Debord sans temps mort

La réfutation comme mode d’agir a été, longtemps, la pratique de Guy Debord. Une récusation de “tous les jugements tant élogieux qu’hostiles” portés sur lui, pour reprendre sa formule, fut son signe, sa déclaration de guerre, préalable à tout discours sur la société spectaculaire marchande. Dans une lettre du 27 mars 1993, adressée à Brigitte Cornand, à propos du film de Canal +, Guy Debord, son art et son temps, il écrit ceci : “Je ne veux entendre, ni ne veux que vous entendiez vous-même, de quiconque, aucune sorte de remarque, même élogieuse.

debordsanstempsmortIl serait en effet impensable que je reconnaisse implicitement à qui que ce puisse être, la plus minime compétence, ni la moindre qualité pour rien juger de mon œuvre et de ma conduite.” La possibilité d’interprétation se voyait donc close sur elle-même, et c’est pourtant le pari que fait Stéphane Zagdanski avec Debord ou la diffraction du temps, de se mettre en perspective d’assentiment ou de jugement de l’homme et de l’œuvre.

Si l’on ajoute qu’il fut dit et confirmé, depuis la fin de l’I.S. (Internationale situationniste) en 1972, que Debord n’héritait que de lui-même, que ceux qui voulurent en poursuivre la lignée n’étaient que des “récupérateurs”, les négativement célèbres “pro-situs” ou même “post-situs”, on comprend qu’il devient paradoxalement périlleux, pour celui qui se réclame des thèses, de la vérité de Debord, d’avancer dans une défense, illustration de son héros. Malgré cette clôture critique du point de vue de l’autre, Stéphane Zagdanski peut terminer son livre par un lapidaire : “Guy Debord a toujours écrit la vérité.” Phrase qui devrait exclure celui qui la formule au nom de celui qu’elle mentionne, mais qui rend parfaitement le ton général de dithyrambe de l’ouvrage. Le mouvement logique, qu’il est aisé de déduire, c’est que Stéphane Zagdanski se voit obligé de passer outre cette condamnation de principe, de transgresser cette réfutation globale. Si Debord a dit la vérité, et si celle-ci en devient ipso facto universelle, alors il est déjà contradictoire de la contrarier par un livre, même aussi laudatif que l’est Guy Debord ou la diffraction du temps.

Dans Panégyrique, Debord résume cet impératif : “Et alors, c’est naturellement moi qui ai refusé, de toutes les façons, d’accepter de reconnaître l’existence de ces gens qui commençaient, pour ainsi dire, à reconnaître quelque chose de la mienne. Il est vrai qu’ils n’étaient pas prêts à en accepter tout, et j’avais toujours dit franchement que ce serait tout ou rien, me plaçant par là définitivement hors d’atteinte de leurs éventuelles concessions.” Il ne peut donc y avoir de regard subjectif, diagonal, il faut accepter de faire le portrait de quelqu’un qui déclara impossible une telle entreprise, puisque lui-même l’avait réalisée, de la manière la plus parfaite qui soit. C’est un pari sur la vie, littéralement et dans tous ses sens, puisque celui qui écrit sur Debord doit avoir une profondeur existentielle au-dessus de tout éloge, l’œuvre se présentant comme un immense potlatch, mettant en demeure celui qui s’y affronte de relever le défi d’une totalité vécue. Et Stéphane Zagdanski de se mettre dans la visée de ce que les situationnistes appelèrent “la vie historique”, ce théâtre shakespearien des passions libres. Il décrète : “Exit pétainistes, gaullistes, staliniens, socialistes, trotskistes, léninistes, maoïstes, fascistes, libéralistes et tous leurs divers ersatz et bâtards mêlés de droite et de gauche. Exit aussi quiconque aura démontré son inaptitude à penser en donnant crédit – fût-ce une demie seconde – au racisme ou à l’antisémitisme…” Puis de faire venir en exergue et à plusieurs reprises, dans le livre, Heidegger, que Debord ne pensa pas complètement exempt d’au moins une de ces catégories.

Là où Zagdanski excelle, c’est dans la mise en miroir des différentes périodes, les jointures de l’artiste du “non-art” et de l’écrivain insurrectionnel, les temporalités de la jeunesse lettriste, celle du dépassement de l’esthétique, avec les engagements dans la révolution de Mai 68 – qu’il place au centre, dans le détail des heures et des jours, des occupations d’usines, de la Sorbonne. L’introduction récurrente de la Thora : “Il y a, profondément ancrée en Debord, une passion pour l’Ereignis, un puissant désir de faire advenir une face inédite du temps – sa face plurielle de plénitude : ce que le midrash nomme pour sa part “les soixante-dix visages de la Thora” (…)”, ne laisse pas de paraître comme une pièce rapportée. Sur un échiquier qui n’en dit mot, cet appui hébraïque fonctionne comme une métaphore pénétrante, mais oublie l’athéisme radical de toute une vie, qui ne chercha le messianisme que dans le bouleversement des ordres établis. En dépit de ces écarts juxtaposés, que la pensée de Debord rejette par elle-même, Zagdanski ne lâche pas son fil. Il nous donne des pages d’une force, à chaque fois renouvelée, sur les événements politiques, que les situationnistes eurent la lucidité de décrypter au plus juste, sur Machiavel qui servit de guide stratégique à Debord, il nous entraîne avec maestria dans les opérations de combats, dans l’Italie des années de plomb, à travers l’Espagne et le Portugal en période pré-révolutionnaire, avant que la sortie du fascisme ne se transforme en montée du soir déceptive.

