Généalogie des métamorphoses monstres • Entretien avec Jean-Louis Schefer par Yan Ciret

Esprit mobile, vif argent, même, que celui de Jean-Louis Schefer. Mais d’un calme ironique, comme détaché des attaches de « premières vues », voire de « premières mains », trop dénoué, trop délié, pour cela. Détournements théologiques des représentations, corps, matières, postures, art, peintures, sacrements, métamorphoses. Mais moins obsessionnellement « tableaux vivants » des manières érotiques et profanatrices que Pierre Klossowski et sa « monnaie vivante ». Pensée vaste, véritable lecteur et détecteur des signes, de l’art pariétal aux pères de l’église, au cinéma moderne (Ozu, Dreyer, Bresson), du Burlesque à Raul Ruiz. Probablement le plus grand analyste vivant, relié à une « variété » (pour reprendre Paul Valéry) de fils, de plans, de cadres, des traces illisibles que laissent glisser l’histoire. Clarté de ce travail de montages, des temps, des espaces, des sciences, des anomalies, des dégénérescences animales, végétales, minérales, humaines. L’envers et l’endroit, le coup droit et le revers, le double, l’énigme, la « Profanation de l’Hostie » (Paolo Uccello) et son empreinte négative, sa couleur de prédelle. On ne sait jamais sur quel J.L.S on doit faire face.

dragons

L’oblat maniaque, ou pour rester dans l’orbe de Huysmans, un Des Esseintes qui ne verrait pas simplement passer la tortue incrustée de pierres précieuses, mais la retournant, en lirait les linéaments préhistoriques, les formes figurales de la carapace. Le diariste dont l’alacrité sévère, polémique, surgit aux détours de son journal « Mains courantes » (éd. P.O.L), avec des sous-titres, comme « Sommes-nous des moralistes ? », ou l’inclassable anthropologue sensualiste de l’esthétique ? L’ami de Roland Barthes, équilibre bien compris entre savoir et saveur, éthique relative, mais concrète. Je me suis longtemps demandé, si J.L.S. avait accompagné l’auteur de « La chambre claire » sur le dance floor du Palace, période de fièvre discoïde ? Mais, il était aussi l’ami d’un ami, Serge Daney qui pour incipit de ma propre dénomination écrivait, dans son journal cette drôle de formule « un certain Yan » (« L’exercice a été profitable, Monsieur. », éd. P.O.L). C’est ce principe d’incertitude (par sens de la gravité), changé en précis d’entomologie, de Jean-Louis Schefer, que j’avais « incertain », en tête lors du début de l’entretien. Le magnéto tournait, le ruban enregistrait, imprimait, une voix impossible à retenir, fluide, sourde, les images venaient, en sinueux flux imprévisibles.

Publié in « art press spécial » N°20, 1999, « Le cirque au-delà du cercle ».

 

Yan Ciret : La grande question du monde forain est celle de la séparation entre les hommes et les animaux, avec ces êtres transitionnels que sont les monstres, comment voyez-vous cette partition originelle?

