Il est de la règle de vouloir la mort de l’exception – J.L. Godard, propos recueillis

« Les pauvres sauveront le monde, malgré eux » J.L. Godard.

« La culture pour moi, c’est la règle, alors que l’art c’est l’exception. La culture c’est la diffusion, et l’art la production. J’ai toujours été parfaitement produit, mais j’ai toujours été diffusé avec condescendance pour ne pas dire avec animosité voire de la négligence. Ces phénomènes de production et de diffusion sont très importants.

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Pour prendre un début de métaphore, la Neuvième Symphonie, c’est l’art, la même dirigé par Karajan a peut-être quelque chose à voir avec l’art, mais la Neuvième diffusé par Sony ou Philips, ça c’est de la culture. On m’avait demandé Godard par Godard, mais j’ai préféré faire JLG/JLG, un autoportrait, ce qui ne peut pas être fait au cinéma. Puisque c’est quelque chose qui appartient à la peinture. Je voulais comprendre ce que signifier, pour moi, de faire un autoportrait, voir jusqu’où je pouvais aller dans le cinéma et jusqu’où le cinéma allait m’accepter. C’est l’idée de l’art classique qui dit que l’œuvre est plus importante que l’homme. C’est ce qu’on avait appelé La politique des auteurs et qui avait été mal comprise. Le mot qui comptait, important, c’est La politique  et pas l’auteur lui-même. Picasso se posait aussi beaucoup cette question : jusqu’où puis-je aller dans la peinture ? Quand ils en avaient assez de peindre des paysages, il ne leur restait plus aux peintres que de se peindre eux-mêmes. Le cinéma s’est un peu autre chose, il ne peut pas se faire tout seul, mais on peut toujours montrer ce qu’il y a autour de cette solitude.

 

J’ai toujours pensé que le cinéma était un instrument de pensée. Mais comme il a été vu en grand et qu’il s’est mis à gagner très vite beaucoup d’argent, on en a fait un spectacle. Je suis heureux dès qu’il faut aller chercher un peu d’argent, mendier, soudoyer ou ruser. Cela fait partie de l’activité de la création, c’est son côté saltimbanque. Capitaine Fracasse. Le tournage par contre a besoin de gens, nécessairement. Je suis heureux dans la conception, mais je le suis plus dans la recherche que dans l’accomplissement des choses. Comme Keith Jarret quand il improvise dans certains concerts, et où, au lieu de jouer du Bach ou du Mozart, il cherche quelque chose sur son piano pendant plus d’une heure. C’est un désir un peu inconscient de point de repère, le besoin d’accompagner cette recherche, de l’enregistrer ou de la coucher sur la toile pour un peintre. Avec JLG/JLG,  j’ai voulu faire un film qui ressemble aux livres que j’ai pu lire dans mon adolescence, ceux de Blanchot, de Bataille. Je me souviens de L’expérience intérieure (Bataille). À l’époque, je suivais les cours d’Henri Agel, il avait passé Terre sans pain de Bunuel, je lui avais dit « C’est une bouleversante expérience de l’Histoire.» Voilà, le cinéma est là pour faire de la métaphysique. C’est d’ailleurs ce qu’il fait mais on ne le voit pas ou alors ceux qui en font ne le disent pas. Le cinéma est quelque chose d’extrêmement physique de par son invention mécanique. C’est fait pour s’évader, et s’évader c’est de la métaphysique.

 

Pourquoi les gens aiment un certain cinéma américain alors que moi j’en ai aimé un autre, et qu’au moment de la Nouvelle Vague on l’a beaucoup défendu contre un tas de choses ? Quatre-vingt-dix pour cent des gens en Europe préfère le Bleu-jean à un pantalon turc, tunisien ou bien chinois. Puisqu’on fait l’Europe, pourquoi avoir dans les ascenseurs une musique moyenne américaine plutôt qu’une musique grecque dans un ascenseur portugais ? Pourquoi avoir uniquement l’Amérique dans la culture ? On ne s’est pas comment appeler les habitants des Etats-Unis. Si quelqu’un me dit : « Je suis américain », je lui demande : « Tu habites Buenos-Aires, Montevidéo ?». Ces gens là n’ont pas de nom, ils ont le nom de leur pays et des pays voisins. D’où cette dette énorme de l’Amérique du Sud, du Mexique, et même du Canada, vis-à-vis des Etats-Unis. Les trois-quarts de l’argent récolté par le cinéma français – et encore, l’état est assez habile pour en donner une partie – provient de l’argent américain. Se quereller pour des quotas, alors que tout est américain à deux ou trois pour cent près, cela n’a aucun sens. Le cinéma que nous faisons a toujours été difficile, c’est notre souffrance mais aussi notre plaisir. On aime mieux être marginal que céder.

 

Le seul à avoir fait un documentaire qui ait eu de l’influence, c’est Taylor, quand il a filmé les ouvriers de Ford. Mais on ne s’est pas servi de cette production de vision pour penser, on a privilégié l’aspect populaire pour faire du cinéma un spectacle. C’est l’une des conditions de son existence, et peut-être même sa conséquence. Les américains ont très vite dit : « Un bon film est celui qui gagne de l’argent, un mauvais celui qui en perd ». Il ne viendra pas à l’idée de Gallimard de dire que Sulitzer est un bon écrivain parce qu’il gagne de l’argent, et Beckett un mauvais parce qu’il n’en gagne pas.

 

Hitchcock est le seul qui ait réussi à contrôler l’univers. C’est ce que je dis dans mon avant-dernière Histoire(s) du cinéma. Il avait un très vaste public, qui était dans l’élaboration même du scénario et de la forme. Il a eu une période de dix ans entre Rear Windows  et  Psycho, d’une richesse qu’ont peut comparer à celle de certains peintres de la Renaissance qui, eux, n’avaient pas cette diffusion, sinon peut-être Michel-Ange pour les chrétiens. C’est quelque chose de complètement unique. Pas un film tous les dix ans comme pour Dreyers, et sans les impossibilités qui ont permis des bouts de choses à Eisenstein.

 

Propos recueillis par Yan Ciret, Paris, février 1995.