Eugène Savitzkaya – L’enfance nue des origines

Consacré « frère en écriture » et comme un « grand écrivain » par Hervé Guibert, Eugène Savitzkaya a depuis Mentir et Mongolie plaine sale, écrit une dizaine de livres baroques, cruels et enfantins, ainsi qu’une vraie fausse biographie hypnotique d’Elvis Presley Un jeune homme trop gros. La majorité aux éditions de Minuit. Son dernier roman En vie, célébrant la vie ordinaire des simples, est doublé d’une pièce de théâtre tellurique à la manière d’une Apocalypse, cela s’appelle : La Folie originelle.

Revue N°7 du Théâtre de la Bastille septembre 1995 – avril 1996
Suivi de « Hervé Guibert – La Fabrique de fantômes/La vie fiction », Cahiers de théâtre, n° 12 (mars-avril 1994)

Supplément au voyage de Smolensk – Eugène Savitzkaya parle, je note à propos de son livre La Disparition de maman : « Notre mère souffrait, elle sentait comme un brasier dans la poitrine, elle n’était pas comme les autres, mais elle était fabuleuse, nous les enfants nous l’adorions. Nos parents étaient d’origine slave, les slaves parlent beaucoup avec les enfants, ils les laissent très libres. Nous parcourions des kilomètres, c’était des haies, des taillis, des forêts, des rivières, avec mon frère nous attrapions, des poissons, des crapauds, toutes sortes de bestioles, avant le remembrement rural, où tout a été arasé, à perte de vue. On pouvait voir apparaître brusquement un daim, c’était une théophanie. » Je note encore, dans la marge « C’est la flache/Noire et froide où vers le crépuscule embaumé/Un enfant accroupi… » (Mars, 2018).

Dans la ville de La Folie originelle

Yan Ciret : Le monde de La Folie originelle (éditions de Minuit) relève d’une barbarie des origines, d’une puissance qui évolue sur le principe du saccage, mais par là il se forme une « Tour de Babel », elle s’élève au fur et à mesure de la dispersion des langues ?Est-ce que vous voyez ce principe de lien entre, par l’écriture, de l’antique et des commencements ?

Eugène Savitzkaya : Ma pièce La Folie originelle parle d’une ville en transformation. De toute son organisation qui me semble être une véritable folie. Que les gens puissent vivre si proches, les uns avec les autres, me paraît relever de l’ordre de la folie. Et j’ai l’impression qu’à l’intérieur de ce principe urbain tout recommence, tout recommence tout le temps ; que la barbarie se maintient, prend une autre forme ; puis qu’elle se métamorphose, existe à nouveau, au niveau de la finance, mais que rien ne change réellement. D’ailleurs est-ce que les morts évoluent ? Est-ce que l’homme lui-même évolue ? On ne peut pas le savoir vraiment. On vit toujours sur des strates, comme la parole des personnages de cette pièce : La Folie originelle, parole qui elle, a déjà existé auparavant – cette parole a déjà été dite un jour, elle est même antérieure à l’apparition de l’écriture. Elle est faite de la même parole qui circule partout depuis des milliers d’années.

Yan Ciret : Vous rendez audible quelque chose qui dans la parole s’oppose à ce qui meurt en elle, qui se dessèche, immédiatement, comme si vous peignez « a la fresca », c’est-à-dire dans le vivant lui-même ?

Eugène Savitzkaya : La pensée est une forme de résistance contre ce qui se désagrège, une façon de persister en tant qu’être humain. Qu’est-ce que l’on a de plus que les animaux, sinon cette espèce de possibilité de parler, de remettre en question des choses qui semblent être dites, une fois pour toute ? L’écriture et la littérature sont faites pour que la pensée perpétuellement avance, qu’elle ne puisse jamais s’arrêter. Comme la preuve que la pensée reste toujours vivante.

