Jean Genet, le saut de l’ange des murailles

Au bas de Montmartre, au bout d’une ruelle de terre-battue, un dôme en forme de basilique de la pauvreté, on trouvait là le « Cirque Romanès ». Près de la Place Clichy. L’exact compas entre la rue Truffaut, là-même où habitât François Truffaut (hôtel « Truffaut), qui fut l’ami de Jean Genet, avant la brutale rupture. Et le quartier du Sacré-Cœur, du Pigalle des voyous et voleurs, ou des travestis de cabarets, là où la prostitution des corps se subliment dans des âmes noircies par l’épreuve, l’échange des sexes, là où l’écrivain inscrit l’odyssée de « Divine » l’héroine queer de son « Notre-Dame des fleurs ».

Alexandre Romanès m’apparut là, pour la première fois, portable à la main, je lui parlais des relations du cinéaste et de l’écrivain. Il me dit qu’une fois, Truffaut arrivé en retard à leur rendez-vous, Jean Genet le gifla.

Jeangenet1

Mais qu’il s’agissait d’une question de beauté, avec les hommes, Genet avait besoin d’une sorte de grace. Et que c’était la véritable raison de leur discorde. Je lui parlais d’une des seules fois où j’ai vu Genet, dans l’entrée de Gallimard, où j’étais venu avec Allen Ginsberg, qui voulait le revoir. Puis, il m’indiquait le nom de Lydie Dattas, la poètesse qu’il avait épousée, et qui allait écrire « La chaste de vie de Jean Genet ». Alexandre (Bouglione) Romanès avait commencé par le dressage et le domptage, d’animaux féroces. Avant de s’en détourner, pour un cirque tzigane, voltigeant en fanfares des Balkans, Roms, Mensch. C’est là que je le retrouvais, au porte de Paris, dans les confins du XVIe arrondissement, square Parody. Nous continuâmes, à évoquer Genet qui avait vécu, auprès d’eux, il me parla de sa cruauté ; un jour, il demanda ce qu’Alexandre pensait de la décision des Grecs antiques, de crever les yeux des ânes, qui montaient les pierres du Parthénon. Genet lui dit qu’il aurait fait la même chose, rien ne devait, pas même le vertige, le risque, s’opposer à l’avénement de la beauté. Une autre fois, à la mort de Sartre, allant chercher les journaux, en une s’affichait l’annonce de la mort de ce philosophe, avec qui il fut très lié, il commenta laconiquement : « Maintenant, il ne pourra plus faire ses grimaces. »

Les doses massives de Nembutal, prises avant la tombée de la nuit, dont il avait la nécéssité pour dormir. La fuméé de ses Gitanes, dans la salle d’attente de l’hôpital de Villejuif, où il était

traité pour un cancer, qui allait l’emporter. Son horreur de l’alcool, qui lui aurait fait perdre le contrôle de ses actes. Le véritable nom de son père, qui s’appelait « blanc », pour l’auteur des « Nègres ». L’extrême pudeur de l’écrivain. Pas un geste déplacé, un jansénisme dans le nu froid des miroirs sans tain, ce que lui reprochait Georges Bataille dans « La littérature et le mal ». L’inverse de l’image sexuée, jusqu’à la saturation de l’éros, d’un narcisse homoérotique et morbide. Rien de ça.

Autour de nous, des nuées de foulards tournoyant, descendant en cascades, du haut du chapiteau, des jeunes filles graciles, reptiliennes, des toupies en vrilles élégantes, bougies enroulées, florales dans cette lumière rouge vermeil, dont le « Cirque Romanès » s’était maintenant parée. Alexandre Romanès est aussi un poète, publié par Gallimard, un poète gitan, qui n’aime rien plus que la musique baroque. Les portées acrobatiques se succèdent, les tapis orientaux fonctionnent, comme des tapis volants, on pense à « Sindbad le marin », à cette phrase de Modiano, dans Livret de famille et qu’il a retirée des nouvelles éditions : « Cet Orient que nous n’aurions jamais du quitter ». Délia la « terrible », la nouvelle femme d’Alexandre, vous envoie des mails qui ressemblent à des contes de Rûmi, sur la culture tzigane, sans cesse menacée d’être engloutie. Avant de partir, Alexandre se retourne vers moi : « Vous aimez la vérité et la liberté, vous allez souffrir, vous connaissez ce proverbe gitan : si tu dis la vérité, pourvois toi d’un bon cheval. »

Y.C.