Jean-Louis Schefer : Des représentations anciennes, sur la panse de deux vases sacrés chinois de l’époque des Royaumes Combattants, peuvent être intéressantes pour comprendre cette question (ndlr: l’essayiste revient avec une photographie d’un vase chinois provenant du Musée Guimet). Il y a une préparation rituelle comme pour tous les actes d’affrontements auxquels les hommes se livrent. Une préparation des armes, de la musique, qui va donner un rythme à ce que l’on appellerait, non pas une chasse, mais une chorégraphie cynégétique. On ne peint pas seulement des postures guerrières : le placement des figures dans les séquences est commandé par des impératifs ornementaux. Mais autre chose, par exemple (ndlr: J.L. Schefer montre un être hybride sur la reproduction), cette espèce d’animal qui n’a pas d’identité serait un lapin géant, puis il y a un grand renard, qui commande l’organisation de cette scène autour de lui. Chacun ménage des espaces pour d’autres figures quelles soient humaines ou animales. On observe sur le dessin des hommes d’une souplesse extraordinaire, des gestuelles, chorégraphique. Les animaux sont des formes, et non des mouvements. Par contre les hommes ne sont pas des formes, mais des mouvements. Il y a des animaux identifiables et des animaux sans véritable identité, que l’on peut qualifier de dragon, de monstre, des animaux nés de l’imagination des chasseurs. L’ensemble est intéressant, car il n’informe pas du réel, en commémorant une grande chasse. Il figure l’insertion de l’homme dans le monde animal. Son affrontement avec l’altérité du monde animal et c’est cela qui produit des monstres. Il y une figure mixte qui est un magicien ou un sorcier, avec un déguisement animal, mais dans une posture humaine. C’est l’homme qui assume une partie du danger venant de l’animal. L’idée est proche de la représentation d’une divinité magique. Ces formes semblent assez peu réelles. On comprend que ces animaux sont là, pour représenter des formes impressionnantes, parfaites, elles ne sont pas représentées dans des positions pariétales, presque tous les animaux sont déformés. Très vite, autour de moins vingt mille ans avant Jésus Christ, il y a création de monstres, de variations monstrueuses dans la représentation des animaux. Et cela ne s’explique pas par la nécessité de capter l’esprit des animaux ou d’arriver à les capturer pour les absorber.

vaseVase chinois antique

Y. C. : Quel serait alors le rapport de partition ou d’union dans la figuration de l’homme et de la bête ?

J.L.S. : Avec l’art paléolithique, toutes les figures sont mythiques, sauf celles qui imprègnent les grottes de caractères sexuels (ce sont des figures en bas-reliefs, des gravures, des modelages de parties sexuelles ou génitales). La grotte est un grand corps de femme, avec une ou deux représentations de figures phalliques à l’intérieur. Par conséquent le monde animal est un monde familier, mais vu à distance, formant en même temps une sorte de film. Les hommes ne sont pas figurables, ils n’ont aucun intérêt. Un homme, n’est pas une forme, c’est une possibilité de mouvement en tout sens, et le mouvement ne constitue pas sa forme. Le mouvement d’un animal est une exaltation de sa forme. Le mouvement d’un daim, d’un bison, le galop d’un cheval, c’est sa forme. Un homme qui marche n’est rien du tout. C’est pour cela qu’il y a eu un tel art d’éducation du geste, l’apprentissage de la chorégraphie. Pour qu’un homme qui marche soit quelque chose d’harmonieux, de beau, d’où l’importance de l’éducation musicale, prépondérante dans les arts libéraux depuis la Grèce. On a alors inventé des corps qui étaient des canons de beauté, mais tout en étant des fictions.

Y. C. : En même temps, cet apprentissage du mouvement, dont le cercle naît, reprend beaucoup au corps animal, c’est plus mélangé que cela?

J.L.S.: Quelque fois, il y a le corps mixte des sorciers. Ce que je nomme des hybrides. Et introduire un sorcier, à moins vingt cinq mille avant Jésus Christ, c’est prendre une option très sérieuse, sur une structure de la société, qui nous est complètement inconnue. Les corps des sorciers ou des chamans sont des montages de parties animales. Subitement, dans ce montage, une espèce de divinités figuratives se dégage et je ne crois pas que ce soit des hommes déguisés en animaux par ruse de chasse. C’est une construction d’un corps humain possible avec des parties animales, avec un cuisseau de cerf, un beau torse de bison. On trouve cela dans diverses grottes.

lascauxGrotte de Lascaux

Y. C. : La mythologie va en garder une trace, si on pense au Sphinx, au Minotaure ou même à l’ange ou à Satan, le monde forain va réinterpréter cette non-césure entre l’homme et l’animal?