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 Eugène Savitzkaya, (DR) Rachel Godefroy, mars 2018

Adoration du monde proche

Yan Ciret : Pour votre récit En vie, il se passe quelque chose de similaire, mais par une célébration de l’élémentaire, au plus simple de ce qui est là, immanent. Ce qui advient sans ordre, au sens de hiérarchies déjà établies, stabilisées, le plus humble devient l’inconditionné dans son aura d’apparition ?

Eugène Savitzkaya : Quand je parle, dans En vie des gestes les plus quotidiens, ce n’est pas parce que ces gestes-là me paraissent exemplaires – ce sont des gestes qu’il faut de toute manière absolument faire. Mais parce qu’à partir de gestes très simples, très proches, on peut penser le monde. Il ne faut pas que notre base de réflexion soit mise très haute. Elle doit commencer au contact des objets les plus humbles. C’est pour cela que je suis surpris de l’ennui qui habite les gens. Il existe en eux une espèce d’ennui incroyable, comme s’ils étaient en attente de quelque chose ou d’événements extraordinaires, qui pourraient arriver dans leur existence ; alors même que cette existence se passe. Et qu’il y a quelque chose qui se déroule, et dont ils oublient tout. Ne pas tenir compte de cette simple vie, ne pas s’en servir comme d’un matériau revient à ne pas considérer sa vie entière. Toute une vie est perdue là, simplement parce qu’on l’a négligée, considérée comme une chose sans importance. Comme rien. Je pense qu’en écrivant En vie, j’ai cherché à parler de cette vie qui passait.

Yan Ciret : C’est une élévation, une relève, de l’effondrement en cours, à travers ce qui se maintient de vital, d’impossible à détruire ?

Eugène Savitzkaya : Au milieu des désastres, les gens vivent, ils continuent cette existence qu’ils n’ont pas choisie. Ils travaillent à leur existence tout simplement. La qualité de cette existence-là devient la seule pression que nous avons sur le démantèlement et la désagrégation. Et si chacun tient compte de son existence, je pense qu’on ne pourra que considérer l’autre, puisque nous savons que nous formons un tout solidaire ; par une sorte de solidarité d’espèce. Voilà pourquoi on ne peut jamais se préserver du reste du monde et qu’il faut être vigilant à sa propre vie, en rapport avec celle des autres.

Yan Ciret : Il y a une sensation, en vous lisant, de ce qu’on appelle le « sentiment océanique », ce qui défait les limites, l’appartenance, à un genre, un registre. Comment voyez-vous, alors, la singularité du narrateur, est-ce que lui-même se trouve pris dans cette dissolution des frontières ?

 Eugène Savitzkaya : Je n’aurais rien à dire si je parlais qu’en mon nom. Je parle en faisant partie de l’espèce humaine. J’ai une sorte de devoir de donner par l’écriture, puisque j’utilise l’un des patrimoines communs : la langue. Et que je me dois de la retourner aux autres. Il y a une sorte de devoir dans ce geste, non pas de clarté à tout prix, mais d’une justesse. Je dois rendre cette parole que je m’accapare – que je transforme en phrase – parce que la langue appartient à tout le monde.

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Par la destruction

Yan Ciret : Votre écriture rejoint des prières païennes, des incantations, comme opposition frontale, à la morbidité ?

 Eugène Savitzkaya : On n’a pas de pouvoir sur les plus grandes formes de destruction. L’Apocalypse est tellement entrée dans nos esprits qu’il est très difficile de s’en dégager. C’est tellement inscrit dans la culture chrétienne. Mais en ce qui me concerne dans mes livres, c’est simplement quelque chose qui se détruit et se recompose. On fait d’ailleurs des briques avec de la poussière et de l’argile. Comment peut-on vivre aussi sans adorer, sans aimer ? C’est impossible. Alors que l’on peut tout célébrer. Dans la religion, je suis très attiré par la louange. Je pense qu’il faut célébrer ce qui est près de nous. Il faut simplement dire que ce n’est pas rien, et accorder une importance, à chaque chose, même dérisoire. Il faut en célébrer le moment, c’est d’une importance capitale.