(entretien Alexandre Romanès) – suivi de « Le désir captif (sur Un chant d’amour) ».

Articles publiés par Arts de la piste, n°14 et n°15, Juillet-septembre 1999. « Surpris par la nuit », France Culture « Royaume Forain » et « Royaume Forain Remix ». « Le désir captif », Cahiers de théâtre n°10, octobre-novembre 1993.

Yan Ciret : Comment avez-vous rencontré Jean Genet, vous étiez très jeune à l’époque?

 Alexandre (Bouglione) Romanès : Je l’ai rencontré dans la rue, tout simplement. Il partait au Maroc. Je l’ai emmené en voiture à Orly. Il voulait que je l’accompagne là-bas, mais je n’ai pas voulu. Une semaine après, quand il est rentré, il m’a appelé. Son hôtel était à 50 mètres de l’endroit où j’habitais.

Yan Ciret : Que savait-il de vous?

A (Bouglione) Romanès : Il savait que j’étais un Bouglione. Il avait bien connu ma famille. Il connaissait les noms de presque tous ses membres. Il m’a appris des choses sur eux, que moi-même, je ne savais pas. Lui avait été très marqué par leur cirque, alors que cela ne m’impressionnait pas. Je pensais que ce n’était pas si bien que ça. Et puis lui, il m’a dit un jour: « Tu te trompes, c’est très bien. »

Y.C. : Comment les connaissait-il?

A. R. : Il avait vu les Bouglione en tournée, avec leur immense chapiteau, leurs grandes caravanes rouges. C’est de ça, dont il se souvenait.

Y.C. Quel numéro lui plaisait particulièrement?

 A. R. : Il n’y avait pas vraiment un numéro en particulier. Mais il disait, tel ou tel acrobate, tel de mes cousins : «  C’était très beau, absolument exceptionnel ». Il me disait qu’il régnait dans ce cirque une ambiance hors du commun.

Y.C. : Comment voyez-vous sa passion pour le cirque? Est-ce qu’il la rapprochait de l’écriture ?

 A. R. : Ce n’est pas si sûr, qu’il ait eu une réelle passion pour le cirque. C’était très sélectif chez lui. Il y avait des numéros qu’il n’aimait pas du tout. Mais il avait été très impressionné par un clown comme Grock, par le fil-de-fériste Colléano ou une fil-de-fériste de la troupe : Camilla Mayer. Surtout un équilibriste, un enfant qui faisait un très beau numéro d’équilibre. Ce qui devait lui plaire dans le cirque des Bouglione, c’est que nous étions des gitans. On avait tous des têtes un peu noires, et on vivait en tribu. Le côté en dehors de la société, nomade, que représentait cette famille gitane, il m’en a souvent parlé.

Y.C. : Il devait adhérer à ce côté marginal et héroïque, qu’il a d’ailleurs retrouvé avec les Black Panthers, les Palestiniens, des gens qui n’ont pas de terre et en même temps des héros, parce qu’ils sont capables de prouesses?

 A. R.: Oui, tout cela lui plaisait beaucoup.

Y.C. : Il a habité longtemps avec vous, comment se passait la vie quotidienne ?

 A. R. : Il était comme un gros chat, couché dans un coin de la pièce, sur un petit lit dépliant. Il ne le quittait pas beaucoup, il se levait juste une heure ou deux par jour. Par contre, il lisait énormément. De drôles de lectures, des choses que personne ne lirait; surtout pas des auteurs ou des romans qui paraissent. Il lisait par exemple : L’Histoire secrète de la Normandie. Il allait dans les librairies pour chercher ce style de livres.

Y. C. : Est-ce que ce n’est pas la généalogie qui l’intéressait aussi chez les Bouglione? Comme Gérard de Nerval, il a toujours été fasciné par les blasons, les armoiries, les descendances. Ce qui le renvoyait à sa naissance inconnue .

 A. R. : Il avait fait la généalogie des Bouglione. Il a dessiné notre arbre généalogique et cela a duré des semaines et des semaines. Il voulait tout savoir, il posait plein de questions. À travers moi, il a fait plusieurs arbres, plusieurs dessins, avec les noms et les dates de naissance de toute notre famille.