Zagdanski poursuit, tout du long, inlassablement, les raisons de son adulation. Celles-ci sont véritables, fortes, visionnaires, la falsification d’État, le complot mondialisé, le secret inscrit dans la loi, la réification de l’homme, le devenir marchandise, le broyage des destins, l’anéantissement de la planète dans une course folle de la technique mise au service de l’asservissement général. Il n’est pas une critique de Debord qui ne porte, frappe, et Zagdanski de les reprendre à son compte : “Chaque jour le Mensonge répand davantage son haleine calcinée sur les objets, les aliments, les paysages, les êtres, les idées.” Mais au travers de cette apologie, il produit un livre qui finit par dérober à Debord ou la diffraction du temps son sujet, sa vraie destination, lui substituant en filigrane un autoportrait. Il se déclare ouvertement comme tel, à la fin des fins, lorsque l’auteur en vient à dire : “Qui sut comme Debord envisager son temps, et le Temps, avec une si extraordinaire sagacité, ne saurait être jugé que par lui-même, ni apprécié qu’à la lumière de ce que d’autres génies ont formulé véridiquement au cours des siècles.” On voit comment l’aporie du jugement se retourne, pivote sur son axe, pour exercer son pouvoir d’attraction dans une combinaison où la pensée de Debord devient indiscernable de l’autoportait que Zagdanski fait de lui-même.

Il y a pourtant un autre niveau de lecture. Debord n’a jamais refusé un usage de ses idées ou de ses théories, il le réservait à une communauté : le prolétariat, ou à la “pègre” comme il la nomme, à un “communisme” des dominés en lutte pour l’abolition de la société de classes. En ce sens, il encouragea les éditions pirates de ses livres, l’I.S. avait aboli l’appartenance d’auteurs au copyright, pour le diffuser à tous, tout en réservant ce droit aux groupes révolutionnaires engagés dans le sillage situationniste. L’épigraphie murale que pratiqua Debord avec son “Ne travaillez jamais” tracé à la craie, – et qui trouva son point culminant dans les graffitis répandus sur les murs de Mai 68 -, servit d’arme d’extension dérivée directement des textes situationnistes. On reconnaît là le croisement de l’héritage de Lautréamont “la poésie faite par tous” et du “communisme littéraire” que prônèrent Debord et ses camarades. On oublie souvent cette première stratégie, pourtant primordiale, pour ne retenir que celle qui fait du concept de “Société du Spectacle”, une notion totalisante, englobant celui qui l’atteste, comme celui qui la refuse.

Le livre de Stéphane Zagdanski cristallise ce dilemme, il en fait son moteur d’écriture, sa dynamique, mais au détriment d’une vision dialectique de Debord. À moins qu’il ne faille refuser à celui-ci ce qui fut la pointe aiguisée de son sens de l’histoire. De quel point d’extériorité, ou d’intériorité, Zagdanski peut-il parler ? Ce n’est pas une vision distancée qu’il adopte, ni analytique. Des assertions telles que : “Quand un génie s’exprime, il n’est aucun miracle que lui refuse la langue”, s’enchaînent dans une sorte d’ode maximalisée, véritables actes de foi verbaux. Il ne s’agit pas d’une pure et simple paraphrase des textes de Debord lui-même, mais pour l’auteur, d’une manière de saisir le “Temps” dans son déploiement historique lorsqu’il se diffracte en s’incarnant dans un sujet.

Ce qui signifie que Stéphane Zagdanski opère surtout par repérages des évènements biographiques de Debord, prélèvements de faits dans le langage et des assomptions du temps (l’ivresse, la révolution, l’amour) dans la vie se transformant ainsi en œuvre. Autant dire que la méthode s’apparente à de la légende, aux deux sens du terme, le livre légende la mythologie de son personnage, comme on ajouterait des vignettes exclamatives, et valide cette légende, l’assimilant, par une sorte de mimétisme, à Zagdanski lui-même. On a surtout le prédicat, qui sous-tend tout le livre, que Debord est avant tout un métaphysicien du “Temps”. Ce qui pourrait paraître un pléonasme ne l’est pas, en l’occurrence, puisque celui-ci a écrit ses livres, détourné les images de ses films, dans une optique, à l’inverse, essentiellement matérialiste, dialectique et violemment critique.

Ce qui nous vaut une sous-estimation de la notion d’œuvre, qui revient chez Debord à partir de son film de 1978, In girum imus nocte et consumimur igni. Particularité encore plus notable dans le fait que Zagdanski écarte la référence à la “vie réelle” contre la “vie mauvaise” pour Debord, passant par les passages de ce film sur les “cafés de la jeunesse perdue”, les dérives lettristes, la psychogéographie, dans le Paris des fantômes qui hantaient déjà les pages de Mémoires, en 1957. Il interprète ce long-métrage, flamboyant et lyrique, comme binaire, alors que trois cercles s’enserrent autour de la mélancolie qui en devient une positivité négative du passage du temps. Au final, ce livre fasciné restera pour son emportement, sa maîtrise aussi, dans le style imprécateur. Alors apparaît une chose plus secrète. L’idée qu’un écrivain puisse se reconnaître dans un point cardinal du temps, et que cet instant d’intensité porte un nom : celui de Debord n’est pas le moins inflammable.

Yan Ciret