Des dialogues et du théâtre

Yan Ciret : Quels son vos rapports avec le théâtre ? On imaginait que vous en étiez très loin, en apparence, dans le sens que vos récits, romans, poèmes, sont des odyssées, je pense à La Traversée de l’Afrique, des fables, des contes, des épopées. Comment voyez-vous ses codes, ses formes, son institution ?

Eugène Savitzkaya : J’ai écrit du théâtre, en aveugle, sans savoir ce qu’était l’écriture théâtrale. Je n’ai pas eu envie de faire de dialogues, parce que je ne peux pas me mettre dans la peau d’un deuxième personnage. Je pense aussi que la plupart des théâtres ne prennent pas de risques. Ils sont à l’écoute de leur public. Alors qu’ils devraient apprendre des choses au public, c’est le public qui leur dit ce qu’ils doivent jouer. Voilà ce qu’il ressort de la plupart des démarches que les gens ont fait avec un texte comme La Folie originelle. De quoi me parle-t-on ? Du « cahier des charges ». La culture ne peut pas rapporter d’argent à court terme. C’est impossible. Mais eux ne pensent qu’à court terme. Comme tous les financiers d’ailleurs. Toute la société vit à court terme. Il est évident que la culture doit être subventionnée, sinon il ne pourrait rien se produire d’intéressant. On ne peut pas faire évoluer quelque chose en prétendant qu’il n’y a qu’un seul code. C’est pour les comédiens et les metteurs en scène que je trouve cela pénible. Eux sont obligés d’avoir des rapports sociaux directs, ce qui doit être une blessure permanente.

La parole publique

Yan Ciret : Dans vos premiers livres, je pense à Les Couleurs de Boucherie (éditions Christian Bourgois, 1980), il y avait déjà un passage par l’oralité, d’ailleurs dans tous vos livres, on entend une étendue sonore, avec des variations, des modulations qui apparaissent sur la page ?

 Eugène Savitzkaya : Le théâtre de La Folie originelle passe par la voix humaine, par la parole publique. C’est quelque chose d’autre que la lecture, par le passage du caractère imprimé au cerveau. C’est une sorte de mise à l’épreuve et d’échange par la parole. La Folie originelle, c’est écrit comme une parole. Je voudrais un théâtre où il n’y ait pas de vedettes. Que ce soit un travail d’équipe. Je pense que le travail des acteurs consiste simplement à se servir du rythme de l’écriture. C’est-à-dire que l’écriture est un rythme, elle s’écrit de cette manière. Je pense que les acteurs doivent voir où porter, où marquer le rythme et comment le transformer. Je suis prêt à réécrire des passages, s’il y a des choses impossibles à dire. Mais à partir du texte tel qu’il s’est écrit.

Yan Ciret : Votre dramaturgie évacue complètement la psychologie, on ne peut se référer à aucune narration classique, elle plonge dans une liturgie archaïque, presque « pré-théâtrale » ?

Eugène Savitzkaya : Dans notre monde on fait croire à la psychologie en permanence, comme ayant une valeur scientifique, mais c’est encore notre présent qui fixe cette idée, c’est notre culte des temps modernes. Le temps de parole de chaque individu qui se parle est forcément long. Sinon ça ne sert à rien, ce n’est qu’un bavardage superficiel. On ne fait toujours que des expériences. Et si le théâtre m’intéresse, c’est parce qu’il passe par la voix. Ce qui me paraît prédominant, puisque j’ai toujours lu mes textes à haute voix. Mais comme je les lisais seul, il n’y avait pas cette épreuve de la voix d’autrui. Lorsque j’écris un livre, j’entends toujours le déroulement sonore du texte.

La révolution de naître

 Yan Ciret : Est-ce que la division entre le « bien » et le « mal » ne disparaît pas, avec cette écriture de l’innocence native ?