Y.C. : Vous parfait-il d’Abdallah, le jeune funambule, qu’il avait pris sous sa coupe et qui s’est suicidé par la suite ?

A. R. : Jamais. Mais ce que l’on a cru comprendre, c’est qu’Abdallah était mort à cause de lui. J’ai l’impression – à travers le peu de fois où l’on a évoqué la question – que sa responsabilité était sans doute engagée. On a cru comprendre qu’à un moment, il l’avait abandonné. Il était tombé sur ce garçon qui devait avoir du charme, qui lui plaisait sûrement. Il se trouve que ce garçon faisait du cirque, qu’il était acrobate, Genet ne va pas en faire un acteur de théâtre ou en faire un ouvrier chez Renault. Il a dû penser que, le mieux pour lui, c’était qu’il continue à faire du cirque, mais qu’il monte un grand numéro. Abdallah était dans une troupe marocaine, c’était un acrobate parmi d’autres. Genet a dû réagir à sa façon, très simple et efficace.

Y. C. : Mais ne l’a-t-il pas entraîné trop loin, avec une cadence de travail très dure? N’est-ce pas en l’obligeant au sublime qu’Abdallah est tombé du fil, avec une fracture qui allait mettre un terme à sa carrière?

A. R. : Genet avait décidé que le talent n’existait pas, qu’il n’y avait que le travail. Abdallah était acrobate, donc forcement pas mauvais pour cela, sinon Genet ne l’aurait pas laissé continuer. Mais il est allé peut-être trop loin, c’est possible. Genet a toujours été très amoureux de la performance.

Y. C. : Il y avait un côté très pédagogue chez lui. On en trouve des traces dans son texte Le Funambule dédié à Abdallah?

 A. R. : Dans la vie, il n’était pas complètement convaincu de cela. J’ai assisté à des conversations qui me dépassaient, et que j’ai comprises par la suite. Les discussions avec Lydie (1) tournaient autour de ceci : est-ce que l’on doit laisser Alexandre comme il est, ou est-ce qu’on doit lui montrer ce que l’on sait? Il voulait dire, il y a quelqu’un qui ne sait pas grand chose, mais qui a du charme. Dès qu’on va lui donner un enseignement, il va perdre ce charme. Il s’est beaucoup interrogé là-dessus, au moment où je suis rentré dans son monde.

Y. C. : N’ y avait-il pas un culte de la jeunesse chez lui ?

 A. R. : Genet avait très peur d’être un vieux con. D’ailleurs, il le disait : «pour ne pas être con, il faut faire beaucoup d’efforts ». Il n’aimait pas rester avec des gens plus âgés, pour lui, c’était comme une maladie qui se transmet. La question du vieillissement le travaillait énormément.

 Y. C. ; Il a rêvé de faire un cirque avec vous, comment cela se passait, concrètement?

A. B.: On avait mis sur le papier quatre heures de spectacles, la matière d’au moins deux spectacles différents. On avait fait des affiches sur les murs de l’appartement, où l’on inscrivait des idées, Toute la pièce avait fini par en être couverte. Il y eut beaucoup d’heures de travail et le jour où j’ai décidé que l’on arrêterait, j’ai tout jeté, ses notes et les miennes. Aujourd’hui, je le regrette, Il y avait des idées très belles. Un spectacle avec des acrobates et le jongleur Ugo Garrido. Quelqu’un de très élégant, qui travaillait aussi le flamenco avec sa fille. On faisait intervenir un cheval arabe avec un cygne noir, un trapéziste et un contorsionniste. On avait brodé autour d’un ensemble d’éléments.

 Y. C. : Genet avait une idée assez traditionnelle du cirque, liée au risque, au danger, comme dans la corrida?

A. B.: Oui, il aimait ce côté sanglant, lorsqu’il a cherché à faire un cirque, il n’avait pas dans l’idée un cirque à l’eau de rose, ça ce n’était pas pour lui. On avait parlé des écoles de cirque et c’était quelque chose qu’il n’approuvait pas. Le cirque voyant arriver des fils d’avocats, des bourgeois, tout cela lui faisait horreur. De la même manière qu’il était contre l’existence d’un Ministère de la Culture.