J.L.S. : La trace en reste dans le défilé des animaux de cirque et de l’affrontement avec ces animaux. Dans la plupart des grottes, il y a des profils d’hommes qui sont gravés dans la roche, ce sont des caricatures, des grotesques d’hommes des cavernes. Ils sont en situation de regarder les animaux. Ils sont en dehors de la composition, sur un retour de paroi, les hommes voient ainsi les animaux. Ce ne sont pas des choses qui sont contemporaines les unes des autres, les hommes sont toujours bâcler et les animaux toujours très impressionnants de beauté. Voilà le premier témoignage que l’on ait d’une cohabitation non guerrière, mais de séduction entre les animaux et les hommes. Dans un site au Portugal, ce sont des plaques de schiste qui offrent ces gravures. Elles se situent sur les rives d’une rivière, car l’eau : c’est la vie, la mémoire. Les animaux sont représentés lorsqu’ils migrent à la saison humide. Ils sont représentés là où ils ne sont pas, en espérant qu’ils reviendront. Les grottes sont autre chose que des arènes stériles, fermées. Elles sont des lieux de mémoire bâties par l’eau, des labyrinthes où l’on dessine ces peintures de grands bovidés. Pour ce qui est de l’art du cirque, l’origine est dans cette fréquentation des hommes et des grands animaux. Ils sont impressionnants par leur taille et leur beauté. Il se produit des phénomènes d’anamorphoses, les corps s’allongent et les chevaux ont des cols de signes, des becs de canard. Les premières effigies d’animaux, dans ces endroits fréquentés par les hommes, ont donné naissance à un imaginaire qui est celui des enfers, des mythologies. La chasse est une chorégraphie cynégétique qui peut avoir comme résultat la mort d’un homme ou d’un animal.

Y.C : Mais tout ce fond mythologique implique l’idée d’une cohabitation entre les animaux et les hommes, que ce soit du côté de la chasse ou du dressage?

J.L.S. : Dans les jeux du cirque, l’important c’est la beauté du combat. C’est un spectacle et dans les arts martiaux anciens, on ne frappait pas. Cela déniaise un peu l’idée que l’on a du réel d’autrefois, du réel préhistorique. Le réel, l’événement, sont des catégories très récentes qui viennent de la naissance des sciences historiques du XIXe siècle. Pendant très longtemps, lorsque l’on faisait des chroniques, on mythifiait les choses, on racontait des histoires fabuleuses, ce qui était important, c’était la forme de l’histoire. Cela s’insérait dans un contexte idéologique où la vérité ne pouvait être saisie, ce qui était vrai était fondé sur de grands ordres qui reposaient sur les anciennes justifications mystiques ou bibliques du pouvoir et de l’apparition du monde. En Occident l’évolution de l’histoire et des événements est une chose très lente.

Y. C. : Dans le cirque le temps n’est pas chronologique, un même numéro se répète de génération en génération, avec juste une variation. Cela crée un temps cyclique, un temps anhistorique, très proche de ce que vous décrivez : on réécrit l’histoire sous forme de fable, mais avec son propre corps, avec son héritage, et l’animal est là pour porter la trace de ce temps?

J.L.S. : Le temps historique, je le vois aussi dans ce rapport avec les animaux. Le rapport spectaculaire vient des jeux dangereux avec l’animal, c’est une chose d’une récurrence presque infinie. Il est important, lorsque le jeu prend fin que le partage du danger entre l’homme et l’animal ait été réussi. C’est l’impureté totale par le risque. Dans la tauromachie, il y a ce rapport à deux.

Y. C. : Lorsque le taureau entre dans l’arène c’est toujours le même, comme une sorte de résurrection. Le torero tue toujours le même taureau. Il meurt, revient, revit, et meurt à nouveau. Ce temps là est immuable. Il y a une immuabilité temporelle de l’animal. On peut penser que le rapport à l’animal est une manière de sortir du temps historique, pour entrer dans le temps cyclique de l’animal?

