Erzuli Dahomey de J. R. Lemoine : Domaines hantés des noires princesses de sang

Un mystère profond, comme un cœur poignardé, saigné en signe de croix, d’une Mater Dolorosa vaudou, circule dans la pièce Erzuli Dahomey. Quel est ce secret ? Il est exposé, mais n’est jamais dit. L’inceste de droit divin des rois et des reines ? La gémellité des enfants Frantz et Sissi telle une vengeance sacrée contre leur mère Victoire ? La douleur nègre des siècles d’esclavage ? Les rapports de classe que le désir emporte et déchire dans la violence des races ? Tout ce que le ciel permet aurait dit Douglas Sirk, avec ses films d’artifices en technicolor, ses mélodrames d’amour, de passion, de larmes, et de rédemption.

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Voici un vaudeville fait du même métal, sauf que les placards sont remplis de fantômes, de pères disparus, de fils enfuis ou revenants en spectres comiques, ou tragiques. C’est un blanc contre un noir, un vivant pour un mort. Ce tourbillon drolatique joue, en perpétuelle rupture de registre, de rythme, sur l’idée qu’aucune apparence n’est trompeuse, qu’il faut se fier à la légende, au stéréotype. L’amertume des images de papier glacé renvoie aux mythes autant qu’à une superficialité d’histoires de princesse menant son destin jusqu’à l’issue fatale. Lady Di dans Erzuli Dahomey paie de sa vie d’avoir voulu s’affranchir des règles, de la hiérarchie sociale, par des amours de mésalliance. La figure starifiée nous revient sacrifiée, dans un effet de miroir où tous les personnages de la pièce se transfigurent. L’interdit du sang-mêlé, le tabou du bâtard qui souillerait la généalogie planent comme un doute permanent sur la lignée, les liens de fratrie ou de paternité.

Jean-René Lemoine a toujours mis en abîme, en métaphore, ce vertige de l’origine perdue. Ces pièces creusent et tissent, en même temps, une trame de parentèle en damier incestueux, avec des manques térébrants, des impasses obscures, des révélations. Pour la servante créole nommée Fanta se sera la possession, par la déesse haïtienne Erzuli Dahomey, une transe extatique de magie noire qui la remonte de la déportation d’Afrique au viol de la traite, jusqu’à la révolution haïtienne, de la première république noire. Lui révélant ainsi, qu’elle aussi, dans le lointain du temps, elle était une « princesse de sang ». Nos commencements sont nos fins, notre destination ultime, notre dernier voyage au-delà de nos naissances incertaines. Mais tous les personnages, ou plutôt les rôles, sont « possédés », par une force qui va décuplant, dans une fureur qui les métamorphose. Ce qui donne à la pièce sa construction diabolique, complexe à comprendre, dans ses variations en « coup de théâtre », et pourtant lisible à nous rendre aveugle de trop de clarté.

 

C’est une partie d’échecs (dans tous les sens du terme) qui s’engage. L’ancienne actrice, sur le retour, la vieille « Nina » tchékovienne appelée Victoire perd, peu à peu, son royaume, ses propriétés. Son domaine est désormais hanté par la présence angélique et nue d’un fantôme noir. Un jeune homme qui va, comme l’archange du Théorème de Pasolini, révéler chaque personnage à sa vérité. Il est cette « peur du noir », qui donne une image à la culpabilité, au péché originel. Tout en levant les refoulements, les névroses, il précipite cette comédie vers des rebonds imprévisibles. Le Père Denis, prêtre lubrique et tortueux se découvre une homosexualité qui l’ouvre à l’amour, Frantz et Sissi après un pacte du sang iront s’identifier au couple de Diana Spencer en s’encastrant dans une Mercedes « noire » sous un pont de l’Alma, Victoire retrouvera son fils en Afrique, après l’avoir cru mort, et comprendra dramatiquement le refus de sa filiation blanche.

 

Rien de manichéen, dans ce chassé-croisé racial, où Félicité de Gorée (l’île des esclaves) fait irruption pour réclamer le corps de son fils disparu, à la place de celui de Victoire, dans un échange funeste. Les motifs politiques, historiques, s’enchâssent, à ceux d’un ballet burlesque, fantastique, dans une tradition classique de théâtre de boulevard, avec maîtres et valets. Tout en usant de sa mécanique à comédie, Erzuli Dahomey introduit des fêlures dans ce répertoire, sous la légèreté, l’intranquilité, derrière les identités, des âmes qui se défont, dans le rire le tintement d’horlogerie de la fin d’un monde. Les fictions d’opérette masque souvent des néants, quelque chose d’une mélancolie gaie, ainsi le soyeusement amer Bonjour tristesse de Sagan, qu’ouvre Victoire la prisonnière de sa Villeneuve natale. Frantz et Sissi sont des prénoms d’archiduc et d’impératrice assassinés, et ces jumeaux aux cœurs amoureux représentent aussi le caractère bifide, masculin et féminin, de la divinité vaudou de l’amour Erzuli Dahomey.

 

Son côté sombre, infernal, lorsque ces jeunes gens cèdent à Satan, c’est-à-dire au prêtre pour une scène de voyeurisme contre-nature, et contre de l’argent pour se tuer. On atteint là, une théâtralité dès plus singulières, à la manière des hétéronymes de Pessoa, nous sommes tous des « rôles de rôles », des psychés sans ancrage, autre qu’imaginaire. Cette pièce de Jean-René Lemoine possède une implacable machination, l’écrivain parvient à faire du temps carnassier, un divertissement sur la vanité, la mort au travail. Le dédoublement de la personnalité se change en phénomène d’apparitions et de disparitions, des espaces incommensurables se superposent, les vivants valsent avec ceux de l’au-delà, les visions hallucinées se font en créole, fracassant le verrou des temps. Dans quel rêve vivons-nous ? La pureté des sentiments n’a-t-elle d’égale que l’impureté des corps ? Qu’est-ce qui nous corrompt ? Sommes nous innocents dans un monde coupable ? Qui nous a projetés sur cette scène où je ne connais pas mon rôle ? Ces questions passent, rapides, « fondues au noir », dans Erzuli Dahomey, avec une élégance sauvage, et des dialogues abrupts, triviaux, suaves, candides, retors, et des monologues parmi les plus beaux qu’il puisse être donné de lire ou d’entendre, oraison, imprécation, méditation, invocation, avec cette distance sentimentale, cette froideur sensible qui est tout le style de Jean-René Lemoine. Comique de situation, égarements scabreux, goût du détail précis, vitesse électrique de la réplique, la panoplie théâtrale se déploie dans la pièce sans que l’énigme ne se défasse ; si le faucon ignore les songes de sa proie, ou si le plus profond chez l’homme, c’est la peau, alors Erzuli Dahomey referme sa comédie fantôme de zombis caracolants, avec toute la gravité spirituelle de l’artifice.

 

Yan Ciret

 

Postface de Erzuli Dahomey : déesse de l’amour, Jean-René Lemoine, Les Solitaires intempestifs, 2009.

 

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