 Y. C. : A-t-il voulu vous transmettre quelque chose, avec dans l’esprit une filiation possible?

 A. R. : Il ressentait de l’amitié pour moi. Je voulais monter un cirque, il a voulu m’aider. On avait des discussions sur le cirque qui n’en finissaient plus. Par contre, il ne supportait pas qu’on lui dise non. J’arrivais à dix heures du matin, lui se réveillait à cinq, et donc, pendant des heures, il réfléchissait à certaines choses. Il arrivait et me demandait si c’était réalisable. Il voulait mon approbation. Si je disais non, alors pendant quinze jours on ne parlait plus de cirque. Cela le contrariait. Je me souviens d’un numéro avec un cheval qui n’était vraiment pas réalisable et il était impossible de le lui dire.

 Y. C : Est-ce qu’il n’avait pas une idée «idéale » du cirque, plus qu’une réelle appréhension de son fonctionnement?

A. R. : Avec lui, il était hors de question de ne pas réaliser toutes ses idées. Il voulait un cirque poétique, sans limites. Lorsque j’ai fait répéter un jeune noir, un funambule, Genet est venu le voir à plusieurs reprises. Le gamin n’était pas mal, il avait beaucoup d’idées. Cela avait inspiré Genet. Il ne faut pas oublier qu’il avait connu le cirque dans son enfance. La situation du cirque, à cette époque, était très mauvaise. Il y avait un mépris énorme pour le cirque, ce monde rejeté et poétique devait plaire à Genet. D’une certaine manière, c’était un univers qui lui tendait naturellement les bras.

 

Portrait du voleur en saltimbanque

 Y. C. : Est‑ce que Genet tenait à l’itinérance comme à une marque fondamentale du cirque ?

 A. R. :Pour lui le cirque devait être nomade, il tenait vraiment à cette itinérance. Il existait déjà du cirque qui se faisait dans des théâtres et cela ne lui plaisait pas. Pour lui, des gens de cirque qui faisaient du cirque au théâtre finiraient comme des gens de théâtre. Le chapiteau était un élément indispensable.

 Y. C. : Vous pensez qu’il serait venu vivre avec vous, dans les roulottes ?

 A. R. : Si on avait monté ce projet, je pense qu’il serait venu. Il avait fixé un parcours de tournée, il disait : « Il ne faut surtout pas venir à Paris, il faudra tourner et lorsque La réputation commencera à se faire, on viendra à Paris». J’ai fait le contraire, pendant deux ans je n’ai eu personne, alors que si j’avais tourné, j’aurais probablement eu du monde.

 Y. C. : Est‑ce qu’un texte comme Le Funambule peut servir pour un apprentissage de la piste ?

 A. R. : Je ne lis pas Le Funambule comme une leçon pour le cirque, Je n’y vois que des images poétiques. Genet avait par ailleurs imaginé un numéro de funambule où il y avait plein de fils, situés à différents niveaux, il avait prévu beaucoup de choses très particulières et bizarres.

 Y.C. : On peut penser que le reproche majeur qu’il faisait au théâtre était de ne pas avoir la capacité physique, la virtuosité, la dextérité, la poésie du corps ?

 A. R. : Genet n’aimait vraiment pas les gens de théâtre. Il leur trouvait trop de prétention. Il avait une étrange idée de ses livres, de son oeuvre. Il disait souvent : «Mes pièces sont mauvaises et mes livres ne tiendront pas». Je crois qu’il n’aimait vraiment pas ses pièces de théâtre.

Y. C. : Le théâtre, c’est aussi la bourgeoisie, il y a toujours cette ambiguïté ?

A. B.. Avec Genet, il n’y avait pas beaucoup de gens qui n’étaient pas bourgeois. C’était aussi quelqu’un qui n’avait pas le sens du temps. On travaillait de dix heures du matin à dix heures du soir. Il avait le culte du travail, ce n’était jamais assez. Tout en étant un peu gauche, ne sachant pas ouvrir une porte, il avait une menta­lité extrêmement élevée, combattante, un guerrier. J’avais eu des fauves, et je trou­vais cela un peu triste de voir ces bêtes en cage. Un jour il a réfléchi, puis il m’a dit : «Non, ce n’est pas grave». C’était un homme dur. Cela me plait qu’il soit à contre­ courant de ce que tout le monde pense actuellement. Même sur un sujet aussi peu défendable qu’un lion en cage.

