La passion de l’idiotie selon Clément Rosset

Longtemps, Clément Rosset a fait figure de philosophe à part, d’excentrique d’une certaine manière. Trop français, pas assez germanique, écrivant avec brièveté et laconisme (quelle faute de goût), loin de tout idéalisme post-heidegerrien, incapable de saisir que le réel n’est qu’un mirage qui se joue entre « l’être » et « l’étant », l’écrivain poursuivait une route aride, sans rédemption ni remise à plus tard de l’incurable néant de vivre.

ClementRosset_P-1

 

ClementRosset_P_2

 

 

Lire la version intégrale de l’article  ci-dessous :


La passion de l’idiotie selon Clément Rosset

Longtemps, Clément Rosset a fait figure de philosophe à part, d’excentrique d’une certaine manière. Trop français, pas assez germanique, écrivant avec brièveté et laconisme (quelle faute de goût), loin de tout idéalisme post-heidegerrien, incapable de saisir que le réel n’est qu’un mirage qui se joue entre « l’être » et « l’étant », l’écrivain poursuivait une route aride, sans rédemption ni remise à plus tard de l’incurable néant de vivre.

Comment se briseur d’illusions pouvait-il venir démonter les plus belles structures « déstructurantes » de la philosophie à l’exportation française? L’attente le navre, l’oubli le consterne, la « différance » l’indiffère, alors que sa passion du réel se refuse à toute concession aux arrières-monde, à la fumisterie du verbiage en vogue dans le clergé institutionnel. Quel désert, quel silence s’est fait autour de cette oeuvre inclassable. Il ne s’en est pas fallu de peu, avant qu’on le range à droite, forcémment réactionnaire, contre-révolutionnaire, attardé mental, dérangé tautologique (vous pensez quelqu’un qui cite dans la foulée Cioran, Joseph de  De Maistre, et Hergé), enfin qu’on tente de disqualifier l’une des pensées les plus originales, les moins « exploitables » pour le kit bien pensant de l’homo-philosophicus post-moderne. Son dernier livre Le régime des passions n’arrangera en rien son cas, et c’est sans doute très bien ainsi. Aucun remède n’y est proposé aux adeptes des nouvelles croyances spirites, messianiques, d’une nouvelle ère qui ferait enfin « sens ». Le marché est déjà très encombré par ces nihilismes sans joie qui ne s’animent que dans le ressentiment, la nostalgie pan-hellénistique d’un « monde meilleur », ces bergers de « l’être » qui nous souhaitent une « clairière », plus tactile, plus humanitaire en somme, où tout adjectif est lourdement substantivé, mais pour qui la Shoa est devenu l’horizon communautaire indépassable, la vérité de tous les instants. Drôle de retournement écologique que, même Adorno, dans ces visions les plus effondrées poétiquement, n’aurait sans doute pas imaginées. A rebours, la philosophie de Clément Rosset décape la fausse compassion, retourne le double de la réalité, ce tour de passe-passe,  pour lui faire dire sa fuite devant l’inéluctable. Ethique bien sûr, au sens de Spinoza ou de l’irlandais burlesque et joycien Samuel Beckett, de l’affrontement sans médiation inopportune avec notre destin, avec la tragédie de l’existence. A sa charge, il n’en tire aucune prétention à la vérité, mais bien au contraire fait valoir en tout instant le principe d’incertitude. L’art nietzschéen de se contredire, celui que revendiquait Baudelaire, trouve dans ses textes une exaltation sobre, un assentiment matérialiste digne de la nature changeante qui guide les meilleurs traités stratégiques. Pour rester fidèle à soi-même, il faut constamment se déplacer, ce qui n’a rien à voir avec la résolution dialectique hégélienne. Le négatif reste négatif, et c’est cela qu’il faut traverser sans pathétique, ni romantisme. Et c’est là où la philosophie a fait fausse route, puisque comme il est dit dans Le régime des passions : »Penser à tout ce qu’on veut sauf à ce qui existe : telle est la devise qui me semble guider tous les philosophes depuis Platon jusqu’au romantisme d’hier et d’aujourd’hui ». Nous voilà à distance de tout sentimentalisme grégaire, en plein dans un sujet brûlant : «Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes », ceci écrit dès la première page du justement nommé Le principe de cruauté.

Les conséquences de cet « absolu du réel », de ce que personne ne veut voir, et qui pourtant est là, devant nos yeux, avec la rigueur intraitable de l’évidence, sont incalculables. Et c’est bien là, l’aporie existentielle que Clément Rosset soulève. Nous voulons dans le même temps, tel Hamlet, être et ne pas être, savoir et ne pas savoir, connaître et ignorer. Notre peur de la souffrance nous détourne du réel, pour nous faire adhérer à tous ses doubles, toutes ses thérapies somatiques, les chimères même les plus improbables, incapables que nous sommes d’accepter « l’idiotie » première, ontologique, de notre monde. La crainte de l’unicité de ce qui se présente à nous, déclenche un séisme panique, insurmontable. Début de la catastrophe qui, comme dans un mauvais vaudeville, va nous pousser inexorablement vers le mensonge infini. Son amplification, par onde de chocs, successives, amènera le pire, détruisant tout sur son passage, alors que : « Quand à ceux qui renoncent à toute partition de la réalité et se contentent de l’empire du réel, je ne saurais au juste décider entre l’opinion de ceux qui les jugent fous et celle de ceux qui les tiennent pour sages, et même les plus sages de tous, tel Spinoza. J’ai également tendance pour ma part, à les juger comme sages et même les seuls sages ». Ainsi, nous informe Clément Rosset du piège que nous nous tendons à nous mêmes, en choisissant n’importe quelle investissement politique, religieux, social, passionnel, plutôt que ce désordre constitutif de notre condition, ce que lui appelle, dans Le régime des passions, du beau nom vulgaire de « bordel ».

