farce ou le grotesque, l’univers forain comme l’égorgement sordide des rois, ou les rêves scabreux des simples d’esprit. C’est la main du diable (Le jeu de Faust) qui : ” (…) Permet au couteau de Clytemnestre de glisser subrepticement dans les mains de Woyzeck”, c’est elle qui fomente la guerre, les meurtres ou jette les couples dans des gouffres, des frères dans des corps à corps d’étranglement. Avant que la grâce d’une ritournelle ne rassemble le “commun” dans l’harmonie.
 

 

Du bouc émissaire dans Le Chant du bouc aux figures pastorales réunificatrices, allégrement pacifiées, les drames de François Tanguy oscillent entre la déréliction de la perte, le péché originel et l’Eden retrouvé. Les forces de vie, – dont Manganaro dit qu’elles finissent toujours par triompher -, sont enveloppées dans un pathos lyrique, un emportement violent des affects. Les remixages de sons, de paroles, Péguy, Dante, Hölderlin, Kafka, Walser, Pound fonctionnent en reprises opératiques de masses sonores, de volumes créateurs d’espaces.
 

 

Les titres aux références musicales sont autant de signes foudroyant de la reprise d’un thème qui s’amplifie ou s’amenuise jusqu’à l’aphone, Orphéon, Cantates, Coda, et le dernier Ricercar. Pourquoi évoquer l’éclair de la stridence d’opéra ? On décrit le Radeau comme un théâtre nimbé de religiosité, il faudrait éclaircir ceci, avec ce que l’auteur remarque : “Mais le sublime ici réside tout entier dans la force de son impact poétique (…).” Ce qui signifie que dans les assemblages de François Tanguy, le caché, le visible, le voilé, le dérobé, le surgissant, les apparitions ont pour fonction l’émergence du ” Sublime” . Celui-ci est provoqué, et diffère de la révélation d’un sacré. Le mystère gît dans les ” matérialismes” que Jean-Paul Manganaro déploie avec force détails.
 

 

Le Théâtre du Radeau connaît-il les théories du “Sublime” de Longin ou de Burke ? Peut-être pas, mais l’effet tour à tour de rapidité extrême, l’alternance de terreur et de ravissement, nous ramène à ce “Sublime” . Nous avons donc là, l’une des déflagrations dramatiques les plus fulgurantes, l’irruption dans l’origine, dans la Genèse, de la terreur et de l’harmonie sublime, dans un même moment de sidération.
 

 

Avec François Tanguy et le Radeau, Jean-Paul Manganaro nous offre une méditation intense, sur la nécessité du théâtre, lorsqu’il est pratiqué à une telle incandescence, hauteur et perfection. Sans doute, le dernier lieu, où nos fondations symboliques peuvent se défaire pour se reconstruire ou s’abolir : “Que cherchent Tanguy et le Radeau, que cherche ainsi Ricercar ? (…) On pourrait répondre qu’il s’agit de déstabiliser l’option mentale et politique, d’un théâtre qui vise à une certitude pulsionnelle, positive (…). C’est contre cette univocité globale des significations que le théâtre de Tanguy et du Radeau est politique, et c’est par cette attitude politique qu’il aboutit à une esthétique.”
 

 

On voit que c’est la question brûlante de la communauté elle-même qui est posée, de ce qui nous est “commun”, hors du langage et dans le langage ; qui de l’ange ou du poignard, de la balance ou de la hache, détruira ou magnifiera cette Genèse sublime des commencements
 

Yan Ciret

Article publié sur nonfiction.fr, 2008.