 Y. C. : Il a connu la prison, mais un jour il a dit l’avoir aimée. Qu’en pensez‑vous ?

 A. R. : Non, il n’a pas aimé la prison. Il me disait : « Les Français ne savent pas ce que c’est de passer une journée en prison ». Et il y avait de la souffrance dans sa voix. Il souffrait pour un jour en prison et il y est allé des années. Il y était entouré de gens médiocres, il se souvenait qu’il était obligé de jouer à la belote, alors qu’il détestait ce jeu.

 Y. C. : C’est pourtant là qu’il a écrit parmi ses plus grands textes ?

 A. R. : Pour échapper à tout cela. Sinon il serait devenu fou, il se serait suicidé. Je suis allé en prison et c’est désespérant. La prison, c’est comme une grande punition du ciel.

 Y. C. : Est-ce qu‘il vous parlait de l’écriture, vous l’avez connu à une période où il n’écrivait plus?

 A. R. : Il écrivait Un Captif amoureux, alors qu’officiellement il n’écrivait rien. Je ne le voyais pas écrire. Il était assez secret et d’une très grande pudeur.

Y.C. : Souvent il disparaissait, on ne savait pas où il allait, il restait toujours très libre, dans ses rapports ?

 A. R. : Il disparaissait et il revenait. Mais au moment où l’on se connaissait, il ne voyageait pas tellement. De temps en temps, je l’emmenais en voiture dans La Nièvre où il restait quinze jours ou un mois et il revenait. Il louait une chambre chez un couple, il mangeait tous les jours à la gare, au milieu des ouvriers.

 Y. C. : Est-ce qu’il vous emmenait voir ce qu’il aimait, des films, des spectacles ?

A. R. : Il n’allait jamais au cinéma, il n’aimait pas cela. Il disait que c’était une industrie. Il avait loué un studio, pas loin de chez nous, et quant il sortait, il laissait la lumière allumée. Il n’éteignait jamais, il ne supportait pas de rentrer dans une pièce, dans le noir. Il ne supportait pas d’aller au cinéma à cause de cela. Il prenait du nembutal – il n’arrivait pas à dormir – et dans la rue, souvent il titubait à cause de cela. Il fumait aussi énormément. Je l’emmenais à Villejuif pour faire des rayons au Cobalt, dans la salle d’attente, il fumait des Gitanes.

 Y.C : De qui vous parlait-il ?

 A. R. : Il parlait beaucoup de Giacometti. Il avait été impressionné par lui. Il m’a raconté de drôles d’histoires à son sujet. Quand je serais vieux, j’en parlerais. C’était une bête de travail, ce qui avait impressionné Genet. Mais aussi le fait que les peintres et les écrivains, n’ont pas la même mentalité. Or Giacometti aurait pu être un poète, il avait une pensée surprenante.

 Y. C. : Pourquoi vous êtes-vous brouillé avec Jean Genet ?

 A. R. : C’était quelqu’un qui souffrait beaucoup. Il n’avait pas surmonté ce qu’il avait vécu. C’était un vieux monsieur, lorsque je l’ai rencontré, et c’était encore un écorché vif. Ce n’était pas possible d’avoir un rapport avec Genet, s’il n’était pas un peu amoureux de vous. Vous l’auriez vu quinze jours, pendant huit jours il aurait été très bien, mais pas le neuvième. Là vous êtes mort. Il ne pouvait pas surmonter cela, s’il n’était pas amoureux. Il était dans un rapport amoureux avec moi. Il pouvait se dominer. Sinon pour lui, le neuvième jour, il vous liquide. Il devient dur, mordant. Un mot qui ne lui plait pas, il se lève et part. Il m’avait raconté qu’il avait rendez-vous avec François Truffaut, ils ne se connaissaient pas. Truffaut arrive et Genet, au lieu de lui serrer la main, le gifle et s’en va. Je lui ai demandé pourquoi il avait agi de la sorte, il m’a répondu ; « Il est arrivé avec cinq minutes de retard ». Simplement, Truffaut ne lui avait pas plu.