J.L.S. : C’est une résurrection qui débouche sur le partage des espèces. La résurrection, c’est le retour du même, sous la même figure. Si on manque ce retour du rituel liturgique, cela donne des monstres. Si on ne comprend pas, ce que c’est que ce retour, on n’appartient pas à une certaine culture. On n’est pas dans la chrétienté. Ce qui a été le grand problème du moyen-âge, du XIXe siècle, jusqu’au moment où il n’y a plus eu de lutte autour de la question christique. Tous les déviants biologiques, culturels, historiques, de cette période, étaient des gens qui n’avaient pas l’idée qu’il fallait de l’incarnation. C’est l’incarnation du Christ dans la société qui donne une figure à l’éternité, assure une éternité de l’invisible, une idée de l’immuable. Si l’on ne croit pas, on est un impie, ceux qui ne croient pas sont sur un autre territoire, le territoire des monstres.

cimabueLe Christ moqué, de Cimabue (1280)

Y. C. : C’est le territoire de Dracula, d’un certain type de clowns blancs, mais le monstre a sa propre liturgie?

J.L.S.: Il a des parodies liturgiques, mais il n’a pas son écriture, il ne peut que parodier la loi, parce qu’il n’est pas dans la loi. C’est effectivement le cas des vampires, qui sont tous des orientaux (.1).

Y. C. : Le Christ aussi est un oriental?

J.L.S. : C’est la grande question.

Y. C. : Tout le christianisme passe par le vampirisme et l’anthropophagie, «buvez mon sang» et surtout le partage du corps, ce qui unit une sorte d’épigénétique du Saint Esprit, la Pentecôte, et une métaphysique, le monde forain va reprendre ce rituel, mais en le rendant païen, profane?

J.L.S. : C’est la fondation des deux églises la grecque et la romaine.

Y. C. : Au XIXe siècle, ce rituel subit l’assaut de la science, le monstre va se définir autrement et les espaces forains vont en être les lieux d’exhibition?

J.L.S. : Un peu avant Spiztner (. 2) au XIXe, on s’est préoccupé des dermatoses, car il y a eu des épidémies que l’on commençait à soigner. Ce sont des maladies qui touchent à l’extérieur du corps, à l’apparence. Les dermatoses produisent des êtres anomiques et il y a des traités illustrés de cette époque avec des peintures représentant des hommes-léopards, un homme à chèvre-pied. C’est à dire des choses qui rentrent dans les cas de monstruosité et d’apparentement avec les animaux. Une idée de la normalité figurative qui accompagne l’introduction de nouveaux idéaux. Il est intéressant de visiter le musée de l’Hôpital Saint Louis, car on y voit des dégénérescences animales et végétales, on trouve là des illustrations de métamorphoses.

Modeles_anatomiques_teratologiquesModèles anatomiques tératologiques et cabinets de curiosités dans l’Antiquité

Y. C. : Dans la littérature aussi on retrouve ce phénomène, à la même époque où l’univers forain met en scène ces métamorphoses, comment expliquez-vous que cela émerge à cette période?

J.L.S. : Cela arrive au XIXe, car on commence à travailler le monstrueux en médecine, avant il n’y avait que des monstres qu’on tuait, qu’on cachait, qu’on produisait dans des foires. On montre des animaux monstrueux, la plus grosse femme du monde, etc. C’est né d’une mutation de civilisation au début du XIXe siècle, fin XVIIIème, avec la création d’une classe sociale nouvelle composée de travailleurs. On arrive à l’idée de l’homme-machine qui a développé une nouvelle réalité sociale, avec le travail salarié et mécanique. Et puis l’apparition de maladies spéciales, professionnelles et le développement de la médecine après l’Empire.

Y. C. : C’est le siècle où il existe encore une classification de l’espèce, mais conjointement avec des possibilités optiques qui se mettent en place. On voit d’une autre manière, la photographie, le microscope. Avec une autonomisation du corps, un découpage du corps où chaque partie devient une dramaturgie en elle-même, l’individu perd l’idée d’un corps entier.

J.L.S. : C’est le corps comme théâtre d’opération, en art on a les théâtres d’anatomie, circulaires, en miroir. Les leçons d’anatomie avaient lieux dans ces amphithéâtres. Les livres deviennent subalternes, la place la plus importante devient celle de la chirurgie, on a des représentations des mains de chirurgien, des instruments. On travail sur un corps neutre et le corps neutre est un corps idéal, c’est le corps mécanique, c’est le corps que l’on découpe ; celui-là même qui va être affecté, le corps de Spitzner est un corps qui est beau, sur lequel viennent des pustules, des drames.