On aura saisi à quel degré l’emphase, la grandiloquence, peuvent être considérées comme des approximations, des dénégations, non seulement quant au réel, mais plus grave encore pour Clément Rosset, comme des écarts de langage. Car tout s’abolit ou se gagne dans l’usage de la langue. Un peu à la manière d’un Wittgenstein dessoûlé de tout mysticisme, le philosophe traite avant tout de ce que les mots ont de radicaux dans leur pure littéralité. Si l’ami de Bertrand Russel pouvait demander : » Qu’est-ce que le rouge? », sans que personne ne puisse lui apporter de réponse, l’auteur du Démon de la tautologie aurait pu avancer que : « Le rouge n’est pas rouge ». A l’inverse de la grandiloquence qui est : « Un art d’exorciser le réel de manière radicale, jusqu’à la disparition complète de ce dernier », la tautologie révèle dans ses trompeuses équivalences, une haute teneur de réel à l’état brut. C’est toute cette attention linguistique qui donne à l’oeuvre de Clément Rosset un irrésistible caractère de logique, d’équation rhétorique, assertive ou performative dans l’ordre du langage.

A y regarder de plus près, toutes les figures de l’infime différence débouchent sur des mystères insondables. Mais le philosophe leur donne la clarté des syllogismes dont la disposition paradoxale force l’énigme à se montrer en tant que telle, là encore pas de croyance ou d’illusionnisme. Ainsi dans Le principe de cruauté: »Il n’est possible de croire qu’à ce qu’on ne comprend pas et il est parfaitement impossible de croire à ce qu’on comprend », puis de finir avec la célèbre formule de Marcel Duchamp : »

Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème ». Ce resserrement du réel dans la langue, n’est ni un appel à un théâtre de l’absurde ni une vérification du non-sens, même si pour partie le réel échappe à la langue comme la langue échappe au réel, l’écriture philosophique est bien une façon d’éclaircir, de dévoiler le langage comme seule preuve tangible qu’une structure hasardeuse et aléatoire (et pourtant définie à l’extrême)  surplombe nos vies.

Cette ligne irréfutable, Clément Rosset, la précise à la perfection dans son Traité de l’Idiotie : »Aucun assemblage qui n’ait une structure (la sienne) aucune chose au monde qui, même si elle ne délivre aucun message lisible, ne soit du moins précisément déterminée et déterminable ». C’est bien ici la preuve que le réel se venge de ceux qui l’ignorent, il triomphe dans la fatalité alors qu’il est déjà trop tard pour y remédier, son avènement tragique est celui d’Oedipe dans son aveuglement meurtrier et incestueux, la folie de Lear sur sa lande battue par les vents, « l’étoffe de nos rêves » faite réalité dans La Tempête. Mais question subsidiaire : comment une telle philosophie peut-elle, ne pas sombrer dans l’enfermement d’un système, d’une obsession compulsive? Se ménager un tangage suffisant pour qu’une tâche aveugle continue de la travailler sourdement, quitte à la défaire, à l’obliger (cela serait dans son programme) à renoncer, à s’effondrer dans ce quelle combat : la folie, la bêtise, la haine. Une pensée du risque et du jeu ne peut se passer de son expérience limite, de sa confusion (même lucide) avec ces gouffres qu’elle projette en pleine lumière. Prôner le réel, rien que le réel, tout le réel, c’est aussi y adhérer « tel quel » comme dirait nietzsche, dans une approbation toujours renouvelée, sans regret ni remords. La distanciation, c’est encore fabriquer un Double, se laisser une échappée, créer une zone de protection, et au final ne pas assumer le tragique, qu’il soit dérisoire, shakespearien, ordinaire ou banalement psychologique. C’est là que l’oeuvre de Clément Rosset a connu, sinon un tournant, du moins son épreuve du feu. En 1999, il publie dans la collection l’Infini, Route de nuit, épisodes cliniques, un journal relatant les affres dépressifs d’un passage, non pas à vide, mais « à plein » du réel. Soudain, ce que le philosophe nomme « l’angle du dégoût », qui « semble pouvoir varier indéfiniment » le submerge dans
« un effondrement énergétique, une sorte d’épuisement général qui affecte autant le physique que l’intellectuel et le moral ». La mauvaise répétition l’enserre dans un effet d’étrangeté et d’angoisse qui n’est pas sans rappeler le Das  Unheimeliche, « l’inquiétante étrangeté » décrite par Freud. Même si Clément Rosset a toujours eu une position critique envers la cure analytique, il va s’adonner à une recension des rêves, une énumération des symptômes, des prises médicamenteuses, qui ne diffère qu’en un point de celle-ci : il n’y a pas d’inconscient, il n’y a qu’un réel enfin visible, dans son intensité la plus grande, donc la plus vraie.