 Y. C. :  Est-ce qu’il avait-il pas chez lui un mélange de morale et d’injustice ?

 A. R. : Dans la vie, c’était un moraliste.

 Y. C. : Dans le cirque, il n ‘y a qu’une morale, celle de l’exactitude. Il devait aimer cette très grande précision ?

 A. R. : Il y avait des mots qui revenaient souvent chez lui comme : élégance et habileté. Il aimait les gens habiles et élégants. Si un voleur était élégant et habile, c’était parfait. Il était passionné par Mesrine, il trouvait élégant le mouvement de la Fraction Armée rouge, mais pas les Brigades rouges.

 Y. C. : C’est la même exigence que sur la piste ?

 A. R. : Oui, en même temps il aimait aussi le monde ouvrier, et pas pour des raisons politiques. Un jour on a pris le train et on s’est trouvé devant un jeune plombier, qui avait une vingtaine d’années et qui était complètement ignorant. On est resté six heures en face de lui, et pendant tout l’après-midi, Genet lui a parlé et montré plein de choses. Il était inculte, mais très intelligent. Genet voyait s’ouvrir devant lui un monde qui le passionnait.

Y. C. : Il descendait tout autant dans des bouges misérables que dans des palaces ?

 A. R. : Oui, pendant un temps je ramenais dans un hôtel qui s’appelait l’Hôtel des Pavillons, près de la place des Ternes. Un quartier chic, mais l’hôtel était délabré, Les fenêtres ne fermaient pas, Les rideaux étaient déchirés, le sommier défoncé, un hôtel à l’abandon. Il est resté là longtemps. Il n’avait rien de bourgeois, il était d’une grande modestie. Dans la vie courante, il était très simple, parfois on allait au restaurant, lui ressemblant à un clochard, le serveur nous demandait de sortir et il ne disait rien, on allait dans un autre restaurant. Alors qu’il était couvert de liasses de billets. Il ne voulait rien d’autre, pas de chèque, ni de carte, uniquement du liquide.

 Y. C. : Avez-vous encore présents des signes de Genet et de son rêve de cirque ?

 A. R. : Il y a une chose étonnante qui est arrivée quand j’ai monté mon cirque, il y a deux ans (ndlr : le « Cirque Romanès »). Je voulais avoir un acrobate marocain, j’avais quelque chose de très précis dans la tête. J’ai pris rendez-vous avec des Marocains à Tanger, puis dans d’autres villes. Mais je n’ai pas trouvé. En revenant à Tanger quelqu’un me dit qu’à 150 km, il y a une ville où il y a beaucoup d’acrobates. Je lui ai demandé, au bout d’une heure de route, comment s’appelait cet endroit où on allait. Il m’a dit : à Larache”, l’endroit où Genet est enterré (2. Et chose étrange, j’y ai trouvé les acrobates que je cherchais, mais je n’ai pas pu les faire venir en France.

1. Lydie Dattas, poétesse, première femme d’Alexandre Bouglione. Elle prépare un livre de lettres de Jean Genet sur le cirque, à paraître prochainement.

2. Lieu où Jean Genet est enterré.

(entretien Alexandre Romanès) – suivi de « Le désir captif (sur Un chant d’amour) ».

Articles publiés par Arts de la piste, n°14 et n°15, Juillet-septembre 1999. « Surpris par la nuit », France Culture « Royaume Forain » et « Royaume Forain Remix ». « Le désir captif », Cahiers de théâtre n°10, octobre-novembre 1993.

 

Le Désir Captif
Yan Ciret

« Philippe Sollers faisait remarquer dans sa préface aux œuvres complètes de Jean Genet que la légende de l’écrivain permettait désormais de ne plus le lire, qu’il s’agit-là d’une dernière « parade » pour annihiler la parole scandaleuse de l’auteur de Notre-Dame des fleurs. Parions contre l’image, sur l’écriture, pour le triomphe du chant profond, quand celui-ci tiré du mal absolu, se change en morale. »