Eugène Savitzkaya : La littérature ne se base pas sur la morale. On ne peut pas faire à ce sujet de procès d’intentions aux écrivains. Ce n’est pas qu’ils aient tous les droits, mais ils se donnent dans leur domaine le pouvoir d’un espace de liberté. Donc, la morale n’intervient à aucun moment dans la littérature. Il y a une phrase d’Isaac Babel interrogé par les agents du KGB qui dit : « Y-a-t-il un acte plus révolutionnaire que la naissance d’un enfant ? Et aussi : comment la révolution ne se base-t-elle pas sur cette naissance ? Ce serait le premier geste de l’innocence ; la première révolution basée sur l’innocence de chaque naissance ». Cela me semble si élémentaire, puisque l’on sait que chacun de nous sert de relais à l’histoire. J’ai un père et j’ai aussi un fils.  Je suis entre les deux. Je ne suis pas un individu séparé, je suis un relais.

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Le goût du bonheur

Yan Ciret : Pourtant, il y a une chasse spirituelle, perpétuelle du bonheur, dans vos textes, … ?

Eugène Savitzkaya : Je pense que le bonheur n’inculque aucunement ce qu’est le bien ou le mal. Le bonheur est une recherche qui échappe justement aussi à toute morale. Le bonheur n’est pas une prison. Avec, on peut affronter les désastres et les peurs. Dans ce roman En vie, sans doute, des gens ont-ils pu y trouver une sorte de morale. C’est aussi, probablement, pourquoi ce livre a un certain succès. Peut-être les gens y-ont-ils vu comme un retour à la famille. Pour moi ce n’était pas le sujet. Simplement le fait que la sérénité permet de se pencher sur des choses plus proches. Je vivais dans une maison qui avait telle et telle organisation. Je crois qu’il faut en parler. Chacun vit avec une certaine organisation vitale. Ce n’est pas forcément dans une maison ou avec une famille. Mais il y a une mobilisation obligatoire pour vivre. Vouloir vivre, c’est organiser sa vie ; sinon on ne peut pas y parvenir. Mon cadre, c’était donc cette maison que j’habite. J’ai cherché à la montrer, à la dire et à la décrire dans ce livre. Sans vouloir en faire quelque chose d’exemplaire ou en tirer un manuel de savoir vivre.

Un séjour à la Villa Médicis

Yan Ciret : Vous avez fait un séjour à La Villa Médicis, à Rome, je crois que vous vouliez, – si j’ai bien compris -, renouer avec votre généalogie, avec l’Europe de l’Est, Smolensk, comme si ce fil devait être maintenu coûte que coûte ?

Eugène Savitzkaya : Sur la Villa Médicis, j’ai écrit un livre qui parlait aussi de mon père, ce livre s’appelait Sang de chiens (éditions de Minuit). Mais je ne la citais jamais. J’ai reçu ce séjour à la Villa, comme un instant extrêmement privilégié de ma vie. Un moment où je n’avais pas de problèmes matériels. Pendant mon séjour à Rome, j’ai pris aussi beaucoup de notes, mais je ne sais pas encore à quoi elles me serviront. J’aime beaucoup l’Italie. Ce n’est pas exclu, qu’un jour, j’y vive. Mais ce n’est pas possible aujourd’hui, matériellement. Je dois trouver mon plaisir là où je suis, en Belgique. C’est un choix, mais en même temps, un hasard. Si mes parents avaient poursuivi leur émigration vers l’Ouest, ils auraient dû aller jusqu’en Amérique. Leur immigration s’est interrompue. Ils se sont arrêtés là, car ils avaient trouvé du travail dans les charbonnages. Ma mère est partie d’Ukraine, de Smolensk, mon père venait de Pologne. Ils n’y ont pas gardé d’attaches, sauf par la langue, ils ont coupé tous les ponts. Lui est venu travailler dans les charbonnages, comme beaucoup de polonais qui sont arrivés en Belgique à cette époque. J’ai voulu, quand j’étais à Rome à La Villa Médicis, refaire ce voyage à l’envers. J’ai demandé un visa, mais j’avais indiqué trop de lieux précis, cela n’a donc pas été possible, c’était au moment de la Perestroïka. Mais mes parents m’ont raconté tellement d’histoires sur ce sujet. C’est l’histoire maintenant d’un pays qui n’existe plus, d’endroits qui n’existent plus que dans leur parole. J’ai toujours envie d’écrire sur ma mère ou sur mon père, sur des gens que j’ai connus. C’est utile, de leur rendre quelque chose, de les impliquer dans ma vie qui continue.