Y. C. : Le corps se dédouble, le beau devient une norme, la maladie une anormalité, comment voyez-vous ce passage?

J.L.S. : La raison possède le corps natif, qui est un corps qui répond au canon de la beauté idéale, celui de l’idée commune. C’est à partir de ce corps possible que se forment des exclusions typiques, catégoriales, raciales, ethniques. Par exemple chez Spitzner, qui n’était pas docteur, il y a un buste de femme nubienne qui est un monstre avec une variété de maladies de peau, cette chose horrible est montrée.

monstremarinMonstre marin –  illustration du livre d’Ambroise Paré : Le léviathan

Y. C. : Comment expliquer que la science devienne un spectacle. On sait que Charcot a appris l’hypnose dans un cirque, avec Robert Houdin qui travaillait avec Méliès, de l’autre côté les cirques étaient bordés d’entresorts para-scientifiques, avec de fausses opérations, accouchements, un faux service Charcot de la Salpêtrière, comme si le corps forain et le corps malade se contaminaient?

J.L.S. : C’est cette ambivalence que l’on retrouve dans la littérature avec Stevenson, «Docteur Jekyll et Mr Hyde», le dédoublement, la vie ténébreuse du chirurgien. C’est le même milieu du XIXe, où se produit une incroyable mutation des sociétés et des classes, des corps. Du fait d’une nouvelle forme de travail. Il y a une spécialisation des corps dans le travail, c’est une chose dont on se rend compte à ce moment là. Alors qu’il reste des monstres dans le monde paysan. L’industrialisation fait qu’on découvre des gens qui ont des goitres, des malformés, une autre partie de l’espèce humaine alors inconnue.

Y. C. : L’exemple type de cela, c’est Elephant Man, «élevé» et « dressé » puis exhibé d’abord par un montreur forain, ensuite par un médecin. Dans le monde forain, il y a toujours cette idée de montrer toutes les espèces sous toutes leurs formes, c’était le seul endroit où cela avait une visibilité, sinon elles étaient au sens littéral «ob-scène», rejetées ou exclues?

J.L.S. : En même temps, il y a ce fait de contamination par voisinage, dans le Freaks de Tod Browning (.3, on y montre des hommes et des femmes contaminés par la monstruosité. La femme transformée en poule, la monstruosité des hommes et des animaux se transmet, comme la maladie, les dégénérescences se transmettent comme la peste, la rage, par les chiens, les rats.

elephantmanJoseph Carey Merrick – exposé  en spectacle sous le nom de ” Elephant Man”

Y. C. : Quelle différence feriez-vous avec les monstres que le cinéma américain actuel produit comme Alien, ils semblent aseptisés, par rapport avec ce que vous venez de dire?

J.L.S. : Parce qu’ils sont des produits d’un temps étranger, il n’y a pas de contiguïté avec le corps humain.

Y. C. : Par rapport à ce que l’on vient d’évoquer, comment définiriez-vous le corps burlesque?

J.L.S. : Ce sont les premiers corps de cinéma qui ne sont pas soutenus par des scénarios de théâtre. Ils ne jouent pas de pièces, ils jouent des « pièces de vies ». Les burlesques mangent, car pendant longtemps les gens ne mangeaient pas au cinéma. Ils sont dans l’organique, ils font parti des déchets. Ils représentent socialement l’image positive d’un déchet historique. Dans une société, très précise, qui à cette époque est dans l’impossibilité d’intégrer l’immigrant qui n’a pas été normalisé. A l’époque, il y a des maigres, des gros, d’ailleurs les petits-fils des populations affamées de la crise sont tous devenus obèses.