Ce thème dépressionnaire circulait déjà dans ses livres comme le fantôme de sa philosophie, ce depuis le début, et de façon explicite ; la déroute mentale y rôde à la manière d’une araignée qui tisse sa toile et attend sa victime, elle s’infiltre dans tous les concepts liés à la cruautéen tant que définition du réel, notamment lorsque Rosset fait mention de ceci :  » « Hypocondrie mélancolique », note Gérard de Nerval dans un carnet. « C’est un terrible mal : elle fait voir les choses telles qu’elles sont. » « . Le philosophe se place à découvert, sur une faille de « trop de vérité », dans une acception physique de la philosophie, proche du Nietzsche qui basculera dans la folie à Turin, mais plus précisément Route de nuitse met sous l’égide du William Styron de Face aux ténèbres décrivant « la désespérance au-delà de toute désespérance », et surtout de Scott Fitzgerald et sa nouvelle inégalable La Fêlure. Ce texte qualifié d’évidence du chef d’oeuvre par Gilles Deleuze (« Volcan et porcelaine », Logique du sens), d’exercice pascalien, sauvant toute l’oeuvre de l’écrivain de Tendre est la nuit, pour Cioran, s’ouvrait par l’affirmation de toute vie comme entreprise de « démolition ». C’est cet abattement que l’on voyait se profiler dans le court ouvrage que Clément Rosset consacra à Althusser (En ce temps-là, Notes sur Althusser) ; la démence ne « biographise » pas l’oeuvre, mais c’est tout au contraire l’oeuvre qui continue de s’écrire à travers l’homme. On pourrait dire la même chose de l’Alzheimer de Cioran (le monde comme folie incurable), du SIDA de Michel Foucault (l’usage des plaisirs en tant dépliement social de la maladie), du suicide de Gilles Deleuze (apologie stoïcienne de la vie).

Ce dernier est sans doute l’un des rares philosophes de la modernité avec lequel Rosset entretien des rapports de vis-à-vis, ambivalents, contradictoires. On voit mieux l’un en étudiant l’autre, ce sont deux versants, à la comparaison extrêmement riche. D’ailleurs, tandis que l’un écrit Logique du sens (Deleuze), l’autre publie Logique du pire, dans Route de nuit, il ait fait plusieurs fois mention d’un dialogue rêvé, possible, même antithétique, voire âpre ; et dans son naufrage  Rosset note ceci : «Serais-je engagé dans ce que Deleuze appellerait un « devenir vampire »? ».

On s’intéressera à la manière passionnante, dont l’un dans Le réel, traité de l’idiotie, ramène l’alcoolisme de Malcom Lowry et du Consul d’Au-dessous du volcanà un accès spatial direct au réel, à un « excès de chemins » qui mène toujours à un endroit précis, fatal, alors que Gilles Deleuze voit dans l’ébriété mescalienne la possibilité de faire sauter le verrou du temps, d’assembler le passé antérieur et le présent dans une psychadélie dynamique, créatrice. Dans un cas le réel est schizophrène, en rhizome, dans l’autre il est idiot, forclos dans son caractère unique, saisissable qu’après coup. Ce comparatif se prolonge avec Le régime des passions qui ne se termine aucunement par un Abécédaire, mais par un Abrégé de philosophie dans lequel Clément Rosset revient, de manière à peine voilé, sur la maladie d’angoisse de Route de nuit. Mais cette fois-ci, le corps ne lâche pas devant l’illusion qui : » (…) est d’ailleurs à la fois logique et en un certain sens légitime puisqu’elle est le seul recours qu’on puisse imaginer pour contester l’unicité du réel, que j’ai appelée jadis son « idiotie », me fondant sur le sens premier du mot grec idios qui signifie « ce qui est seul en son espèce ».  On retrouvera dans Le régime des passions, un tour d’écrou supplémentaire, à l’élimination de toute évasion possible de la réalité (passion, hystérie, ambition). Clément Rosset nous y montre sans métaphore que : » Ane et réalité ont en commun d’être idiots, au sens particulier mais originel du mot « idiot » (…). Du moins idiots au sens d’entêtés, en ce qui concerne l’animal doux et paisible qu’est l’âne. Mais la réalité elle-même est entêtée, même s’il lui arrive d’être violente et cruelle, au point qu’il lui faut souvent un temps considérable pour être reconnue ». Voilà peut-être notre alternative ultime, exprimée rarement aussi simplement, mais résumant notre seule possibilité de faire face à ce « réel, trop réel » : soit être un âne au Paradis ou soit parler la langue de l’idiot.

Yan Ciret

Étiquettes :