Les lubies d’Hervé Guibert

Yan Ciret : Vous étiez à la Villa Médicis avec Hervé Guibert, il en a fait un livre L’incognito, vous devenez l’un de ses personnages ; de la même manière que Michel Foucault, Isabelle Adjani, Patrice Chéreau, comment avez-vous réagi d’être pris dans cette toile de fiction ? Est-ce que cela a changé votre manière d’écrire ?

Eugène Savitzkaya : Mon prochain livre continuera sur la veine d’En vie. Je vais parler de ma fille. Et du couple que l’on forme avec ma compagne, depuis déjà assez longtemps, ce qui me semble très intéressant. Enfin, je pense qu’il y aura aussi un livre sur mon ami Hervé (Guibert), considéré comme un personnage mystique, dans l’une de ses aventures à l’île d’Elbe ou à Rome. Hervé m’avait pris effectivement comme un personnage de ses fictions (il racontait n’importe quoi, c’était de l’ordre de la fable), je lui en ai d’ailleurs voulu, j’aurais pu , à ce moment-là, vraiment lui casser la figure. En mettant en fictions ses amis, il a fait ce qu’il a voulu, ce qu’il a pu aussi, et il a agi par rapport à la manière dont il a ressenti les choses. Il ne s’agit pas d’une vengeance que d’écrire sur lui, mais de lui rendre quelque chose. D’avoir une conversation avec lui, mais au niveau fictionnel.

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Villa Médicis – Hervé Guibert -Eugène Savitzkaya

 

Yan Ciret : Comment avez-vous vécu le fait que vous deveniez un personnage de fiction, mais tout en ayant des répercussions sur votre vie ? Il y avait beaucoup de méchanceté amoureuse, le « principe de délicatesse » de Sade, comme il le dit de « mesquinerie », pour faire mal, mais pour un retour amoureux, dans vos relations ? Là aussi avec une manière de célébrer, comme si tout ce que Guibert touchait était nimbé d’une aura ?

Eugène Savitzkaya : Pour  tous ses livres où il mêle cette fiction et la réalité, encore une fois, la morale  n’y intervient pas. On ne peut pas juger de la vérité ou de la véracité, du mensonge, dans ces livres-là. C’est de l’ordre de la fabulation. Le réel n’y est plus le même, puisqu’il a construit son histoire propre, et qu’il n’est plus question de savoir si c’est juste et ce qui est vrai ou pas. C’était comme s’il révélait des choses, alors que ce n’était pas un journal qu’il écrivait. On est pris en otage dans ce cas-là. Mais je n’ai jamais été, bien sur, jusqu’à lui casser la figure, c’était juste comme un mouvement naturel. Je le lui ai dit d’ailleurs. Mais il s’agissait d’un jeu pour lui, une manière de se mettre en danger avec ses amis, de chercher les coups. Mais il le faisait tellement gentiment que c’était impossible de lui en vouloir vraiment. En fait, il y avait presque de la pudeur dans son geste, il aurait pu en dire plus. Il y avait-là, en même temps, une grande attention à l’autre (cf. « Lettres à Eugène » correspondance croisée Hervé Guibert/Eugène Savitzkaya, éditions Gallimard. Mais aussi d’Hervé Guibert « Le Mausolée des amants – Journal 1976-1991 », éditions Gallimard).

Yan Ciret : Hervé Guibert écrivait souvent en se modélisant sur un autre auteur, cela a pu être Roland Barthes, Thomas Bernhard, ou vos livres, il y a une photo de lui, à son bureau, et un manuscrit de vous le surplombant, à l’île d’Elbe, probablement ? Est-ce votre écriture qui l’a retenu, ou votre personne ?