Y. C. : Il y a deux formes de corps burlesque. Le corps sec et maigre de Tati, Chaplin, et puis le corps en extension qui absorbe tout celui de Hardy. Ce sont deux déviances sociales très différentes, le sec toujours en violence en révolte en cassure et l’autre dans une force d’inertie, d’entropie?

J.L.S. : Il faut ajouter les corps nerveux, il y a la nervosité perpétuelle de Chaplin, moins partagée par Harold Lloyd lorsqu’il est pendu à sa pendule. Il y a ceux qui sont dans la lune, celui qui tombe, ceux qui loupent, tout cela dans ce rapport avec le temps très particulier. Ce qui est magnifique, c’est qu’ils bricolent, ils ne travaillent pas, ils déménagent tout le temps. Ils refont en fait l’histoire de l’américain qui est à la reconquête du territoire. Laurel et Hardy cassent tous les objets, toutes les choses mécaniques, tout s’écroule, se démonte et ils ne peuvent rien garder, tout se brise entre leurs mains. Ils sont in-intégrables. Ce sont des corps du hors-social, de la souffrance de l’adolescent, de l’intégration impossible, de l’impossibilité à vivre.

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Y. C. : C’est un corps intransitif qui ne se dialectise avec aucun autre?

J.L.S. : Un corps qui ne peut pas avoir la parole, qui n’a rien, qui vit dans autre monde. Ce sont des corps spécialisés dans des gestuelles, leur jeu est stéréotypé, ce sont des corps spécialisés dans un tas de types d’arts et constitue un contre emploi par rapport aux autres corps. Ils ne peuvent pas être romancés, la romance est impossible avec des corps pareils. Le corps burlesque ne peut servir à rien il n’a pas de fonction par rapport aux autres acteurs sociaux, il n’a pas de semblable. Ce qui est très beau, c’est la partie de consolation qu’il doit aborder, ce sont des petits cris. Il a une sensibilité qui est une conscience, il console et il fait rire, ces corps sont faits pour faire rire et consoler les autres

Y. C. : On retrouve quelque chose de christique dans le corps burlesque, il est comme «Le christ aux outrages» (4., c’est un corps battu, giflé. Un corps qui brouille les frontières entre l’enfant et le corps adulte?

J.L.S. : C’est l’adolescent, son désespoir. Les autres corps servent à faire des romances, des histoires de société, ce sont les vrais adultes.

 

Sur la page des éditions P.O.L http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=286

(1). Dracula, le vampire, a ceci de commun avec le clown, c’est qu’il contient en lui l’ensemble de sa lignée organique, de sa généalogie. Dans Dracula, le pain et le sang (in Choses écrites, Ed. P.O.L), on trouve ceci : « Pour que la fable soit crédible, la maladie de Dracula sera héréditaire ou généalogique. Mais c’est aussi sa race qui vit en lui seul, comme si lui seul était depuis des siècles toute son ascendance, toute sa descendance. »

(2). Dans La collection Spitzner (in Choses écrites, Ed. P.O.L), J.L. Schefer écrit : « Pendant la seconde moitié du XIXème siècle, Pierre Spitzner (qui emprunte pour donner crédit à son entreprise le titre de « docteur ») fait circuler à travers l’Europe un impressionnant cabinet de cires anatomiques. A la fois entrepreneur de spectacles et propagandiste hygiéniste, Spitzner entend délivrer un « message » assez proche de celui que diffusait la propagande chrétienne en évoquant les tourments de l’Enfer. »

(3). Le film Freaks, (en V.F.) La Monstrueuse Parade, de Tod Browning sort en 1932. Il ne rencontre pas le succès, avant de passer dans la catégorie de « chef d’œuvre » et de « classique ». La suite de la vie de Tod Browning en sera assombrie. Avant le tournage, le cinéaste avait eu un violent accident, qui lui laissèrent de nombreux handicaps, puis il fit le tour des cirques américains, pour former cette « monstrueuse famille ».

(4). « Le Christ aux outrages », ou « Dérision du Christ » (Cristo Deriso), est peint par Fra Angelico, en 1438, pour le couvent San Marco, à Florence.

 


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