La fabrique, la révolution, l’émancipation – Jacques Rancière

Une pieuvre idéologique enserre toute pensée révolutionnaire, elle en destitue la violence légitime, qui déclasse l’ordre établi ; elle lui dénie le droit à la théorie nécessaire, qui réintroduit le « n’importe qui » démocratique dans un agencement qui échappe au déterminisme social. Cette pensée émancipée s’élève contre l’assignation de l’individu à des identifications lui retirant sa capacité subjective, de produire du sens en son nom propre. Nombre des auteurs de la Fabrique connaissent ce procès.

rancieretexte

 

Art press, 352, Janvier 2009

 

Il n’est rien d’autre que celui de «l’hypothèse communiste», entendue comme la reformulation d’une communauté, par une autre «distribution des rôles et des hiérarchies», telle que Jacques Rancière le précisait déjà dans Aux bords du politique. Ce livre clef qui devint l’acte de naissance inaugurale des éditions La Fabrique.

Éric Hazan, qui dirige ces éditions, a su produire dans le champ éditorial un nouveau rapport à la notion de Révolution, et plus particulièrement à 1793, à l’ombre portée de la Terreur. L’idéologie partisane n’est plus le levier d’un renversement, elle fait place à une attention aux pratiques de révoltes, en dehors des cadres institués. En somme, une pensée sauvage de l’insurrection, qui naît sur les décombres de l’ancienne pensée critique. Chaque livre publié se situe dans cet axe irrégulier, à des points de proximité ou d’éloignement de la Révolution et de la philosophie des Lumières.

Dans ce dispositif éditorial, le philosophe Jacques Rancière tient une place majeure. Son rejet de l’assignation idéologique fixe, lui permet de plonger librement aux origines de cette modernité révolutionnaire, quitte à en récuser les attendus. Dans Le destin des images, il notait que : « La révolution esthétique moderne a opéré une rupture par rapport à ce double principe: elle est l’abolition du parallélisme qui alignait les hiérarchies de l’art sur les hiérarchies sociales, l’affirmation qu’il n’y a pas de sujets nobles ou bas, que tout est sujet de l’art. Mais elle est aussi l’abolition du principe qui séparait les pratiques de l’imitation des formes et des objets de la vie ordinaire. ” Autant dire, qu’apparaît ici l’amorce de l’une des pensées les plus originales sur l’esthétique contemporaine. Il ne s’agit plus de penser de manière binaire, dominés/dominants, savants/ignorants, mais de se constituer à travers un processus qui fait du spectateur un « acteur émancipé », du seul fait qu’il ne répond plus à la division du travail entre agir et voir, contempler et créer. Avec Le partage du sensible, le philosophe allait plus loin, en postulant : « L’art comme transformation de la pensée en expérience sensible de la communauté. » On pourra entrevoir ici une sortie de l’idéologie critique, celle du négatif, au profit d’une multiplication à l’infini, des formes, à l’inverse de la division, signe du démoniaque, dont Baudelaire disait qu’il était l’emblème de l’art moderne.

Une pensée avisée y verra une transformation du marxisme en un autre usage de la valeur, et une métamorphose du partage chrétien, en une répartition aléatoire (donc évangélique) des fonctions de l’art et du politique. Les passages les plus passionnants dans Le spectateur émancipé ne sont pas ceux qui dénient les paraboles de la fin de l’histoire, ou les entêtements au « contre » du système renversé, mais plutôt les célébrations de cinéastes comme Pedro Costa ou la photographie de Walker Evans, de l’impersonnel, du neutre, du document indécidable dans l’art contemporain, comme ces installations qui reprennent l’indiscernable de l’écriture flaubertienne. Jacques Rancière montre aussi l’importance du corps, celui du prolétaire qui est déjà un « travail de l’art » déviant, en opposition avec une pensée de l’asservissement sans reste. Ceci a contrario de la dénonciation ambiante de la mélancolie démocratique de l’égalitarisme, du moralisme puritain de la modernité survivante.

Il en dénoue dans Le spectateur émancipé les présupposés moraux, qui font du sujet la victime coupable d’une illusion. Le spectateur (le citoyen) ne voit dans le Spectacle que le miroir de son impuissance, la politique de l’art le désactive. S’il participe, passant du côté de la réalité spectaculaire, il devient alors dupe de la falsification du réel, de son simulacre. C’est cette double injonction de la pensée critique que Jacques Rancière réfute, ainsi que les dénonciations de l’image puissance aliénante ou à l’inverse interdite, sacralisée. À rebours, par un dispositif complexe d’études de phénomènes esthétiques contemporains, il rend compte de la possibilité pour celui qui voit de créer des « dissensus », c’est-à-dire des disjonctions et des articulations subjectives librement recomposées par « n’importe qui » . L’art n’est ni un dehors obturé par la pédagogie (la scène, le musée), ni un dedans (la fusion relationnelle avec l’œuvre), mais une révolution des sens et du sens, par une destination imprévisible des affects, une construction active, perpétuelle, de notre émancipation à travers des signes anonymes, communs, et pourtant irréductiblement singuliers dans notre histoire.
 
Yan Ciret 



Le spectateur émancipé

Jacques Rancière

La Fabrique éditions

Ranciere_spc_emancipe