Eugène Savitzkaya : Je pense que ce qui a marqué, au départ, notre amitié, ce fut la revue Minuit. Cette revue à laquelle on collaborait ensemble était une sorte d’atelier, presque un atelier d’écriture. Dans ce genre de revue, les gens se lisent, et ils apprennent à écrire ensemble. C’était ça le principe. Ce qui est essentiel, parce que cela devient comme une forme d’initiation, pour des gens souvent très jeunes. Par contre Hervé disait que Les Lubies d’Arthur avait été écrit en se mettant sous l’influence de mes livres, mais je ne pense pas que ce soit son meilleur livre. Il en a écrit d’autres, plus personnels, et bien meilleurs.

Yan Ciret : Mais quels sont les auteurs qui vous ont fait écrire, on voit une ligne qui n’est pas française, il y a quelque chose qui ne vient pas de l’Occident, de plus étrangère, sans que l’on puisse la situer ?

Eugène Savitzkaya : Pour parler des écrivains que j’ai aimés, cela va de Beckett à quelqu’un comme Pierre Guyotat, mais j’ai aussi beaucoup lu les auteurs latino-américains, des auteurs, des romanciers comme Renaldo Arenas, ou Lezama Lima l’auteur de Paradiso. Je pense que l’on ne peut pas réécrire les livres que l’on a aimés, tels quels. Si vraiment les livres sont bons, on a envie de les corriger. Je pense que la fonction de l’écrivain, c’est aussi de continuer les livres anciens. De poursuivre ce qui a été commencé. Si un livre est très bon, on a envie de s’investir dedans, mais sans être fasciné. Un bon livre permet que l’on rentre à l’intérieur, qu’on en fasse son bien, qu’on le prenne pour son territoire. Mon problème n’est pas de faire œuvre originale, mais d’écrire, simplement, de faire avancer ma pensée, de réagir par rapport aux livres que j’ai lus.

Yan Ciret : Est-ce que vous assignez un plan précis à votre écriture, un horizon, un panorama d’ensemble, construit ?

Eugène Savitzkaya : Je ne tends pas vers un chef d’œuvre. Ce qui m’intéresse, c’est le cheminement de livre à livre, de poursuivre mes préoccupations de plus en plus précises et d’aller jusqu’au bout, d’épuiser ce matériau. Non pas d’épuiser la langue, mais justement de donner plus de consistance et de chair. Je pense que l’on reprend toujours quelque chose qui a été. L’écriture a repris la tradition orale, mais toutes les histoires, elles, existaient déjà depuis longtemps.

Yan Ciret : Vous publiez aux éditions de Minuit, comme Hervé Guibert, comme Claude Simon, ou Robert Pinget, Samuel Beckett, est-ce qu’il n’y a pas un tournant plus narratif, depuis quelques années ?

Eugène Savitzkaya : Jérôme Lindon (ndlr : Directeur des éditions de Minuit) (1. peut dire qu’il aimerait des livres avec des personnages par exemple, mais en même temps il a publié tout ce que j’ai écrit. Je crois que son problème d’éditeur est de pouvoir toucher le plus de monde possible. Je pense qu’à un moment, il devait être contre les avant-gardes. Mais sans le dire vraiment. Sa volonté, c’est que les livres servent, qu’ils ne soient pas gardés comme des reliques d’un temps passé. Qu’il y ait un impact. Je me suis aperçu aussi, que j’étais de plus en plus accaparé, par les spécialistes de la littérature. J’étais pris dans un monde de spécialistes, qui eux se targaient de me lire, tout en disant : « Il est trop difficile, personne ne peut le lire. » Un vrai pouvoir de la culture du mépris. Je me suis donc dit qu’il faudrait travailler avec une économie de mots, essayer de simplifier l’écriture.

(1. Voir, à ce sujet « Jérôme Lindon », par Jean Echenoz, éditions de Minuit. Article « Il est minuit dans la littérature Sam », par Yan Ciret, « art press » n° 274.

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