Plus de sept ans après sa mort, on peut affirmer que Jean Genet est un véritable écrivain de cinéma, tant le ciné-désir fait partie intégrale de l’œuvre. A plusieurs titres d’ailleurs, dont le moindre n’est pas la somme manuscrite que Genet consacra au septième art. Celle-ci dépassant largement la production romanesque, ou même celle des essais politiques (L’ennemi déclaré) ou esthétiques (sur Giacometti). Cette découverte on la doit, pour partie, à l’un de ces livres qui paraissent régulièrement, en marge des grandes rétrospectives éditoriales. En fait il s’agit d’une thèse venue d’Angleterre, qui étayée magistralement éclaire tout un pan de la création de l’auteur du Miracle de la Rose. L’auteur Jane Giles n’a pas trente ans, l’âge où Jean Genet écumait encore les prisons françaises, et n’avait pas encore écrit son premier poème Le condamné à Mort. Précisons, le sujet apparent se titre comme suit : Un Chant d’amour et se sous-titre « Le cinéma de Jean Genet ». Tout est dans ce sous-titre. Le seul film écrit et réalisé par Genet en 1950 sert à une étude en règle, parfaite, exhaustive dans sa thématique, ses témoignages, et sa très belle iconographie. Mais le mérite de Jane Giles tient surtout d’avoir effectué l’un de ces contrechamps qui d’un coup révèle une vérité jusque-là méconnue. A savoir que le montage, le découpage, la forme scopique du cinéma, avec ses gros plans, ses ellipses, sous-tendent l’écriture de toute l’œuvre de Genet (cinéphile impénitent, à quelques jours du tournage de son film, il avait visionné le Fireworks de Kenneth Anger, dans une assemblée uniquement composée d’hommes)..

Plus que cela, le dispositif optique mis en place dans chaque roman ou pièces théâtrales recèle le mécanisme même de l’écriture. La prose de Genet étant essentiellement visuelle. Le film Un Chant d’amour même (ou justement) s’il fut renié par son auteur pour des raisons idéologiques, détient la fiche géné-cinétique de l’œuvre entière jusqu’à (et surtout) l’ultime Un Captif Amoureux inclus. On y trouve avant tout une morale de l’œil, de l’image en générale et de l’exibition . Rejoignant le célèbre « travelling comme affaire de morale » de Jean-Luc Godard. Ce versant du film est analysé, avec sa sagacité habituelle (le livre lui est en quelque sorte dédié) par Serge Daney qui dit qu’ :  « auprès de ce court film muet, réalisé en 1950 par l’écrivain Jean Genet et interdit pendant les vingt-cinq années qui suivirent , la plupart des films qui s’intitulent « d’amour » risquent de passer pour ce qu’ils sont : du toc. » Poursuivant un peu plus loin par ceci : « Chaque fois que le spectateur risque d’être comblé dans sa position de voyeur, intervient dans la brusquerie du contrechamps, et comme un rappel à l’ordre, l’œil glauque et concupiscent du gardien. Toutes les fois que le spectateur oubliant sa situation, sa posture, s’apprête à jouir de ce qui se joue dans ce petit théâtre du désir (désir aveugle : eux ne se voient pas et ne se touchent qu’en rêvant éveillés, mais ils s’entendent, se respirent), il est tout simplement transformé en gardien. » Toute la rigueur selon Jean Genet se trouve-là. Une image n’est jamais innocente., il revient à celui qui la fabrique, la produit, ou la manipule de la rendre telle.

À la lecture des notes retranscrites ici, de projets de scenarii, certains comme La nuit venue totalement aboutis, on se rend compte de l’autre côté comment Genet occupe une place chez nombre de cinéastes. Le premier serait Fassbinder dont l’adaptation de Querelle reste ce qu’il y de plus « en communication » avec Genet, les affinités entre les deux auteurs ne s’arrêtant d’ailleurs pas là, mais on pourrait trouver un héritage cinématographique d’ Un Chant d’amour chez Almodovar ou Oshima. Pour la raison que Genet est un écrivain de la pulsion, celle-ci étant le ferment subversif de l’affrontement à la loi sociale. On ne peut terminer sur l’ouvrage de Jane Giles, sans dire que cette histoire de prisonniers amoureux, matés par un œilleton torve, rappelle la parenté (qu’il reste à étudier) de l’univers de Genet avec l’œuvre de Michel Foucault et le panoptique. Son Surveiller et punir n’étant jamais loin de ce Un Chant d’amour.

 

Un Chant d’amour. « Le cinéma de Jean Genet ».
Par Jane Giles, éditions Macula.